Guillaume Bernard : « L’émotion est évidemment instrumentalisée pour aller dans un certain sens. »
La convention citoyenne sur la fin de vie a adopté, dimanche 2 avril, les conclusions de ses travaux initiés en décembre dernier à la demande d’Emmanuel Macron. Les 184 Français tirés au sort pour cette expérience de démocratie participative ont formulé une série de recommandations destinées à améliorer l’accompagnement jusqu’à la mort dans notre pays. Ils proposent de « garantir » des budgets suffisants pour les soins palliatifs, inégalement déployés sur le territoire, et se prononcent majoritairement en faveur de l’euthanasie et du suicide assisté.
Nous évoquons ce sujet sensible avec Guillaume Bernard, historien du droit, politologue et spécialiste de l’histoire des institutions françaises et des idées politiques et juridiques. Depuis 2010, il est enseignant à l’Institut catholique de Vendée.
Kernews : Avec la publication des travaux de cette commission citoyenne, on s’aperçoit que les réactions des médecins sont très mesurées et beaucoup de gens semblent dire qu’il ne faudrait surtout pas se précipiter sur ce sujet. Observez-vous le même phénomène ?
Guillaume Bernard : Le corps médical est forcément très inquiet de l’évolution de la législation, car il se pose la question de savoir si l’on va vraiment reconnaître une clause de conscience permettant à ceux qui ne veulent pas participer à l’euthanasie, ou au suicide assisté, de se retirer. Les médecins sont plus directement confrontés à la maladie et à la souffrance, mais aussi au fait de devoir calmer la souffrance par un certain nombre de substances. Donc, ce sont des questions métaphysiques et morales qu’il faut manipuler avec prudence. On ne peut pas prendre une position sans avoir réfléchi aux tenants et aux aboutissants, non seulement individuels, mais aussi collectifs, d’une telle décision. On entend davantage les gens qui appartiennent à des lobbys et à des organisations, plus que des personnes qui auraient réfléchi sur le plan médical, philosophique et juridique.
Par exemple, face au fils qui nous explique que sa mère âgée a énormément souffert et qu’elle voulait en finir, on ne peut que faire preuve de compassion. N’est-ce pas un domaine où il est difficile de se mettre d’accord avec soi-même ?
Vous mettez le doigt sur quelque chose de très désagréable dans ce genre de débat, où l’émotion est évidemment instrumentalisée pour aller dans un certain sens. On instrumentalise des cas particuliers, qui ne sont pas négligeables par eux-mêmes, mais qui ne sont que des cas particuliers et qui ne peuvent pas justifier une prise de décision pour l’ensemble de la société. On pourrait effectivement fermer les yeux sur des cas particuliers, sans que pour autant on engage la société dans un sens qui est une boîte de Pandore et qui pourrait mener à des situations assez étranges, dont on ne parle quasiment jamais : c’est-à-dire des jeunes adultes qui, en raison d’une forme de désespoir social, pourraient demander l’euthanasie, ce qui n’est évidemment pas la même chose qu’une personne en fin de vie qui a une maladie incurable. On fait preuve d’un certain désespoir scientifique, on ne fait plus confiance à la science pour trouver des remèdes à des maladies, on nous explique qu’il y a des maladies incurables, alors que la science fait des progrès en permanence. Regardez, aujourd’hui, on n’arrive pas à soigner le Sida : pour autant, il y a des personnes qui vivent normalement avec une très grande espérance de vie. Ensuite, il y a la question de la souffrance. C’est quelque chose de très personnel, c’est très subjectif. Il y a des substances qui permettent d’apaiser ou de faire disparaître la souffrance. L’instrumentalisation des cas particuliers, celle de la souffrance, et la perte de confiance dans la science, sont les signes que ce débat est en grande partie manipulé par ceux qui veulent à tout prix obtenir, pour des raisons philosophiques, l’euthanasie et le suicide assisté. Ces gens se servent de cas particuliers pour faire avancer leur cause.
Chaque cas particulier est évidemment très émouvant, on éprouve toujours beaucoup de respect devant la demande d’une personne âgée qui souffre terriblement…
En plus, nous sommes tous confrontés, notamment dans nos propres familles, à la question de savoir ce que l’on ferait dans une telle situation, pour soi-même, ou pour un proche que l’on aime énormément. Donc, c’est un vrai débat. On est parfois confronté à des débats politiques qui sont artificiels. Or, cette fois-ci, c’est une vraie question civilisationnelle. Est-ce que l’on doit transformer en un bourreau le médecin, qui est normalement là pour soigner et guérir ? Je suis au regret de le dire de manière un peu ferme, mais c’est bien la question ! C’est d’ailleurs ce qui inquiète les médecins, qui veulent savoir s’ils seront obligés de participer à cela, ou si une clause de conscience leur permettra de refuser de le faire.
