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Anne-Sophie Chazaud : « La censure militante et activiste rejoint, par porosité idéologique, la censure politique du macronisme qui ne fait que prolonger le gauchisme culturel. »

La philosophe et essayiste analyse les nouvelles formes de la censure contemporaine.

Anne-Sophie Chazaud incarne la nouvelle génération des penseurs que l’on voit dans les médias et elle est connue pour ne pas manier la langue de bois. La philosophe et essayiste analyse les nouvelles formes de la censure contemporaine dans son dernier livre intitulé « Liberté d’inexpression ».

« Liberté d’inexpression » d’Anne-Sophie Chazaud est publié aux Éditions L’Artilleur.

Extraits de l’entretien

Kernews : Vous évoquez les anciens soixante-huitards qui valorisaient en leur temps la pensée libertaire, revendiquant avec toute la vigueur de leur impertinente jeunesse une allergie radicale à toute forme de censure et de contrainte morale, qui se sont transformés en prescripteurs moralisants. Est-ce les mêmes qui militent pour une société de censure, ou s’agit-il d’une nouvelle génération ?

Anne-Sophie Chazaud : Les deux ! C’est l’un des aspects de la généalogie de la morale contemporaine. Nous avons effectivement le gauchisme culturel canal historique qui s’est transformé en prescripteur, dans la mesure où ce gauchisme est devenu une norme dominante. Ces personnes ont fait carrière dans l’administration, dans l’enseignement et principalement tout ce qui relève de la fabrique de l’opinion, comme les médias et la culture. Ces personnes faisant carrière en prenant le pouvoir au plan idéologique n’ont pas l’intention de lâcher les manettes et elles ont aussi formé toute une jeunesse. Si l’on regarde l’omniprésence de la censure dans le milieu universitaire, ce qui est tout à fait catastrophique, on voit bien qu’il y a ces anciens libertaires qui sont devenus des potentats qui n’ont pas l’intention de laisser une grande liberté de pensée à des idéologies qui ne seraient pas conformes aux leurs, et nous avons leurs ouailles qui sont bien souvent victimes de ce qui peut s’apparenter à une forme de bourrage de crâne. On a pu le voir à l’occasion de nombreux épisodes qui se sont déroulés au cours de ces dernières années, avec certaines associations étudiantes qui sont directement dans la censure, et d’une façon beaucoup plus violente que leurs aïeux, comme si les prescripteurs initiaux du gauchisme culturel étaient dépassés par leurs créatures. Nous avons une jeunesse, que je me garderai de qualifier dans son entièreté, qui est complètement versée dans la vogue actuelle des SJW (Social Justice Warrior), qui est dans un monde d’action à la fois victimaire et hystérique, et qui revendique l’intolérance comme un moyen d’action, ce qui signifie que la censure fait directement partie de ses revendications. Par exemple, tout le monde a entendu parler de la pièce de théâtre Les Suppliantes à la Sorbonne, ou des conférences qui sont annulées. Même François Hollande, ce qui est assez rigolo quand on y réfléchit, parce que ce n’est pas un parangon de fascisme, a été censuré et son livre a été détruit. On a une superposition de générations et l’une a dépassé son maître dans le délire inquisitorial. Bien entendu, je me garde de généraliser à l’ensemble du monde universitaire, parce qu’il y a des gens qui résistent, tout comme des étudiants. Il y a des associations, comme L’Étudiant libre, plutôt marquée à droite, qui a été victime d’une agression par les antifas – qui, en réalité, pratiquent des méthodes fascistes – tout simplement parce qu’elle avait un journal…

Ainsi, les anciens soixante-huitards continuent leur combat par procuration…

Le point de vue théorique qui préside à la rédaction de ce livre, c’est que nous avons affaire à une guerre culturelle, exactement comme pouvait l’entendre un philosophe comme Gramsci, qui considérait que la domination s’effectuait d’abord par la culture. Actuellement, depuis plusieurs décennies, la domination culturelle est gauchiste. Nous avons affaire à des gens qui ne sont pas prêts à lâcher le pouvoir et qui cherchent à reconduire l’idéologie qui leur permet d’asseoir ce pouvoir. Nous sommes dans cette configuration.

