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Alain de Benoist : « Nous appartenons à l’humanité, non pas de façon directe, mais de façon médiate, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’une culture. »

Un entretien avec Alain de Benoist est toujours un événement. Cette fois-ci, la situation est différente : le philosophe est invité sur tous les plateaux à l’occasion de la sortie de deux nouveaux livres et Jacques Julliard, réputé pour être de gauche, a lancé le débat en écrivant dans Marianne : « Alain de Benoist est un des grands intellectuels les plus méconnus de notre temps ». Jacques Julliard cite les trois grands intellectuels de notre époque, selon lui : Michel Onfray, Pierre-André Taguieff et Alain de Benoist.

« Nous et les autres » d’Alain de Benoist est publié aux Éditions du Rocher.

« L’Exil Intérieur » d’Alain de Benoist est publié aux Éditions Krisis.

Alain de Benoist avec Yannick Urrien pour son livre Nous et les autres

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Alain de Benoist avec Yannick Urrien pour son livre L’Exil Intérieur

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Kernews : Que pensez-vous de la polémique autour des propos de Jacques Julliard, homme de gauche, qui a récemment déclaré que vous étiez « un des grands intellectuels les plus méconnus de notre temps » ? Le pensait-il déjà depuis longtemps sans oser le dire ?

Alain de Benoist : Il y a un peu de cela. C’est un commentaire très gentil de sa part. Je connais Jacques Julliard depuis longtemps et j’apprécie ses travaux. C’est un esprit très libre, qui a lui-même évolué au cours de ces dernières années en prenant de plus en plus de distance avec l’idéologie dominante. Je n’ai pas été étonné qu’il écrive cela sur mon compte. Je me suis réjoui de cette reconnaissance, qui ne désarmera pas les critiques. D’ailleurs, il a immédiatement été critiqué parce qu’il a dit ce qu’il ne fallait pas dire… Cela fait partie du jeu actuel.

Vous traitez de l’identité dans votre nouveau livre en expliquant que nous avons tous notre idée sur cette question. Elle est très floue, mais elle est essentielle…

L’identité est à la fois vitale et floue. Vitale, cela tombe sous le sens, puisque si l’on n’a pas d’identité, on ne sait pas qui l’on est, d’où l’on vient et où l’on va, et l’on développe toutes sortes de pathologies que les psychologues appellent le malaise identitaire. Sans identité, on n’est pas grand-chose. En même temps, lorsque l’on s’interroge sur la nature de l’identité, on se retrouve dans la position de Saint-Augustin quand il parlait du temps. Il disait que, quand il ne réfléchit pas spécialement là-dessus, il sait très bien ce qu’est le temps qui passe, mais en s’interrogeant sur le fond, il s’aperçoit que c’est beaucoup plus compliqué. C’est la même chose avec l’identité. L’erreur étant de croire que si elle est floue, elle n’est pas vitale et, à l’inverse, si elle est vitale, elle ne peut pas être floue. Lorsque l’on parle de l’identité individuelle, il est clair que l’identité individuelle a de multiples facettes. Nous avons une identité culturelle, une identité nationale, une identité sexuelle, une identité de naissance, mais nous avons également une identité acquise, une identité professionnelle, une identité politique, philosophique ou religieuse. Ces différentes facettes de notre identité ne s’harmonisent pas spontanément les unes avec les autres et elles n’ont pas forcément la même importance à nos yeux. Par exemple, il y a des gens qui sont Bretons et Français, c’est le cas de la plupart des habitants de la Bretagne. Mais si vous parlez avec eux, certains vous diront qu’ils sont Français d’abord et Bretons ensuite, et d’autres l’inverse. Par cet exemple très simple, on voit bien qu’il y a des facettes de notre identité qui comptent plus que d’autres. Pour certains, l’identité politique sera la première chose. Pour d’autres, ce sera l’identité professionnelle, ou encore l’identité sexuelle. Par conséquent, il y a tout un jeu dialectique entre ces différentes facettes. Si l’on passe à l’identité collective, on découvre la même complexité. Si vous interrogez quelqu’un sur l’identité française, ou européenne, vous aurez des réponses, mais vous serez frappé par la grande diversité des réponses et de leurs côtés très subjectifs. Certaines définitions que vous allez recueillir seront même complètement opposées. À partir de là, on voit bien que l’identité est loin d’être une chose simple. Pourtant, cela reste absolument vital.

