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Adrien Chignard : « La quantité de temps que l’on passe sur Instagram ou Facebook est directement liée à la quantité d’affect dépressif que l’on peut éprouver ».

Adrien Chignard est psychologue du travail et des organisations. Spécialisé dans la prévention du stress et des risques psychosociaux au travail, il aide les plus grandes entreprises à faire face à des situations humaines complexes grâce à son cabinet de conseil Sens & Cohérence. Il est également conférencier et enseigne dans des universités françaises (Tours, Montpellier, Lille). Il intervient très fréquemment dans les médias sur les thématiques du burn-out et des risques psychosociaux. Dans son dernier livre, il réunit six expertes pour décrypter ce phénomène du burn-out.

« Burn-out – Des histoires vécues pour le prévenir, l’éviter, s’en sortir. » d’Adrien Chignard est publié aux Éditions Mardaga.

L’invité de Yannick Urrien du mardi 27 septembre 2022

Kernews : Vous commencez votre livre en indiquant que la crise sanitaire a donné lieu à l’augmentation des cas de détresse psychologique et de burn-out. Est-ce la Covid, ou surtout le confinement, entre la peur distillée sur les chaînes d’information et les méthodes répressives, qui sont responsables de tout cela ?

Adrien Chignard : On observe que c’est le délitement du lien social qui génère une détresse psychologique forte. Le premier rempart contre la détresse psychologique, c’est le soutien de ses pairs. Les confinements n’ont pas aidé, la crise sanitaire a précipité certaines situations qui étaient douloureuses, mais elle est rarement à l’origine de la création de ces problèmes de détresse psychologique.

La détresse psychologique est-elle la maladie des temps modernes ?

Ce n’est pas la maladie, c’est l’antichambre de la maladie. C’est le terreau fertile pour y faire pousser des problématiques psychologiques. La personne qui vit une situation de détresse psychologique n’est pas à l’aise dans sa situation, mais elle n’est pas malade. On a une hyper psychologisation des choses qui voudrait que l’on soit tous un peu malade, mais ce n’est pas le cas. Ce n’est pas non plus une maladie des temps modernes car, si l’on remonte aux origines de l’homme, lorsqu’il sortait de sa caverne et qu’il rencontrait une bête sauvage, c’est évidemment un moment difficile et stressant, c’est d’ailleurs l’origine du stress, et l’exposition prolongée à des situations où l’on a l’impression d’avoir plus de contraintes que de ressources va générer des situations de détresse psychologique. Il en existe beaucoup plus qu’auparavant, puisque nous sommes dans des systèmes qui contraignent. Nous sommes dans une raréfaction des ressources, dans une logique d’économie, de mutualisation des fonctions. Donc, on expose durablement des êtres humains à des systèmes qui portent en eux leur toxicité et qui finissent par générer de la détresse psychologique et, parfois, des situations d’épuisement professionnel.

Il ne faut pas faire la confusion entre ce qui est injuste et ce qui est désagréable

Tout le monde semble éprouver un sentiment d’injustice… Lorsqu’un commerçant s’endette pour ouvrir son magasin et qu’on lui interdit de le faire parce que l’accès handicapés n’est pas aux normes à trois centimètres près, il se plaint d’être victime d’une injustice…

Il peut y avoir des choses qui sont désagréables, mais le caractère désagréable d’une chose ne la rend pas nécessairement injuste. Il ne faut pas faire la confusion entre ce qui est injuste et ce qui est désagréable. Il existe quatre formes de justice. Il y a la justice distributive, c’est la façon dont la richesse est répartie. La justice informationnelle, c’est la façon dont on dispatche l’information entre différentes personnes. Il y a aussi la justice interactionnelle, c’est le fait de traiter les uns et les autres en fonction de caractéristiques légitimes : c’est-à-dire que l’on ne va pas de discriminer les gens sur leur âge, leur genre, leur religion ou leur origine ethnique, mais on peut les discriminer sur leurs compétences ou leurs résultats. Il y a enfin la justice procédurale, c’est-à-dire le fait de décider à votre place de sujets qui vous concernent. Que chacun voit l’injustice à la lumière de son propre regard, c’est tout à fait logique. Bien entendu, la répartition de la valeur créée par l’entreprise ne fera jamais l’objet d’un consensus total, mais elle pourrait au moins faire l’objet d’un consentement. Quand on voit les écarts qui existent entre les plus petits et les plus bas salaires, il y a effectivement des modérations à avoir. Partout où l’on a délité le collectif, les problématiques de santé mentale explosent. Je vais prendre des exemples concrets de situations d’injustice : je n’évolue pas parce que je suis une femme, on préfère prendre Rémy plutôt que Mohamed à un poste, le fait d’être en situation de handicap m’empêche de prendre un autre poste… Je vais auditer des usines et des grandes entreprises et les motifs d’injustice sont quotidiens, surtout les conduites vexatoires. Ce sont des éléments qui génèrent un sentiment durable d’injustice. C’est mauvais pour les salariés, mais aussi pour les employeurs.