Pourtant, si j’évoque le symbole du gauchiste soixante-huitard à la télévision, Michel Polac était aussi celui de la liberté d’expression, puisqu’il recevait sur son plateau aussi bien des journalistes d’extrême droite que d’extrême gauche… J’ai connu des journalistes de Libération ou de Télérama qui, lorsqu’une émission ne leur plaisait pas, disaient qu’ils n’en parleraient pas, or ils ne leur serait jamais venu à l’idée de réclamer son interdiction…

Oui, mais on a basculé de façon complètement claire dans la volonté de censure de manière complètement décomplexée. C’est pour cette raison que je distingue les gauchistes du gauchisme culturel. Il y a des gauchistes canal historique, qui étaient un peu anarchistes sur les bords, qui sont restés libertaires et qui continuent d’accepter, et même d’apprécier, des débats virulents. Le dérapage a commencé dans les années Mitterrand avec ce que Jean-Pierre Le Goff, qui est d’ailleurs de gauche, analyse comme étant le gauchisme culturel, c’est-à-dire le moment où le logiciel antiraciste devient l’alpha et l’oméga de toute forme de pensée politique, au détriment de la lutte des classes ou de la domination économique. C’était le jeu de François Mitterrand, celui d’abandonner le peuple, finalement, pour survaloriser les combats minoritaires, et donc à terme communautaristes. Le logiciel antiraciste a été dévoyé pour devenir l’alpha et l’oméga de toute forme de rapport au débat public et à l’action publique. À partir de là, la tolérance d’une pensée autre n’est plus possible, puisque tout va être interprété comme étant du racisme, du fascisme ou du nazisme. On atteint très vite le point Godwin. Tout devient très vite intolérable, puisqu’à l’aune de ce logiciel on met directement les membres de ces différentes communautés en première ligne. Si vous exprimez une opinion sur la question du port du voile, si vous osez émettre une critique à ce sujet, on va immédiatement vous renvoyer à une forme de racisme visant les personnes qui portent le voile. On ne va même plus être en capacité de dissocier l’idée, la question de culture et de civilisation, des personnes. C’est d’ailleurs ce logiciel qui permet de faire des procès au nom de l’islamophobie. On va toujours faire comme si la moindre parole critique était une atteinte aux personnes. On est donc dans un dévoiement de la cause antiraciste et, au nom de toutes les vertus, on tolère l’intolérance, qui devient un moteur et un mode d’action considéré comme légitime et vertueux. Je reviens sur la fameuse parole de Saint-Just , « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », en soulignant que nous avons, à la base, un vrai problème avec la liberté d’expression parce que l’on considère, après la période de la Terreur, que la fin justifie les moyens et, si l’on doit escamoter les libertés pour faire triompher la vertu, ce sera toujours meilleur. Il y a quand même en France quelque chose de non libéral par rapport aux libertés fondamentales.

À l’époque du développement de la presse, il y a eu la loi Bichet visant à garantir le pluralisme car, comme il n’y avait pas de restrictions de papier, puisque tout le monde pouvait faire un journal, la loi a garanti l’indépendance de la distribution de la presse en faisant en sorte qu’un journal d’extrême gauche et un journal d’extrême droite puissent être distribués de la même façon dans tous les kiosques. Ensuite, avec les ondes, comme la ressource est limitée, contrairement au papier, on a accepté l’idée d’une autorité en charge de la sélection des opérateurs. Aujourd’hui, avec Internet, on se retrouve dans la configuration de la presse, puisque l’on peut créer autant de sites ou de blogs que l’on veut. Donc, on devrait revenir à la philosophie initiale d’une sorte de loi Bichet. Pourtant, ce n’est pas le cas…

Certes, la liberté de la presse a été garantie de la façon dont vous le décrivez, mais il y avait quand même une censure institutionnelle assez présente et presque assumée pendant longtemps. Par exemple, dans le monde du livre, il y a eu des exemples de censure assez tardivement. Sur les réseaux sociaux, c’est typiquement l’endroit où le citoyen qui veut s’exprimer librement est pris en étau entre la censure sociétale, parce qu’il y a une très forte pression, avec des signalements de la part des organisations militantes, et une volonté de censure politique extrêmement forte. Les réseaux sociaux font l’objet, notamment en France, d’une volonté de mise au pas par le politique, qui est extrêmement inquiétante. Je suis très frappée par cela, notamment depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir. Nous avons vraiment une volonté très claire de mettre au pas les réseaux sociaux, parce que le pouvoir a bien compris qu’il y avait une liberté inouïe et qu’il était urgent de mettre tout cela au pas. On a eu une quantité impressionnante de tentatives de censure sur Internet. J’explique dans mon livre que la censure militante et activiste rejoint, par porosité idéologique, la censure politique du macronisme qui ne fait que prolonger le gauchisme culturel. En l’occurrence, dès l’arrivée de La République en Marche au pouvoir, on a traité des fake news, donc on a cherché tous les moyens pour mettre au pas les réseaux sociaux. On a commencé avec cette loi sur les fake news, qui est une catastrophe liberticide puisque vous avez maintenant la possibilité, en période électorale, de faire interdire des contenus en faisant intervenir le juge des référés qui va devenir expert en vérité et qui va devoir, en l’espace de quelques heures, décréter que tel ou tel contenu est contraire à la vérité ! Je trouve cela extrêmement préoccupant sur le plan démocratique. C’est aussi passé avec la bénédiction d’une assemblée de godillots. Tout le monde est parti dans cette rhétorique des fake news, sans s’interroger sur ce que cela voulait réellement dire sur le plan liberticide. Vous avez ensuite l’énorme sujet de la loi Avia, qui a été retoquée in extremis par le Conseil constitutionnel, mais qui est d’ailleurs un projet qui reste dans les cartons, qui fait partie du logiciel macronien et qui montre bien la porosité idéologique entre le militantisme activiste, victimaire et vindicatif, et la censure politique. La loi a été retoquée parce qu’au dernier moment Les Républicains, qui avaient tout accepté en première lecture, se sont réveillés. Récemment, bien que la loi ait été retoquée, en plein procès Charlie, vous avez eu les comptes Instagram de deux dessinatrices et d’une journaliste de Charlie Hebdo qui ont été suspendus pendant deux jours, parce qu’elles avaient publié la couverture de Charlie Hebdo avec les caricatures. Immédiatement, de nombreux islamo-gauchistes ont fait des signalements de masse, ce qui était exactement la base de la loi Avia.