Vous prenez l’illustration du peuple juif pour souligner que ce n’est pas quelque chose de simple…

Effectivement, j’ai fait un texte sur l’identité juive et comment elle a été perçue au fil des siècles. J’ai tenu à rédiger cet appendice pour plusieurs raisons. D’abord, le peuple juif est l’exemple d’un peuple qui a été dispersé en diaspora pendant plusieurs millénaires et qui a réussi, pour l’essentiel, à se maintenir, donc à maintenir son identité, alors que tant de peuples placés dans la même situation se sont fondus dans la population d’accueil avant de complètement disparaître. La deuxième raison, c’est que le peuple juif a toujours été hanté par la ou les réponses que l’on peut donner à la question : qui est juif ? Il y a des réponses culturelles, des réponses dogmatiques, des réponses religieuses… Enfin, je trouve très intéressant, à une époque où l’on parle beaucoup de l’intégration et de l’assimilation, de constater que le peuple juif nous donne l’exemple d’un peuple qui s’est parfaitement intégré dans la société globale, mais qui, en même temps, ne s’est pas assimilé, donc qui a voulu subsister en tant que communauté, ce qu’il a parfaitement réussi. Cela justifie que l’on porte un regard privilégié sur cet exemple. Cela montre à quel point la question de l’identité est toujours complexe.

Pourtant, si vous interrogez des juifs sur la définition d’être juif, vous obtiendrez des réponses différentes et parfois même contradictoires…

Dans toute l’histoire du peuple juif, il y a eu une sorte de tiraillement dialectique entre un pôle particulariste, qui vise à maintenir la communauté juive dans sa spécificité, et un pôle plus universaliste, qui est un peu plus problématique, parce qu’il est plus difficile de maintenir une identité propre dans une perspective universaliste. Ces deux courants ont entamé un dialogue au cours des siècles, parfois courtois, parfois plus rugueux, qui est éclairant.

Souvent, les gens parlent d’identité en évoquant les différences culturelles : quelle est la différence entre l’identité et la culture ?

On s’entend bien parce que l’on se ressemble, c’est une banalité de le dire, qui se ressemble s’assemble. Mais il faut bien comprendre que cela a une portée très profonde qui nous renvoie aussi bien vers la zoologie que vers la sociologie. D’une manière générale, tous les grands mammifères vivent en corps social et ils sont portés à se rapprocher de ceux qu’ils perçoivent comme partageant un plus grand nombre de choses, notamment sur le plan culturel. Aujourd’hui, on critique beaucoup le communautarisme, qui est une sorte de caricature de l’esprit de communauté, mais il faut bien voir que c’est un réflexe tout à fait normal. Sur la question culturelle, c’est un élément déterminant de notre identité. Nous sommes nés dans une culture, qui nous est familière, elle est partagée par beaucoup de gens qui nous entourent, et c’est ce qui fait que nous avons des rapports de confiance. Il est toujours plus difficile d’avoir des rapports de confiance avec des gens qui sont perçus comme étrangers à ce que nous sommes. Le problème, c’est que la culture évolue. La culture dans laquelle nous sommes nés et celle dans laquelle nous mourrons ne sont pas tout à fait les mêmes, puisqu’il y a eu des éléments de transformation dans les mœurs et dans la sociabilité. Sur la longue durée, on voit bien qu’il y a des éléments de permanence et des éléments de changement. Il est tout à fait légitime de parler de culture française, ou de culture européenne, en se situant sur la longue durée, mais on sait bien que la culture française n’est pas exactement la même à l’époque gallo-romaine, à la fin du Moyen-Âge, ou à l’époque de la révolution industrielle.

Prenons l’exemple du lycée Lyautey à Casablanca, qui a longtemps été le plus grand lycée français à l’étranger. Je me souviens des petits Marocains qui côtoyaient des petits Français, et ces petits Marocains pensaient comme des Français, avec la même culture. D’ailleurs, on riait des mêmes blagues en regardant Louis de Funès par exemple. À l’inverse, je me suis aperçu que des Européens parfaitement francophones ne riaient pas en regardant les mêmes films, parce qu’ils ne comprenaient pas un certain humour. Alors, qui a la même culture ?

