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David Engels : « Il ne faut plus se fier aux structures institutionnelles qui sont en train de s’écrouler, mais construire des réseaux parallèles. »

Il y a quelques semaines, le philosophe Michel Onfray a déclaré qu’il avait été impressionné par le travail de David Engels, avec son parallèle entre le déclin de l’Occident et celui du Bas Empire romain. Ce livre « Le Déclin. La crise de l’Union européenne et la chute de la République romaine » a connu un beau succès et, aujourd’hui, David Engels publie « Que Faire ? Vivre avec le déclin de l’Europe ». Inquiet de voir la civilisation européenne dépérir, l’historien livre ses réflexions et ses conseils personnels dans ce guide de survie à l’usage des amoureux de l’Occident. David Engels est historien et professeur à l’Institut Zachodni en Pologne et à l’Université libre de Bruxelles.

Kernews : Votre précédent ouvrage, établissant une analogie entre le déclin de la civilisation européenne et celui de la République romaine, a marqué les esprits puisque même Michel Onfray a déclaré avoir acheté votre ouvrage, qu’il évoque comme un très grand livre, et être impressionné par votre travail et votre analyse. Votre nouveau livre s’appelle « Que faire ? Vivre avec le déclin de l’Europe ». Est-ce le mode d’emploi pour pouvoir franchir le cap vers une nouvelle civilisation ?

David Engels : « Que faire » est la suite logique du « Déclin » et a d’ailleurs été écrit assez rapidement après cet ouvrage. Bien que je l’aie ensuite laissé de côté quelque temps, je suis heureux de le publier maintenant, car le temps est plus que mûr pour cet ouvrage. « Que faire » est la conséquence « privée » du constat civilisationnel et historique du « Déclin ». En effet, il est bien beau de remarquer que la civilisation européenne est sur la pente descendante, voire en voie de disparition, mais la véritable question qui s’impose est de savoir que faire en tant qu’individu conscient de cette situation et pourtant attaché à la survie de sa civilisation. Je ressens cette souffrance d’une manière très intense et j’ai donc écrit cet ouvrage comme un vademecum assez personnel montrant des pistes afin de surmonter ce sentiment de perte, tout en restant fidèle à l’héritage historique de l’Europe et au devoir de le transmettre à nos héritiers.

N’est-ce pas la théorie de l’évolution naturelle des espèces, où les plus conquérantes et les plus fortes remplacent les plus faibles ?

J’ai une approche très différente de celle du darwinisme : au contraire, je suis convaincu que toutes les grandes civilisations suivent un déroulement assez parallèle, avec une naissance, une croissance, une maturité, un déclin et, à la fin, leur sclérose, voire leur disparition. En Europe du 21e siècle, nous nous trouvons dans les derniers soubresauts de notre civilisation. Ce qui se passe aujourd’hui est donc moins le résultat d’une action externe, que celui d’une évolution assez normale qui pousse cette civilisation européenne, tout comme jadis celle de l’Antiquité, vers une lente disparition. Pour l’historien que je suis, c’est intrigant à observer mais, en tant que père de famille, il est parfois très difficile de vivre avec l’idée que ma propre civilisation est en train de s’écrouler ! Le nombre de ceux qui se sentent comme héritiers de la tradition européenne décroît de jour en jour : dans combien de temps la majorité deviendra-t-elle une minorité parmi d’autres ? Et pourtant, je voudrais lutter pour que, le plus longtemps possible, il puisse y avoir des personnes qui se considèrent fièrement comme européennes et chérissent cet héritage.

Un conflit de civilisations se résume par l’arrivée de gens extérieurs qui veulent remplacer une civilisation. Mais on observe, en jouant sur les sentiments des autres, que ce sont ceux de la société fragilisée qui ont envie d’abattre leur propre civilisation… Sommes-nous dans un combat de civilisations ou dans un déclin naturel ?

