C’est sans doute le livre le plus surprenant de l’année. L’écrivain n’a plus rien à perdre dans son dernier ouvrage, « Le roman vrai d’Alexandre », que son ancien éditeur qualifie même de suicide professionnel. L’auteur du « Zèbre » fait tomber les masques en avouant avoir trompé tout le monde avec son univers fantasmé, ses mensonges répétés et sa fausse joie de vivre. Alexandre Jardin avait conquis les cœurs avec ses bouquins, valsant avec des thèmes romanesques qui invitent aux rêveries. Mais tandis que ses admirateurs rêvaient avec ses ouvrages, lui se morfondait : « J’ai installé un monde féerique, alors qu’à l’intérieur de moi-même, j’étais un mort-vivant, un zombie ». Après 30 ans dans le métier, pendant lesquels il a écrit une vingtaine de romans, Alexandre Jardin ne souhaite plus publier de fictions : « La seule littérature qui m’intéresse désormais, c’est la littérature du réel ». Alexandre Jardin se livre dans un entretien étonnant au micro de Kernews. L’interview est disponible en podcast sur le site de Kernews.
« Le roman vrai d’Alexandre » d’Alexandre Jardin est publié aux Éditions de L’Observatoire.
Kernews : Vous êtes connu pour votre franc-parler, mais cela peut parfois coûter cher. Finalement, vous n’avez jamais écouté les conseillers qui vous recommandaient de ne pas prendre position…
Alexandre Jardin : J’étais passionné d’action. À côté de ma vie d’écrivain, je me suis mis à réparer le pays, sans me poser la moindre question commerciale et on a construit un très beau projet qui a embarqué tout le reste : « Lire et faire lire ». On a décidé d’embarquer les retraités du pays dans les écoles maternelles et primaires pour transmettre le plaisir de la lecture et faire une nation de lecteurs. 20 ans plus tard, on fait lire 700 000 enfants chaque année. C’est une armée de 20 000 personnes, partout en France, et on va gagner. On est en train de mener une révolution lente avec les retraités. On est en train de remplir de mots les enfants du pays. Après, ce qu’ils en feront, cela leur appartiendra. On va leur donner leur pleine humanité. Effectivement, je n’ai pas réfléchi aux avantages ou aux désavantages. J’ai fait cela parce que, pour moi, la vraie politique ce n’est pas de se faire élire, c’est régler les problèmes et peu importe la méthode.
Dans un livre récent, vous aviez fait part d’une expérience originale en allant tester les sites de rencontre…
Pendant que j’écrivais « Double-Cœur » j’avais déjà en tête mon nouveau livre et, parfois, l’écriture de deux livres se chevauche. J’ai du mal à parler du précédent, mais je me suis demandé si j’aurais le cran de publier « Le roman vrai d’Alexandre ». Parfois, vous écrivez un texte et vous hésitez… Que sera ma vie après ce livre ? La première fois que j’ai parlé de ce livre chez mon éditeur précédent, Grasset, il y a eu une réaction absolument étonnante du directeur qui m’a dit : « Oublie tout de suite, tu ne dois pas publier cela ! » Comme j’allais mettre en danger mon œuvre, je ne pouvais pas publier « Le roman vrai d’Alexandre ». À ce moment-là, je décide de quand même le faire. Je suis sur le trottoir et je décide de partir avec un éditeur à moitié fou qui croit en cette aventure et qui croit d’abord que l’on a le droit de publier le roman vrai de sa vie. Il y a une femme qui vient de fonder Les Éditions de l’Observatoire, Muriel Beyer, parce qu’elle travaillait avec un monstre sacré de l’édition quand j’ai débuté : Françoise Verny. Elle a appris le métier avec une folle et je me suis dit que peut-être on va y arriver entre fous ! J’ai pris en photo les deux premières pages et je les ai envoyées par SMS à Muriel Beyer. Elle m’a rappelé cinq minutes après en me demandant si je faisais vraiment cela et elle m’a répondu : « On signe ce soir ! »
Souvent dans la vie d’un homme, il y a une filiation et une culture, comme quelque chose de tracé, mais en réalité vous avez des cultures différentes et des histoires différentes qui s’entrechoquent…
Cela a fabriqué une vie presque invivable. Mon enfance a été impossible à vivre. J’ai commencé très tôt après la mort de mon père à m’inventer une vie, à raconter des choses qui n’existaient pas… J’ai commencé à me fabriquer un personnage.