C’est très intéressant et cela montre très bien que dans l’humanité, selon les cultures, il y a à la fois des éléments communs, qui font que vous allez pouvoir rire aux mêmes blagues, et des éléments de différenciation. Vous évoquez votre enfance, mais est-ce toujours le cas aujourd’hui ? Depuis, il est intervenu un certain nombre de choses et c’est tout le problème. Vous évoquez des gens qui ne raisonnent pas comme les Français, alors qu’ils sont parfaitement francophones. Mais c’est normal, la langue est un élément très important de l’identité et ce n’est pas le seul. Si vous vous appliquez, vous pouvez très bien apprendre le chinois. C’est une langue difficile, un certain nombre de Français parlent parfaitement le chinois, or cela ne veut pas dire qu’ils seront Chinois et qu’ils raisonneront comme des Chinois. Il y a toujours des choses identiques et des choses différentes. Si l’on ne voit que les choses identiques, on va passer à côté de tout ce qui fait la spécificité des cultures. Je suis critique d’un certain universalisme qui croit que l’on peut partir d’une idée abstraite de l’homme, d’un homme hors sol, pour le spécifier ensuite en culture. En réalité, c’est l’inverse : nous appartenons à l’humanité, non pas de façon directe, mais de façon médiate, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’une culture. Plus nous sommes enracinés dans notre culture, plus nous avons de chances d’atteindre une certaine forme d’universalité que je ne confonds pas avec l’universalisme. Cervantès est d’autant plus universel qu’il est espagnol. Dante est d’autant plus universel qu’il est italien. Le plus important, c’est la différence, car c’est ce qui fait la richesse de l’humanité et de la vie. Si nous sommes tous les mêmes, cela veut dire que nous sommes interchangeables, donc nous sommes des clones. Le grand écrivain juif Stefan Zweig, dès 1924, s’inquiétait de ce qu’il appelait l’unification du monde. C’est-à-dire un monde où l’unification était payée du prix de l’abandon des spécificités culturelles. Si, aujourd’hui, la question de l’identité surgit avec la force que l’on voit autour de nous dans le débat public, c’est précisément parce que les choses ne vont plus de soi. J’explique à plusieurs reprises dans mon livre que dans les sociétés traditionnelles, la question de l’identité ne se pose pas. Avec la modernité, il y a des facteurs de déracinement qui interviennent, et c’est à ce moment-là que le doute identitaire commence à se manifester et à s’étendre. Cette question, entretenue par les circonstances de l’actualité, comme la question de l’immigration aujourd’hui, montre à elle seule que l’identité ne va plus de soi.

Évoquons maintenant « L’exil intérieur »…

C’est un livre très personnel, qui est en marge des nombreux ouvrages que j’ai publiés jusqu’ici. Il s’agit de réflexions, d’aphorismes, de citations, de choses personnelles que j’ai notées pendant trente ans et que je viens de ressortir, en regardant s’il y avait des choses qui méritaient d’être publiées.

Pourquoi maintenant ?

Pour des raisons physiologiques : j’aurai 80 ans cette année, c’est l’âge des bilans. On est tenté de parler en toute franchise. Ce n’est pas quelque chose que l’on fait quand on est jeune, cela demande du recul et de la mise en perspective. Cela s’acquiert avec le temps.

On ressent une tristesse face à la montée de l’inculture et de la laideur de l’époque. N’est-ce pas quelque chose que l’on observe depuis très longtemps ? On a toujours entendu les anciens affirmer que c’était mieux avant…

Oui, c’est un refrain, de génération en génération. Mais quand les gens disent que c’était mieux avant, cela signifie : « Avant j’étais plus jeune. Avant, c’était le temps de mon enfance et de mon adolescence ». Quand on arrive à la vieillesse, on a une nostalgie de cette époque. Par contagion naturelle, on est tenté d’idéaliser cette époque. Une fois que l’on a dit cela, on n’a quand même pas fait le tour du problème car, en dehors de cette perception subjective, il y a quand même un déclin objectif de la période actuelle. Quand on prend les différents secteurs de la création, de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, du cinéma ou de la chanson, on a quand même l’impression d’une perte de niveau. On voit bien que le système scolaire est aujourd’hui en pleine crise. La crise touche les institutions, le système de santé, la politique, la démocratie libérale, l’écologie… Cet état de crise généralisé est caractéristique des grandes périodes de transition. Nous voyons s’effacer un monde que nous avons connu, et parfois aimé, et nous voyons se dessiner un autre monde que nous connaissons encore mal, et qui nous intrigue et nous inquiète. Au XVIIIe siècle, il y a eu la philosophie des Lumières, l’idéologie du progrès, avec une vision très optimiste des choses, puisque l’on se disait que le présent était forcément meilleur que le passé et que l’avenir serait encore meilleur que le présent. C’était l’époque de ce que l’on appelait les lendemains qui chantent. Aujourd’hui, les gens regardent l’avenir plus avec inquiétude qu’avec confiance et c’est très révélateur.