Nous sommes vraiment dans une situation très ambiguë. D’un côté, nous sommes les héritiers d’une civilisation européenne qui est très clairement vieillissante : dénuée de force de résistance, elle s’est laissée dominer par une élite qui joue sur cette faiblesse et cette tendance à ne pas vouloir défendre nos propres valeurs, notre culture et nos traditions, et qui poursuit ce qu’on appelle l’agenda « politiquement correct ». D’un autre côté, cette faiblesse interne attire les migrants d’un peu partout, essentiellement du monde africain et musulman, et qui, voulant chercher de nouvelles conditions de vie, exploitent ce manque de volonté et de pouvoir assimilateur. C’est d’ailleurs un fait que l’on connaît dans beaucoup d’autres civilisations : par exemple, vers la fin de la République romaine, on constate un phénomène migratoire surprenant de personnes qui émigrent vers la cité de Rome et qui essaient d’y profiter des avantages politiques et des allocations sociales, changeant graduellement l’identité culturelle de cette ville et provoquant une résistance identitaire de la part de « populistes ». Au fond, il n’y a rien de nouveau dans l’évolution actuelle… Mais cela ne rend que plus tragique le fait de devoir vivre à une période si vulnérable.

Selon vous, l’homme européen doit affirmer son identité comme un acte de résistance. Mais vous savez bien que ce n’est plus possible dans de nombreux pays…

C’est pour cela que j’ai pris moi-même la décision assez difficile de quitter ma Belgique natale pour m’installer en Pologne, parce que ce déclin civilisationnel de notre société a pris une telle ampleur en Europe occidentale, que je voulais permettre à ma famille de vivre dans un cadre où le fait d’être européen et de se placer fièrement dans la continuité d’une histoire centenaire soit toujours normal et non pas une chose dont il faille s’excuser. Toutefois, bien que l’Occident européen se trouve dans un déclin beaucoup plus marqué que l’Europe de l’Est, il ne faut pas se leurrer : tôt ou tard, le déclin de l’Occident va aussi toucher cette partie centrale et orientale de l’Europe, ne serait-ce que par la crise économique et financière qui s’approche à grands pas. Mais j’ai l’espoir que, grâce au conservatisme des pays du groupe de Visegrad, dans une cinquantaine d’années, on aura toujours l’impression d’être en Europe quand on se rendra à Varsovie ou à Budapest, alors que ce ressenti est déjà largement en train de disparaître quand on va à Paris, Londres ou Bruxelles…

Vous vous interrogez : « Comment léguer notre héritage en danger à nos descendants ? » Est-ce par la voie d’une culture parallèle ?

Oui. Pour les vingt prochaines années, il faut se préparer à une crise assez importante en Europe occidentale, dont les déclencheurs immédiats seront plutôt économiques, mais provoqueront une avalanche de nombreux autres facteurs de crise. En effet, une fois qu’il n’y aura plus d’allocations sociales ni de pensions, ce qui reste de la solidarité civique va être pulvérisé et va déclencher une lutte intense entre les différents groupes sociaux et culturels qui forment cette Europe occidentale de plus en plus fragmentée. Pour pouvoir survivre dans ce cadre, alors que la plupart de nos dirigeants ne semblent pas forcément porter la culture occidentale dans leur cœur – ils défendent plutôt une certaine vision globaliste –  nous nous trouvons rejetés sur nous-mêmes et ne pouvons plus compter sur l’État, les structures sociales et les institutions pour défendre nos intérêts. Il faut bien se rendre compte que les Européens, surtout en Occident, sont devenus un groupement parmi d’autres, désormais sur le même pied que les nombreux autres groupes de migrants. Si nous voulons continuer de cultiver une approche identitaire positive par rapport à la tradition occidentale, il faudra commencer à prendre les choses en main et ne plus se fier aux structures institutionnelles qui sont en train de s’écrouler, mais construire des réseaux parallèles. Les musulmans ont compris cela depuis longtemps et leur force réside dans la solidité et la cohésion de leurs différentes structures sociales, familiales ou religieuses. Les Européens, en revanche, n’ont pas encore bien intériorisé cette situation : s’ils veulent survivre aux années de crise à venir, ils devront très rapidement créer des « sociétés parallèles » à tous les niveaux, que ce soit professionnel, familial, géographique, religieux, politique, etc.