Ce rapport à la justice diffère-t-il selon nos origines sociales, culturelles, ou même nos opinions politiques ?

Ce que vous dites est très juste dans la représentation que l’on peut se faire d’un monde juste et l’on voit effectivement, en fonction des populations, des approches différentes. Lorsque vous travaillez avec des personnes très différentes, juguler les situations d’injustice est quelque chose de particulièrement difficile. C’est la raison pour laquelle, lorsque l’environnement est trop multiculturel, on essaye de s’entendre a minima sur le respect du droit du travail en France. Les entreprises qui sont sur des marchés matures doivent innover pour conquérir des parts de marché. Pour cela, il faut de bonnes conditions de travail. Les entreprises qui mettent des moyens pour recruter et fidéliser n’ont pas beaucoup de problèmes en ce moment.

Le sentiment d’inutilité est destructeur

Le burn-out vient-il aussi du fait de se sentir inutile ?

Le burn-out peut venir du sentiment de ne pas comprendre la place que l’on a dans la création de la chaîne de valeur. Le sentiment d’inutilité est destructeur, car le travail représente une forte composante identitaire. On se définit souvent, quand on se présente à quelqu’un, par son travail. On est aujourd’hui capable de dire scientifiquement qu’il y a plusieurs facteurs de burn-out en situation de travail. On parle souvent de la charge de travail forte, mais on pourrait aussi parler de la charge faible, car le trop peu peut aussi générer des dépressions par sentiment d’inutilité. Comme l’être humain déteste les situations d’injustice, lorsqu’il est payé à ne rien faire, il se retrouve dans une situation d’injustice. Cela s’appelle la placardisation et cela peut mener au suicide. Les personnes ont le sentiment qu’elles sont inutiles et qu’elles n’ont rien à apporter. Cela peut être reconnu comme une situation de harcèlement et cela a même poussé certains à des tentatives de suicide. Au-delà des questions de charge, avoir le sentiment de faire des choses qui sont contraires à nos valeurs, cela peut être aussi très préjudiciable pour les salariés. D’ailleurs, les conflits éthiques sont la variable la plus forte des situations d’épuisement professionnel.

Vous racontez l’histoire d’une femme de 44 ans qui tombe de haut quand le chef d’entreprise lui dit que son seul objectif est la réduction des effectifs et qu’elle doit aider à cela en tant qu’informaticienne…

J’aime beaucoup cette histoire, qui est très symptomatique des temps modernes. C’est une histoire que j’entends presque toutes les semaines. Quand j’ai commencé ma carrière il y a 16 ans, il y avait beaucoup d’entreprises qui étaient dans une logique de croissance pour faire face à des enjeux de marché et nous avons connu, depuis quelques années, certaines entreprises dans lesquelles le seul horizon des managers était la réduction des coûts. C’est oublier que c’est un moyen et que ce n’est pas une finalité. On réduit les coûts pour investir, pour dégager de la marge, pour s’implanter dans un autre pays, pour favoriser la recherche et l’innovation, mais ce n’est pas une fin en soi. Dans certaines entreprises, les salariés avaient le sentiment de devoir chercher le gras dans toutes les organisations, en oubliant que c’est aussi ce qui fait tourner les rouages. J’ai connu beaucoup d’entreprises du CAC 40 qui faisaient la chasse aux assistantes et, quand toutes les assistantes sont parties, on s’est rendu compte que c’étaient des fonctions essentielles… Les hauts dirigeants et les cadres supérieurs, certains payés jusqu’à 250 000 € par an, devaient réserver eux-mêmes leurs billets de train ou commander leurs taxis, et ces gens passaient des heures à faire leurs notes de frais. Lorsque les entreprises se sont mises à faire du contrôle de gestion, elles se sont aperçues que si quelqu’un qui gagne 200 000 € par an passe une dizaine d’heures par mois à gérer cette intendance, cela coûtait énormément d’argent. On s’est alors rendu compte que ces assistantes faisaient un travail important et que cela coûtait moins cher de payer quelqu’un 30 000 € par an pour faire cela toute l’année, plutôt que de payer certaines personnes 250 000 € en leur demandant de réserver leurs taxis ou leurs trains… Maintenant, on crée des centres de services partagés pour réduire les coûts, cela signifie mutualiser les fonctions support, et nous devons auditer ces centres qui portent en eux l’insatisfaction de leurs clients internes et la toxicité de leur organisation. En ce moment, j’ai un client qui est systématiquement en retard dans sa facturation, or la DRH m’explique que le service facturation est en Pologne et qu’ils n’arrivent pas à les joindre. Ou, quand vous êtes une usine à côté de Lyon qui doit recruter un ingénieur qualité, vous devez vous adresser à un centre de services à Londres pour faire une annonce ! On avait des stéréotypes sur nos entreprises publiques et l’on a bureaucratisé les entreprises privées. Résultat, les salariés font ce qu’ils peuvent, en travaillant le soir et le week-end, et ils s’épuisent. Certaines entreprises lucides ont compris que l’open space était une foutaise, mais on avait toutes les données scientifiques depuis très longtemps.