On constate par ailleurs que de plus en plus de jeunes, de 20 à 30 ans, disent à leurs aînés qu’ils ont l’impression que c’était mieux avant…

Certains le disent, pas tous, parce que pour dire cela, il faut déjà savoir ce qu’il y avait avant… Malheureusement, à l’école, on n’apprend plus beaucoup ce qu’il y avait avant.

Certes, mais il y a les films des années 70 ou des années 80…

Vous avez raison, le cinéma est très intéressant, parce qu’il a une fonction ethnographique et documentaire. Lorsque vous regardez des films des années 50 ou des années 70, vous voyez une société, avec des types humains que l’on ne voit plus aujourd’hui. Si les gens ont un peu d’esprit critique, ils se demandent ce qui a changé et ce qui a changé en bien ou en mal. Le cinéma aide beaucoup à susciter ce genre d’interrogation. S’il est vrai qu’à toute époque, il y a eu toujours des regrets traditionnels de choses qui avaient disparu, aujourd’hui cela a pris une très grande ampleur. Encore une fois, c’est la baisse de niveau, il y a beaucoup de petits talents et plus beaucoup de grands génies. L’enlaidissement du monde, l’uniformisation du monde, la marchandisation du monde, tout cela atteint des niveaux qui n’ont jamais été vus et c’est évidemment ce qui nourrit les inquiétudes.

Sommes-nous en train d’assister à la chute d’un empire ? Peut-on renaître ?

C’est évidemment la grande question. Je ne fais pas profession de lire l’avenir, donc je ne vais pas vous dire quelle est la solution. Les deux sont possibles. Ce sont les choix que feront les hommes eux-mêmes, d’aller dans le sens d’une renaissance ou du chaos, qui donneront la réponse. Il faut simplement garder en tête que l’histoire est imprévisible. L’erreur que l’on fait souvent est de croire que ce que l’on vit aujourd’hui ne va cesser de se reproduire ou de s’accélérer. Pas forcément : parfois il y a des événements inattendus et cela repart dans un autre sens. Regardez derrière vous et vous verrez que les événements les plus importants de ces cinquante dernières années, peu de gens les avaient prévus.

Jusqu’à présent, la question des libertés individuelles n’était pas un thème prédominant chez vous, maintenant, cela semble vous inquiéter…

Je vois bien, comme vous, se mettre en place à la faveur de telle ou telle circonstance, un jour, c’est la lutte contre le terrorisme, un autre, c’est la nécessité de préserver les enfants, ensuite, c’est l’épidémie de Covid 19, une société de contrôle et de surveillance dont les anciens régimes totalitaires du XXe siècle pouvaient seulement rêver. Imaginez le nombre de choses que l’on connaît de vous par le simple fait que vous êtes connecté à toutes sortes de choses et d’objets qui permettent de savoir très facilement qui vous êtes, ce que vous faites, vos loisirs, vos déplacements, vos vacances, vos opinions politiques, vos lectures… C’est le fameux problème des données personnelles gérées par des algorithmes. L’intelligence artificielle va prendre dans notre vie une importance de plus en plus décisive sans que l’on sache exactement jusqu’où cela va aller. C’est un sujet d’inquiétude. Il ne faut pas oublier que les libertés sont de deux natures. Il y a les libertés individuelles, mais il y a aussi les libertés collectives, les libertés des peuples, la liberté des Nations, ou la liberté des cultures de persister dans leur être historique. L’idéologie libérale s’occupe beaucoup des libertés individuelles, beaucoup moins des libertés collectives, je suis de ceux qui pensent que je ne peux pas être libre dans un pays qui ne l’est pas.

Écrit par Rédaction

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