Le seul point sur lequel vous avez pu vous tromper dans votre précédent livre, c’est que l’on estimait que le déclin de l’Europe, en analogie avec la République romaine, se déroulerait sur un siècle. Or, en réalité, tout va très vite et, selon vous, nous serions déjà à hauteur d’une vie humaine…

Pas vraiment : dans « Le Déclin », j’avais annoncé une phase d’insécurité civile qui allait certainement s’étendre sur une vingtaine d’années, en faisant le parallèle avec les guerres civiles à Rome et puis l’établissement d’un genre d’État autoritaire qui serait le seul à pouvoir recréer un semblant d’ordre. C’est plus ou moins vers cela que l’on va et le parallèle continue d’être exact. J’avoue néanmoins que j’ai été frappé par la rapidité des événements et le fait que même mes visions les plus pessimistes semblent se réaliser… J’avais voulu garder un petit espoir que l’on allait peut-être éviter le pire et qu’avec une certaine sagesse politique, nous allions peut-être pouvoir stabiliser un peu mieux les événements et assurer une transition plus douce. Mais il est assez clair que là, nous allons vers un modèle très conflictuel au cours des prochaines deux décennies…

Pourtant, on conserve le sentiment que l’État est fort et il donne toujours l’apparence de résister…

Le déclencheur de la crise future ne viendra pas forcément de la France, mais plutôt de l’Italie, avec son économie très affaiblie et sa dette financière immense. Mais il est vrai que la France et l’Espagne représentent également des facteurs d’insécurité assez impressionnants dans les années à venir. D’ailleurs, il ne faut pas sous-estimer non plus la situation assez délicate de l’Allemagne. Celle-ci peut apparaître, depuis l’extérieur, comme un État assez stable et fiable, mais le pays est en train de bouillonner à l’intérieur et se polarise de plus en plus entre deux camps adverses. De plus, le « miracle » allemand est basé sur une dépendance quasi-totale de l’exportation et sur une expansion massive des travaux à rémunération très basse. L’apparence de stabilité en Europe est donc trompeuse. D’ailleurs, qui, en 1989, aurait misé sur l’écroulement du bloc de l’Est ?

On dit souvent que l’ennemi est à l’intérieur : vous soulignez que la crise vient de l’intérieur, mais on ne peut rien faire quand on est otage d’un phénomène suicidaire…

En effet, bien que je ne nierai nullement le problème fondamental de l’immigration de masse, le déclin des valeurs sociales, familiales et religieuses est au moins aussi grave, particulièrement en France, et cette crise identitaire et psychologique est nettement plus difficile à affronter que les défis venant de l’extérieur. Autant, avec quelques textes de loi, vous pouvez fermer les frontières, autant il est difficile de transformer le comportement de toute une civilisation pour la ramener à la raison, et notamment à l’amour de ses propres traditions. En tant qu’historien, ce qui me frappe le plus, c’est cette désolidarisation de la plupart des Européens occidentaux par rapport à leur propre histoire. Dans ma carrière d’enseignant, j’ai pu constater, lors de mes cours, que les étudiants découvraient l’histoire européenne, l’histoire romaine ou l’histoire chinoise avec une égale stupeur et impression d’exotisme : à ce qu’il semble, beaucoup de gens sont déjà totalement déconnectés de leurs traditions et ne perçoivent plus l’histoire de l’Occident comme leur héritage, mais comme quelque chose de déjà mort depuis assez longtemps. Il est évidemment extrêmement difficile d’insuffler une nouvelle vie à cela. Dans « Que faire », j’ai étudié le volet plutôt individuel de cette approche ; dans mon prochain livre, « Renovatio Europae » (à paraître bientôt en français), qui fait diptyque avec « Que faire », je tente d’esquisser, avec la collaboration de quelques collègues venant de partout en Europe, des pistes vers une réforme « conservatrice » de l’esprit européen. Mais il est évident que la réception de cet ouvrage sera très clivée…

Que pensez-vous de la création d’un commissaire à la protection du mode de vie européen au sein de la Commission européenne ?

J’ai vu cela avec un très grand intérêt. Je ne vais pas faire ma mauvaise langue, mais la grande question est de savoir ce que l’on entend par « protection du mode de vie européen »: s’il s’agit de la défense de notre hédonisme, de notre matérialisme, de notre je-m’en-foutisme et de notre haine de notre propre civilisation, tous déclarés comme « individualisme » européen, vous imaginez bien ce que j’en pense… Mais si l’on parle plutôt de la défense d’une civilisation qui est enracinée profondément dans les idéaux du monde gréco-romain et dans les traditions religieuses judéo-chrétiennes, alors ce serait magnifique. