L’économiste et homme politique belge de passage à La Baule pour rencontrer l’écosystème entrepreneurial.
Rudy Aernoudt est professeur d’université, économiste et homme politique belge. Il est la seule personnalité belge à avoir mené une carrière des deux côtés de la « frontière linguistique ». Il est également le seul à avoir été directeur de cabinet au niveau européen, belge, wallon et flamand. Il a reçu plusieurs récompenses, dont le Prix Aron-Condorcet pour la démocratie. Aujourd’hui, ce libéral convaincu rencontre les entreprises innovantes dans toute l’Europe car il conseille la Commission européenne sur un sujet important : comment favoriser l’émergence de grands groupes européens dans le numérique ? En effet, les Européens créent de nombreuses entreprises innovantes, toutefois, lorsque celles-ci atteignent une certaine taille, elles partent s’installer aux États-Unis…
Rudy Aernoudt est venu à La Baule à l’invitation de Laurent Benveniste, à l’origine de Feed Community, un fonds d’investissement qui permet d’aider les entrepreneurs de la presqu’île et du Grand Ouest, pour assister à la convention annuelle de cette structure organisée aux Terrasses de Kerjoam, le lieu créé par Daniel Amisse. Rudy Aernoudt connaît bien La Baule, une station qu’il apprécie beaucoup, et il souligne avec humour que « le climat maritime donne de l’oxygène à l’esprit d’entreprendre ! ».
Kernews : Vous conseillez la Commission européenne sur les questions liées aux start-up et à la nouvelle économie. Vous souhaitez la naissance d’un écosystème européen qui permettrait de faire émerger les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) européens de demain. D’abord, est-ce quelque chose qui se décrète car, chaque fois qu’il y a une intervention publique, cela ne marche jamais ?
Rudy Aernoudt : C’est vrai, cela ne se décrète pas. Ce n’est pas à l’État de décréter cela, c’est une question fondamentale sur le rôle de l’État. Pour moi, l’État est déjà trop important dans des pays comme la France ou la Belgique car plus il y a d’État, moins il y a d’esprit d’entreprendre ! Ensuite, c’est avant toute une question de mentalité, car la vie est trop courte pour travailler pour un patron… Si les gens réalisent cela, on va y arriver. Il faut que les Européens arrêtent de penser qu’ils ne sont pas aussi bien que les Américains, j’appelle cela le syndrome de Calimero, c’est-à-dire : « Je suis petit et je dois rester petit… » Il faut changer les mentalités et c’est pour cette raison que je vais parler partout en Europe pour inciter les entrepreneurs à être positifs. Maintenant, le secteur public doit mettre en place des instruments, pas avec de l’argent public, mais en canalisant l’argent privé. Regardez les GAFA, il y a beaucoup de ces grandes entreprises américaines qui sont nées en Europe. Je prends l’exemple de Criteo, qui est une entreprise française, ou Skype, qui est une entreprise estonienne… Toutes ces entreprises ont commencé par trouver de l’argent en Europe, mais à partir d’une certaine taille, elles ne trouvent plus d’argent et elles partent aux États-Unis.
L’Europe permettra-t-elle l’émergence de grandes entreprises lorsque nous aurons une réelle harmonisation fiscale et sociale entre tous les pays ?
Il est très facile de savoir ce que l’on doit faire et un rapport a été demandé par le Parlement européen, il y a quatre ans : cela s’appelait « Le coût d’une non-Europe ». On sait ce que l’on doit faire et la priorité de la Commission européenne doit être de mettre fin au marché unique. Lorsque ce sera fait, nous n’aurons plus aucun inconvénient par rapport aux États-Unis, parce que notre marché ne sera plus fragmenté. L’harmonisation fiscale est moins importante : ce qui est important, c’est d’abord le marché unique. Une fois que nous aurons le marché, on pourra lutter avec les mêmes armes que les Américains, d’autant que nous avons plus d’habitants. Ensuite, nous pourrons mettre en place les instruments dont nous avons besoin. Il faut aussi donner la chance aux gens de commencer mais, en même temps, quelqu’un qui se casse la figure doit avoir la possibilité de recommencer une deuxième ou une troisième fois…
Vous plaidez beaucoup pour la deuxième chance…
Je ne parle pas des cas de fraude. Mais lorsque quelqu’un monte une entreprise, si cela ne marche pas, il a appris énormément… L’échec, c’est la base du succès et il faut échouer pour arriver. Chez nous, on a toujours tendance à se dire que telle ou telle personne n’est pas capable, mais elle est dans un processus d’apprentissage, donc il faut lui donner une deuxième chance. En plus, on doit lui donner du carburant, c’est-à-dire de l’argent.