Nous sommes tous sensibles à la norme

Comment se fait-il que des grands patrons, qui ont fait de longues études, puissent commettre de telles erreurs ?

Parce que nous sommes tous sensibles à la norme. C’est un mythe que de s’imaginer que le capitaine d’industrie est quelqu’un de visionnaire insensible à tout ce qui se passe autour de lui. Rien ne sécurise plus les gens que de faire la même chose que ce qui se passe à côté. Il suffit qu’une nouvelle mode managériale pointe son nez, pour que ces grands patrons qui n’ont jamais été formés aux sciences humaines – ce qui est problématique – soient tentés de l’imiter. Je vous rappelle que dans les cursus des grandes écoles de commerce en France, il n’y a pas de formation en sciences humaines, ne serait-ce que sur le fonctionnement de la motivation. On sait depuis trente ans quels sont les déterminants de la motivation en situation de travail, mais on nous parle encore de la pyramide de Maslow ou des tests de personnalité qui ont le même pouvoir prédictif que l’horoscope… La bonne nouvelle, c’est que je vois une nouvelle génération de DRH qui est très intéressée par ces sujets, ni par gentillesse, ni par mièvrerie, donc c’est en train de changer.

Des études mettent en lumière la dimension causale qu’il y a entre l’exposition aux écrans et les difficultés de concentration

Enfin, vous évoquez l’usage abusif des réseaux sociaux, qui a un impact sur notre santé mentale…

C’est un sujet de société, autant pour le travail que pour la parentalité, car des études mettent en lumière la dimension causale qu’il y a entre l’exposition aux écrans et les difficultés de concentration. J’insiste sur cette dimension de causalité et on peut affirmer aujourd’hui que la quantité de temps que l’on passe sur Instagram ou Facebook est directement liée à la quantité d’affect dépressif que l’on peut éprouver. On vit dans une société où l’attention a énormément de valeur et c’est pour cette raison que ces sites sont bien valorisés. Ils ont vocation à capter votre attention de manière continue. Ils modifient les algorithmes pour que vous naviguiez sans cesse sans vous déconnecter. Ces outils sont aujourd’hui extrêmement dépressogènes, puisque l’on vous vend quelque chose qui n’existe pas et l’on vous montre des vies dont on a choisi de ne sélectionner que la partie positive et reluisante. Donc, le spectateur se demande comment les gens font pour être heureux constamment. Si vous vous représentez le bonheur comme un état de grâce permanent et continu, alors vous allez au-devant de grandes déconvenues ! On ne peut pas attendre du bonheur un état de grâce permanent et continu, cela s’appelle l’euphorie, et, à part chez celles et ceux qui sont constamment en train de prendre des drogues dures, je ne pense pas que cela existe beaucoup et je n’envie pas la santé physique et mentale de ces gens… Puisqu’il n’est pas possible d’être dans une euphorie constante, on doit modifier notre représentation du bonheur et on peut se promettre une vie riche et pleine de sens. Les réseaux sociaux sont donc davantage pourvoyeurs d’éléments dépressogènes que de satisfactions. Sur les outils numériques, c’est comme un couteau, ce n’est ni bon ni mauvais : c’est l’usage qui fait la différence. On est en train d’apprendre à doser avec modération le travail à distance et les premières études sont intéressantes, car les outils numériques génèrent une fatigue cognitive considérable, mais ils peuvent aussi être incroyablement efficaces pour éviter des temps de trajet trop important. Là encore, le poison est dans la dose. Tout est question de modération et nous sommes en train de la trouver.

Écrit par Rédaction

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