Vous démontez parfois votre légende…
Je ne démonte pas parfois, mais de la première ligne à la dernière… Vous êtes habitué à interviewer des gens qui, d’une manière ou d’une autre, jouent un personnage. Vous le sentez. Les politiques, c’est le maximum… J’ai écrit « Le roman vrai d’Alexandre » en me disant que j’allais écrire les choses telles qu’elles ont été, c’est-à-dire l’envers de tout ce que j’ai pu raconter à la télévision, ou dans mes livres. Le roman de ma vie et de mes mensonges. C’est terrifiant à écrire et j’invite tous mes lecteurs à le faire. D’ailleurs, j’ai laissé quelques pages blanches à la fin du roman vrai, pour que chacun puisse écrire cela et qu’un jour quelqu’un découvre vraiment qui vous êtes. Personne n’est cohérent, parce que l’on se protège toujours du réel. On ne sait pas comment faire avec le réel. J’ai commencé à partir de la mort de mon père. C’était insupportable. J’ai refabriqué entièrement mon père, j’ai créé toute une littérature pour m’inventer une famille. C’est une littérature qui a été lue massivement par des millions de gens, mais un livre a sa vérité propre. Ce n’était pas la vérité historique. Ce n’était pas ma vérité. C’était la famille dont j’avais besoin. En général, personne ne se livre à cet exercice dans la vie publique.
On peut le faire quand on a 75 ans…
C’est trop tard ! Je considère qu’il faut le faire à mi-parcours : à un moment, il faut absolument faire disparaître le masque, parce que c’est très dangereux. Je ne sais pas si la moitié des gens que je connais me parleront encore… Mais ce que je sais, c’est que ceux qui vont rester vaudront le coup. On parlera vrai et on assumera la réalité, aussi insoutenable soit-elle par moments.
Il y a aussi des passages de vie que l’on peut qualifier de glauques dans notre intimité…
Personne n’est glorieux, tout le monde est pétri de contradictions. Les gens m’imaginaient en mari ou en amant extrêmement créatif et surprenant, mais pas du tout ! J’étais un bonnet de nuit. J’étais rigoureusement l’inverse de mes personnages ! Je n’étais absolument pas à la hauteur de ma littérature. J’étais un mari d’une infinie médiocrité. J’ai refabriqué entièrement un monde merveilleux et j’ai fini par m’apercevoir en cours de route que le réel était beaucoup plus passionnant que ce que j’inventais.
Tout le monde a une part de mytho : il y a des femmes qui passent leur weekend toutes seules chez elles à pleurer, mais quand on leur téléphone le dimanche soir, elles font semblant d’être essoufflées en expliquant qu’elles rentrent d’un weekend génial…
Il faut supporter sa réalité. On s’invente tous un cinéma pour arriver à vivre et ne pas trop souffrir, cela nous protège. Et les mensonges que l’on se fait à soi-même sont extraordinairement protecteurs pendant un temps, mais ils sont désastreux à long terme. J’ai écrit sur mon père un livre qui s’appelle « Le Zubial ». C’était un énorme succès. Le livre démarre par une scène qui est entièrement fictive, mais que je fais passer pour vraie, et je raconte que toutes les maîtresses de mon père se réunissent chaque année, le jour de son décès, pour une messe du souvenir. La scène est absolument grandiose. Or, elle n’a pas le début de la moindre réalité ! Mais elle exprime une vérité profonde sur le lien entre mon père et ses maîtresses. Elle exprime une vérité, mais elle est fausse. Or, à force de raconter sur les plateaux de télévision que j’avais vécu cela, j’ai fini par le croire… Et puis, cela m’arrangeait, puisque j’ai fabriqué le père dont j’avais besoin. Mais un jour, vous vous rendez compte de l’immense toxicité. Cela vous sépare de la vie. Cela vous protège de vos souffrances, mais cela finit par vous séparer de la vie. À un moment, il faut absolument vivre avec la violence de la vie, avec son extrême beauté, mais on ne peut pas trier : on est vivant ou on n’est pas vivant. Un jour, il faut arrêter de mentir. Si Romain Gary avait écrit « Le roman vrai de Romain », peut-être qu’il ne se serait pas tiré une balle dans la tête s’il avait eu le cran d’arrêter ses balivernes… C’est ce que j’ai essayé de faire avec ce livre, en reprenant tout à zéro pour renaître. Tout avouer !
Mais si l’on ne fait pas de peine aux autres, ce n’est pas si gênant de s’inventer un personnage ?
On divorce avec la vie. Si l’on perd quelqu’un il faut pleurer, quand on est quitté il faut être désespéré, parce que la vie est là ! Si l’on court pour défendre un personnage dans les médias, ce que j’ai fait pendant des années, vous vous tuez. J’étais en train de devenir un mort-vivant. Ce qui m’a passionné dans la réaction de mon premier éditeur, en étant très réticent sur le principe, c’est que j’ai compris qu’il me parlait de lui : il avait la trouille… Le petit Paris est habitué à ce que tout le monde joue un personnage. Tout à coup, je décide d’arrêter. Je publie ce livre à une époque où l’on est au maximum de la communication et où les êtres n’existent plus. Sur Facebook, tout le monde a l’air d’être une star, il n’y a plus de vie politique, il y a plus que de la communication. Vous n’avez plus accès à la personne, donc vous n’avez plus accès à la vie. Il y a une dévitalisation par la fictionnalisation de notre vie publique. Alors, j’ai décidé de sortir ce bouquin. Peut-être que je vais me faire insulter ? Peut-être que mes lecteurs vont me claquer la porte au nez ? Peut-être que certains se sentiront floués ?
Et peut-être qu’une majorité va vous aimer encore plus qu’avant…
Il y a des passages entiers de ce livre qui vont terrifier les lecteurs !
Dans toutes les villes de France et dans toutes les catégories socioprofessionnelles, nous avons une dimension cachée, donc cela va sans doute ramener chacun à ses propres extrapolations ou mensonges…
Chacun s’est menti à soi-même avant de mentir aux autres. Dans le livre, je raconte tous les gens qui m’ont tendu la main pour, un moment, sortir du personnage. Ces gens savaient la vérité, mais cela me faisait peur de remettre tout en question. Je parle d’une femme qui a été fondamentale dans ma vie pendant 30 ans. Elle est morte à l’automne 2018. Je n’en ai jamais parlé. Nous avons été amants pendant un an et, ensuite, les plus grands amis de la Terre. C’était l’une des rares personnes devant qui j’ai été absolument réel. Elle s’appelait Ariane et elle était Suisse. Les gens qui vous acceptent dans toutes vos contradictions sont des bénédictions. Ce sont des gens qui n’ont pas peur, cela veut dire que ce sont eux-mêmes des gens qui n’ont pas peur de leur propre vérité. C’était une femme hors du commun. Je souhaite qu’un maximum de gens, après avoir lu ce livre, aillent dans cette direction. C’est très risqué en famille. Mais ce qui se passe derrière, quand on y va, cela ressemble à la vie.
Quelle est la confidence que vous avez eu le plus de mal à partager ?
Il y a un tel empilement dans le livre ! On pourrait parler du viol de mon frère sur moi. Toutes les familles ont peur de leur propre vérité. Dans ce livre, je raconte l’envers de tous mes romans, qui ont été des mascarades par rapport à ma vie. Sauf « Des gens très bien », un livre qui m’a fâché avec les trois quarts de ma famille…
La bourgeoisie de province imagine Alexandre Jardin comme le gendre idéal…
Cela a été l’inverse. C’est épouvantable, cette fictionnalisation de son être. Cela fabrique une littérature, cela fabrique des romans, mais cela dessèche l’individu. Je n’ai pas voulu léguer à mes enfants un père Pinocchio. Je veux qu’ils n’aient pas peur d’être absolument réels dans leur couple, avec leurs amis, en société ou politiquement. L’enjeu, c’est d’être vivant.
Vous auriez pu tourner les choses d’une façon plus astucieuse en publiant un roman sur l’histoire d’un gars qui, dans sa vie, raconterait une tout autre histoire…
J’aurais continué… C’était cela que je devais arrêter. Il fallait écrire un livre contre moi. Personne n’est estimable en réalité, mais on peut faire le choix d’un chemin qui l’est un peu. Nous avons un problème en France avec notre propre vérité,. On n’arrive pas à dire quel peuple nous avons été à tel moment, pendant la guerre d’Algérie, sous Vichy… Nous avons un problème avec notre vérité. Pour moi, la littérature, comme c’est un endroit sacré, est aussi faite pour signifier des choses fortes dans une société. On va m’insulter, je vais recevoir des lettres d’injures de lecteurs… Mais je pense que les nouveaux qui viendront, ou les anciens qui me comprendront, m’intéresseront plus. J’ai envie de vivre.
