L’historien et journaliste André Larané est le fondateur du site Herodote.net, premier site francophone consacré à l’histoire, avec plus d’un million de visiteurs chaque mois. Dans son nouveau livre, André Larané raconte le drame en trois actes (1991, 2000, 2014) qui a mené de l’éclatement de l’URSS à la guerre en Ukraine. Comme dans une tragédie classique, nous découvrons des acteurs mus par des ressorts irrépressibles et entraînés vers un conflit devenu inéluctable. Cette crise provoque un bouleversement du monde, avec une Europe réduite à quémander la protection du Pentagone et en passe de sortir de l’Histoire, face au reste du monde, soit sept milliards d’humains, divisé entre plusieurs impérialismes (Chine, Russie, Inde, Turquie, Iran…) mais uni dans une commune défiance à l’égard de l’Occident.
« Les causes politiques de la guerre en Ukraine. » d’André Larané est publié aux Éditions Herodote.net.
Kernews : On oublie souvent que pour juger un fait d’actualité, il faut prendre du recul et se plonger dans l’histoire…
André Larané : C’est notre vocation d’historiens depuis 25 ans : mieux comprendre le monde qui nous entoure et les directions vers lesquelles nous allons, en nous tournant vers le passé et en survolant le long terme. C’est ce que nous venons de faire avec la guerre en Ukraine. Depuis deux ans, nous sommes inondés d’informations ponctuelles, sur les opérations militaires, sur les déclarations intempestives des uns et des autres, mais tout cela ne nous aide pas à comprendre le sens de ces événements qui vont s’inscrire dans l’histoire longue. C’est en nous penchant vers l’histoire passée que nous arrivons à mieux saisir les tenants et les aboutissants de ce conflit qui frappe l’Europe.
Est-ce une forme de désinformation que de cacher l’histoire ?
Non. Simplement, cela nous induit en erreur par manque de réflexion. L’historien essaie de réfléchir sur le long terme, en se démarquant de l’immédiateté et de l’information du jour. Dans ce livre, nous avons fait en sorte d’oublier les informations ponctuelles et les dépêches des agences, pour analyser le sens profond des forces en présence sur le très long terme. En effet, nous abordons l’histoire depuis l’origine de l’Europe : c’est-à-dire un millénaire.
Votre ouvrage permet de comprendre que la guerre entre la Russie et l’Ukraine n’a pas commencé en 2022, mais en 2014…
C’est une première chose importante. 2022, c’est l’accélération, c’est un événement ponctuel dans un conflit qui dure depuis au moins 2014. Les prémices de ce conflit s’observent en 2008, quand il y a une rupture entre Moscou et l’Occident. Jusque-là, Poutine était très populaire, y compris en Occident. Il succède à Boris Eltsine le 31 décembre 1999. Eltsine avait conduit l’indépendance de la Russie, mais il était arrivé au bout du rouleau. Il était alcoolique au dernier degré, fatigué, et son pays était au dernier stade de la vie. La Russie était au bord de l’éclatement et de l’effondrement complet. Il remet les clés du pouvoir à un inconnu, Vladimir Poutine, chef des services secrets, qui redresse très vite le pays avec une main de fer. En 2001, Vladimir Poutine se présente devant le Bundestag, en Allemagne, et il est ovationné par les députés allemands. Il exprime son souhait de développer la coopération entre l’Europe et la Russie sans pour autant altérer les bonnes relations entre l’Europe et les États-Unis. Les Allemands ne trouvent que des bénéfices à tirer de cela. Ensuite, c’est la décennie heureuse pour la Russie. La Russie sort du cauchemar des années Eltsine et se redresse spectaculairement. Ce redressement s’observe dans l’évolution de l’indicateur de fécondité, qui passe de 1,2 à 1,7 en quelques années, ce qui est le signe d’une bonne santé du pays. Tout cela va être gâché pour différentes raisons…
Parce que les Américains ont vu d’un très mauvais œil cet éventuel rapprochement entre la Russie et l’Europe…