En France, si quelqu’un a fait faillite à deux reprises, on le laisse toujours de côté, alors qu’aux États-Unis, on va d’abord lui demander pourquoi il a échoué…
Il y a même des séminaires avec des entrepreneurs qui se sont trompés et qui expliquent pourquoi et les autres entrepreneurs apprennent ainsi de celui qui a échoué. Chez nous, il faut faire comme aux États-Unis, écouter celui qui a échoué et qui est capable d’expliquer pourquoi. Au bout de la deuxième ou de la troisième fois, l’entreprise est un succès. C’est un schéma qui est encore long. Il faut aussi changer les mentalités. Les entrepreneurs qui ont du succès, il faut d’abord les féliciter et ne pas leur envoyer tout de suite le service des impôts ! Mais les gens ont envie que les choses changent, ils ont envie de prendre les choses en main. On va y arriver et je suis plutôt optimiste.
Vous rencontrez des start-up dans toute l’Europe et vous pouvez observer que l’on ne manque pas d’idées…
J’étais à Marseille il y a quelques jours pour écouter les entrepreneurs dans le domaine spatial. Nous avons en Europe le plus grand système d’observation de la Terre, avec chaque seconde des millions de données qui sont récoltées. Tout cela est très important dans le domaine de la navigation ou de l’agriculture. Si l’on regarde les chiffres, le nombre de créations de start-up n’est pas inférieur en Europe à celui des États-Unis. Le problème n’est plus là : le problème, c’est que ceux qui commencent ici restent plus petits et, lorsqu’ils connaissent un grand succès, 45 % d’entre eux quittent l’Europe. C’est à ceux-là qu’il faut donner la possibilité de rester en Europe. Il y a deux critères essentiels qui expliquent leur départ. D’abord, le marché est fragmenté, donc il faut travailler sur le marché unique. Ensuite, 90 % des entreprises ne trouvent pas les financements suffisants pour pouvoir se développer. Quand on commence, on se développe sur le territoire français, ensuite on veut découvrir le monde, mais pour cela il faut entre 15 et 25 millions d’euros, c’est le ticket d’entrée. En France, toutes les start-up demandent 500 000 euros, c’est un classique. Je ne sais pas pourquoi, mais tout le monde demande 500 000 euros… Or, ce n’est rien, ce sont des cacahuètes… L’entreprise qui veut se développer a besoin de beaucoup plus, par exemple, Skype a dû lever 120 millions d’euros. Lorsque les entreprises ont déjà fait la preuve de leur concept, elles ont besoin d’avoir au minimum 15 à 25 millions, mais un fonds moyen en Europe a 60 millions. Cependant, le principe est de ne pas mettre plus de 10 % dans une entreprise. Alors, les entreprises partent aux États-Unis, où elles trouvent de l’argent… Un principe résume cela : ce n’est pas l’argent qui bouge, mais l’entreprise.
Vous tenez ce discours auprès de nos dirigeants européens. Que vous répondent-ils ?
Ils demandent des propositions et nous allons nous inspirer de ce qui se fait aux États-Unis parce qu’il ne faut pas oublier qu’aux États-Unis il y a une intervention publique énorme. Nous allons copier ce qui se fait, mais la copie sera mieux que l’original, en permettant aux grands fonds capitalistiques de doubler leur capacité en Europe. Ce n’est pas de l’argent public, c’est de l’argent privé, mais cet argent sera mobilisé grâce à une garantie de l’Europe.