Ce problème vient aussi du fait que l’on n’est pas capable de reconnaître ses parts d’ombre et que, parfois, on n’avait pas le choix. Les choses ne sont pas toujours noires ou blanches…
Le vrai est toujours complexe mais, dans le complexe, cela ne veut pas dire qu’il faut l’adoucir. En écrivant ce livre, j’ai essayé d’aller là où ça fait mal. J’ai essayé d’écrire tout ce qui est indicible. C’est à cela que sert la littérature, c’est dire ce que l’on n’ose pas dire ou ce que l’on a du mal à dire. Quand un événement incroyable arrive dans votre vie, en général vous ne savez pas le penser, alors j’ai essayé de comprimer tout cela à l’intérieur d’un texte que j’ai dédié à mes gamins, parce que je souhaite qu’ils aillent le plus rapidement possible dans leur vie vers une forme d’extrême vérité.
Nous sommes dans un monde de bluff, mais si vous n’aviez pas pris des faux chemins avec des faux décors, vous ne seriez sans doute pas là…
Oui, mais j’ai été en mauvais état très longtemps. J’ai été dans une grande dépression alors que je riais à la télévision pendant des années. J’ai été un dépressif très joyeux. Or, je ne veux pas cela pour mes gamins. S’ils rient, je veux qu’ils rient vraiment et, s’ils chialent, ils chialeront.
La vie n’est-elle pas, comme un Lego, un assemblage de bluff et de réalité ?
Lorsque vous allez dîner chez des gens et que les gens ne parlent pas de leur métier, mais d’eux, la soirée est extraordinaire. Si, autour de la table, vous n’avez que des gens qui sont dans des rôles, vous vous ennuyez à mourir. La vie fonctionne de cette manière. En écrivant mon livre, j’ai voulu que quelque chose ait lieu chez la personne qui va me lire en se disant : « Il est dingue, mais il y va ! » Alors, peut-être que la personne va vraiment dire à sa femme ce qu’il est vraiment. Mais le nombre de copains que j’ai sont en réalité des inconnus pour leur femme, et inversement… C’est tragique. Récemment, je parlais avec un ami en lui demandant si sa femme le connaissait vraiment et il m’a répondu non.
La part de mensonge n’est-elle pas indispensable ?
Oui, mais je voudrais que la proportion baisse. Cela n’existe pas chez les vrais amis. J’ai adoré écrire les portraits des gens qui m’ont aidé et je parle d’Ariane. Je l’ai rencontrée dans un Salon du livre à Genève. Nous étions à table et elle m’a expliqué qu’elle était connue dans toute la ville. Elle m’a parlé de son mari et elle a dit : « Je vais compter jusqu’à trois, nous allons nous lever et nous allons prendre le dessert ailleurs… » Elle s’est levée, je l’ai suivie, et la conversation a duré 30 ans. D’emblée, nous n’étions dans aucune forme de jeu de séduction. On a eu accès à l’autre en réalité. Mon livre raconte aussi l’irruption dans ma vie d’une femme que j’aimais à la folie, elle m’a accepté, je l’aime en vérité, sans me raconter des trucs, sans avoir besoin de fictionnaliser mon histoire. C’est aussi un roman d’amour. Pour arriver à aimer une femme de ce calibre aujourd’hui, il a fallu en passer…
Dans la séduction, il y a forcément une part de mise en scène : si vous dites à une femme qu’elle va passer tous ses weekends devant des séries télévisées sur Netflix, cela la fera moins rêver que si vous projetez des escapades à Rome ou à Marrakech…
Je suis absolument contre, après avoir écrit tout ce que j’ai écrit. Courir le risque d’être vrai avec une femme en marchant avec elle, c’est la plus grande des aventures ! C’est très casse-gueule. On ne sait pas si l’on va être aimé, on ne sait pas si l’on va effrayer… On peut être très inquiétant dans ses contradictions mais, pour moi, c’est quand même la plus grande aventure amoureuse.
Le mensonge amène parfois au drame et cela peut se terminer comme avec Jean-Claude Romand…
On a tous été des petits Jean-Claude Romand… Ce sont des chemins fous, on s’enferme dans son personnage, on se perd ensuite… Quand j’ai publié très jeune un livre comme « Fanfan », je me baladais partout en laissant entendre que j’étais le héros. Cela aurait été magnifique si c’était vrai. Mais ce ne l’était pas. Et le succès du livre m’a empaillé dans un personnage qui a fait de moi un mort-vivant. Le succès commercial est quelque chose qui vous tue, parce que cela vous amène à devenir le personnage. C’est un cercle vicieux épouvantable. Donc, un jour, il faut vraiment arrêter. Il est pour moi essentiel d’écrire des livres qui créent un avant et un après. Est-ce que l’on court le risque d’être vivant ou pas ?