Il y a quelques années, au moment du confinement, on faisait valoir qu’il fallait protéger la vie avant tout ! Aujourd’hui, on nous instille que si l’on n’apprécie pas la vie, on peut zapper avec sa télécommande…
Vous mettez le doigt sur un paradoxe qui est peut-être résorbable. On a une fâcheuse tendance à réduire la vie à ses aspects matériels, comme la bonne santé ou le niveau de vie, et on évacue la question des relations sociales ou de la culture. On retrouve cette instrumentalisation de l’idée de la dignité de la personne humaine en la réduisant à sa capacité physique. On feint d’ignorer qu’une personne a un rôle social qui est extrêmement important, au-delà même de ses capacités physiques. On sait très bien que les soins palliatifs ont une très grande importance pour permettre à des personnes de régler un certain nombre d’affaires au sein de leur famille, et c’est aussi donner un exemple de courage aux petits-enfants. Malheureusement, nous sommes dans une spirale qui nous conduit à réduire la vie à l’aspect mécanique et physique : donc, on réduit la dignité de la personne à ses capacités matérielles et physiques, sans prendre en considération, que ce soit dans le confinement ou dans l’euthanasie, l’aspect culturel et les enjeux civilisationnels.
Malheureusement, dès que l’on vous êtes à la retraite, le téléphone sonne moins souvent et, si vous êtes malade, on commence déjà à considérer que vous ne comptez plus et que vous n’avez plus d’avenir…
Effectivement. Malheureusement, c’est en grande partie devenu cela dans nos sociétés. On s’est aperçu, lors de l’affaire du confinement, que ce qui était le plus fort et le plus indispensable, c’étaient les liens familiaux et amicaux. Des personnes sont peut-être poussées à envisager l’euthanasie, et même à la demander, parce que, justement, on exploite leur abnégation et leur volonté de ne plus être un poids pour la société. Dans le fond, on instrumentalise le fait que l’on a réduit la vie humaine à la capacité de production marchande, alors qu’il y a bien d’autres choses importantes dans notre vie. Il faudrait reconstituer le tissu social, pas simplement le travail, mais aussi la famille, les liens amicaux ou les associations diverses.
Il y a par ailleurs le cas de certains jeunes qui sont confrontés à une phase de grave dépression. Ceux qui ont subi des déceptions sentimentales ont sans doute eu, à un moment, l’envie de se suicider… À l’inverse, on pourrait estimer qu’une personne octogénaire ou nonagénaire qui arrive à l’hôpital va faire générer quelques économies aux caisses de retraite…
Ce sont deux points essentiels que vous mettez en exergue. Il y a d’abord la question de la souffrance, que l’on ne cesse d’exacerber, alors qu’il y a des moyens de juguler la souffrance. Aujourd’hui, on est opéré sous anesthésie et on ne souffre pas. Donc, il y a des moyens de juguler la souffrance. Ensuite, il y a l’exploitation de l’abnégation des personnes qui peuvent se dire qu’elles sont un poids pour leur famille et pour la société. Il ne faut pas négliger le cynisme qui pourrait être l’un des motifs de la volonté de légalisation de l’euthanasie, c’est-à-dire faire faire des économies au système de protection sociale. Il ne faut pas négliger cette motivation chez ceux qui en font la promotion.
En résumé, cette question de l’euthanasie est à manier avec la plus grande prudence…
Si l’on veut essayer de dédramatiser cette question, en allant au-delà de l’émotion, il y a un enjeu d’ordre philosophique et un enjeu plus juridique. D’abord, ce n’est pas parce que l’on a une faculté, que l’on dispose pour autant d’un droit subjectif opposable aux autres. Nous avons tous la faculté de nous suicider : or, cela ne signifie pas pour autant que l’on ait un droit à se suicider et que l’on pourrait exiger d’une autre personne, sous prétexte que l’on n’en a pas les moyens ou les connaissances, qu’elle nous suicide à notre place. Ensuite, sur le plan juridique, ce n’est pas parce qu’il y a le consentement de la victime que cela enlèverait à l’acte d’euthanasie sa qualification d’homicide. Cela reste un homicide ! Celui qui injecte une substance mortifère, ou celui qui fournit la substance mortifère, contribue directement à un homicide. Le consentement de la victime n’est pas une cause exonératoire de l’acte.
Ainsi, si un salarié repart ivre après un apéritif dans sa société, c’est le chef d’entreprise qui est responsable, même s’il allègue qu’il n’a pas du tout forcé son employé à boire…
Il faut réfléchir à cette évolution de la société si l’on créait cette dépénalisation d’un homicide, sous prétexte de compassion. C’est parfaitement compréhensible, mais cela ne justifie pas de passer d’une situation où l’on ferme les yeux dans des cas extrêmes, à une situation où l’on collectivise la responsabilité. La légalisation de l’euthanasie ou du suicide assisté, cela ne signifie pas qu’une personne utilise la faculté qu’elle a de se suicider. C’est le fait de collectiviser la responsabilité dans notre ensemble, par la loi et les finances publiques. Je ne suis pas certain que, moralement, on puisse nous obliger à contribuer à ces actes qui sont tout de même très délicats.