Malheureusement, tout ce qui vient de l’Europe n’a aucune visibilité…
Je ne pense pas que les eurocrates soient de très bons communicants… J’ai rencontré le petit-fils de Jean Monnet, qui m’a dit : « Si mon grand-père avait un texte à transmettre, il le donnait d’abord à son chauffeur et, si le chauffeur ne comprenait pas, il le renvoyait à l’administration… » Si l’on devait faire la même chose avec l’Europe d’aujourd’hui, je pense que tout serait renvoyé ! Il faut communiquer d’une manière simple, mais le problème c’est que nous avons une bureaucratie européenne, à laquelle s’ajoute la bureaucratie française nationale et régionale. Il faut digérer trois bureaucraties, alors que l’on peut faire les choses simplement.
Vous incarnez l’Europe à vous tout seul par votre carrière. Que pensez-vous de cette vague anti européenne que l’on observe dans de nombreux pays ? Ce qui se passe en Hongrie ou en Italie relève-t-il d’un rejet de l’Europe, ou est-ce le reflet d’une crainte des phénomènes migratoires ?
Il y a un mélange des genres. Il y a un problème d’immigration, l’immigration est mal gérée dans la quasi-totalité des pays européens et c’est visible tous les jours dans les rues. Ce n’est pas un problème qui est lié à l’Europe. Il y a aussi la politique du bouc émissaire : en France, maintenant, tout est de la faute de Macron… Alors, il faut arrêter de chercher des boucs émissaires, il faut trouver des solutions et on peut les trouver ensemble. Par exemple, beaucoup de gens ont des problèmes pour boucler leurs fins de mois. Il faut trouver une solution créative mais, dans un pays comme la France, ou aussi la Belgique, la moitié de l’économie est dans les mains de l’État et ce n’est pas normal. Nous sommes presque dans des États communistes et il faut que le poids de l’État soit moins important, avec moins d’impôts. Si l’on a moins d’impôts, les gens seront plus motivés et on pourra à nouveau redresser l’économie.
Mais il faut une culture économique pour comprendre cela… Regardez, en France, il y a eu des manifestations pour demander moins de taxes et moins d’impôts, or la solution proposée est de remettre un impôt pour les très riches !
Le message doit être très clair : il faut moins d’État et moins d’impôts, plus d’entrepreneurs, plus d’emplois et moins de chômeurs. On peut créer un cercle vertueux, plutôt que de continuer de rester dans un cercle vicieux. C’est bien que les gens protestent, mais nous sommes dans une démocratie. Or, je trouve un peu bizarre que l’on vote pour des gens et que, trois mois plus tard, on vienne expliquer que l’on s’est trompé…
Quels sont les sujets sur lesquels vous travaillez en ce moment ?
Le sujet est de favoriser la création d’entreprises européennes. Il y a aussi le spatial, avec le programme Copernicus sur l’observation de la Terre. Cela coûte un euro par an et par habitant, on peut ainsi s’occuper de l’environnement et lutter contre la pollution.
Et la politique ?
J’ai été directeur de cabinet en Flandre, en Wallonie, en Belgique et en Europe. J’ai maintenant une voix qui porte et je peux dire aux gens ce que je pense. J’espère que les Belges ne vont pas commettre l’erreur d’estimer qu’ils seront mieux quand ils seront séparés. J’espère qu’il n’y aura pas de problèmes communautaires, car l’Europe doit être unie.
Vous avez aussi écrit un livre pour raconter votre expérience dans les cabinets ministériels. Vous y dénoncez de nombreux gaspillages, avec beaucoup de gens qui ne font rien… C’est la même chose en France…
Effectivement, le livre s’appelle « Péripéties d’un cabinettard » et, au lieu de mettre Belgique, j’aurais pu mettre France, c’est exactement la même chose ! Je vois beaucoup de personnalités politiques qui me disent que j’ai tout à fait raison, mais qu’il est difficile de mettre des réformes en œuvre, parce qu’il y a beaucoup de gens qui bénéficient d’un système avec de nombreux avantages. Donc, il est difficile de demander aux gens de changer un système dont ils sont eux-mêmes les bénéficiaires… Je pense que les politiciens doivent comprendre que, avant l’intérêt individuel et avant l’intérêt du parti, ce qui est noble en politique, c’est l’intérêt général.