Vous revenez à plusieurs reprises sur la loi Gayssot, qui est finalement à l’origine du feu…

Il est très compliqué de parler de la loi Gayssot parce que, si vous contestez la loi Gayssot, vous êtes immédiatement suspecté de contester la réalité de la Shoah, ce qui n’est évidemment pas du tout mon propos, bien au contraire. Je rappelle que même Simone Veil s’est exprimée contre la loi Gayssot et vous vous doutez bien que ce n’était pas pour expliquer que les camps n’ont pas existé ! J’essaie de montrer que de très nombreuses personnalités, qui sont hors de tout soupçon de révisionnisme, étaient contre le principe philosophique, historique, théorique et juridique de ce dispositif législatif.

Vous citez Simone Veil en 1996 : « Je crois que la loi Gayssot, qui est cette loi qui interdit de nier l’extermination des Juifs, la solution finale, est une erreur, parce qu’on a l’air de vouloir cacher des choses. On n’a rien à cacher, l’Histoire est flagrante, elle est ce qu’elle est. Il ne faut pas empêcher les historiens de travailler. Je suis prête à faire un débat avec n’importe qui là-dessus, peu importe… » En disant cela, Simone Veil luttait farouchement contre toute tentative de révisionnisme…

On était à l’époque en pleine affaire Faurisson. Il y avait effectivement un vrai problème, mais ce n’était pas la bonne manière de traiter cette affaire en mettant en place ce dispositif. Je fais un détour philosophique en expliquant que la vérité se construit dans la confrontation, car il n’y a pas de vérité sans confrontation et, même si c’est insupportable, on doit pouvoir confronter une réalité historique à une élucubration. Si un cinglé vous explique que les chambres à gaz n’ont pas existé, c’est à vous de pouvoir lui démontrer qu’il a tort et, si vous n’êtes pas en capacité de lui apporter cette démonstration, cela signifie que vous devez travailler encore plus. La loi Gayssot a lancé le bal de toute une tripotée de lois liberticides. Un coup, c’est la question de l’esclavage, un autre, c’est les manuels scolaires… C’est totalement stupide, mais tout cela a pour but de dire ce que l’on doit penser et comment on doit l’enseigner. Philosophiquement, tout comme sur le plan historique, c’est insupportable. Ensuite, il y a eu la reconnaissance du génocide arménien, il y a eu l’affaire Olivier Pétré-Grenouilleau, cet historien qui a osé dire qu’il y avait une traite esclavagiste propre au monde arabo-musulman, qui s’est retrouvé cloué au pilori. Je rappelle que la loi de 1881, qui régit la liberté d’expression, porte très mal son nom puisqu’il y a plus de 400 dispositifs qui sont un empilement d’interdictions. En France, on a quand même une très grande passion pour empêcher les gens de s’exprimer ! Je considère que les lois mémorielles font partie de ces dispositifs liberticides. La question n’est pas de pouvoir dire n’importe quelle stupidité, mais, si quelques-uns le font, on doit préférer tolérer cela, plutôt que de mettre toute une société en coupe réglée avec une muselière sur le visage. Si l’on a quelques dizaines de cinglés qui disent n’importe quoi, c’est toujours préférable au fait de museler la société tout entière, car on se retrouve avec Sylviane Agacinski qui n’a pas le droit d’aller faire une conférence sur la GPA… Donc, il n’y a plus de liberté.

Écrit par Rédaction

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