Dès le début, dans les cercles du pouvoir aux États-Unis, il y a des conseillers, comme Brezinski, qui souhaitaient vassaliser l’Europe et qui, en même temps, craignaient la Russie, à tort ou à raison. La thèse de Brezinski, c’est qu’il fallait briser les reins de la Russie en la détachant de sa petite sœur l’Ukraine. Ainsi, la Russie n’aurait plus de ressorts. On est en 2000, au moment où Poutine accède au pouvoir. La Russie n’était pas encore en rivalité avec la Chine. À l’époque, la Chine faisait figure de nain politique économique. Les États-Unis n’ont pas encore découvert et exploité leur gaz et leur pétrole de schiste. Donc, ils sont très demandeurs de ressources en hydrocarbures. Or, c’est la Russie qui possède ces ressources. En 2003, ils vont tenter de convaincre un oligarque russe de céder ses actifs à Exxon, c’est-à-dire quasiment toutes les réserves de gaz de la Russie. Poutine ne voit pas la chose d’un bon œil. Il fait incarcérer l’oligarque pendant quelques années, pour le ramener à la raison, et les réserves d’hydrocarbures restent à la Russie. Quelques années plus tard, en 2008, le contexte change complètement au moment des Jeux de Pékin. La Chine se révèle dans toute sa grandeur et toute sa puissance. On découvre un nouveau rival de l’Occident et les États-Unis comprennent qu’il y aura une confrontation avec la Chine. Au même moment, ils exploitent le gaz de schiste. Ils se disent qu’ils n’ont plus autant besoin des hydrocarbures russes et ils décident de briser la relation privilégiée qui s’est installée entre la Russie et l’Europe, plus particulièrement l’Allemagne. L’industrie allemande bénéficie des hydrocarbures russes à bas prix et en abondance. Les hydrocarbures russes étaient à l’Allemagne ce que le nucléaire était à la France, c’est-à-dire un atout en or. Le contexte change. Les États-Unis se préparent à une confrontation avec la Chine et ils se disent aussi qu’il est temps de neutraliser l’Europe, afin qu’elle soit bien alignée sur Washington, en brisant cette alliance avec la Russie. En 2008, l’année commence par une réunion de l’OTAN. Poutine est invité et il comprend que l’Ukraine et la Georgie, deux pays mitoyens, sont invités à rejoindre l’OTAN. Poutine prend assez mal la chose. Il est indigné, d’autant plus qu’il s’était jusque-là comporté en loyal partenaire des États-Unis, notamment en leur portant assistance en Afghanistan. Il avertit les États-Unis que ce serait un mauvais geste que d’intégrer des États très proches dans l’OTAN. C’est comme si la Chine et le Mexique concluaient un accord par lequel le Mexique aurait offert à la Chine une base militaire sur le Rio Grande !
L’Ukraine est un pays souverain et l’on entend souvent le fait qu’elle devrait être libre d’accueillir des missiles de l’OTAN. Mais Cuba était aussi un pays souverain et il y a eu un accord pour que, justement, il ne puisse pas y avoir de missiles russes sur le sol cubain…
Bien sûr, c’est ce que l’on appelle le réalisme politique. Un pays doit compter avec son environnement, mais le Mexique ne peut pas oublier qu’il est voisin des États-Unis. De même, Cuba a compris très vite qu’il ne pouvait pas tout faire en 1962. Cuba ne pouvait pas se prêter à une opération guerrière entre l’URSS et les États-Unis. De la même façon, on peut difficilement imaginer que l’Ukraine, notamment la Crimée, une province russe annexée à l’Ukraine en 1954, accueille sur le port de Sébastopol des navires de guerre américains qui menaceraient Moscou à moins de 2000 kilomètres.
Vous expliquez aussi que la situation actuelle ne préoccupe pas les États-Unis, alors qu’elle ne fait qu’affaiblir la Russie et l’Europe…
Il y a trois perdants : l’Europe, l’Ukraine et la Russie. C’est terrible pour l’Ukraine et ce pays sera le grand perdant de ce drame. L’agression russe a eu lieu le 24 février 2022 et, dès début mars, les Ukrainiens et les Russes se sont réunis pour mener des négociations en vue d’un cessez-le-feu. Il y avait un projet de cessez-le-feu le 10 avril 2022, parce que personne ne voulait s’épuiser dans une guerre d’attrition qui risque de durer. Ils savaient l’un et l’autre que personne n’avait les ressources démographiques et matérielles pour une guerre longue. Quoi qu’il advienne, il n’y aura pas de victoire, ni du côté de la Russie, ni du côté de l’Ukraine, ni du côté de l’Europe. Les seuls qui s’en sortiront, ce sont les États-Unis, parce qu’ils ont la chance d’avoir des océans qui les séparent des affres du monde.
En conclusion, vous nous faites comprendre que les États-Unis ont intérêt à ce que le conflit s’enfonce, puisque cela affaiblit tout le monde. Et ils continuent d’être de plus en plus forts…
Oui, mais ce que je voudrais espérer, c’est qu’il y ait de fortes personnalités en Europe pour proposer un cessez-le-feu sur les bases des accords de Minsk ou des accords de Turquie de mars 2022. Ce serait la seule solution qui permettrait à chacun de sortir la tête haute de ce conflit, en minimisant les pertes respectives. Il faut toujours respecter les impératifs géopolitiques de chacun. On ne peut pas violer les autres de façon délibérée sans que cela entraîne des conséquences lourdes.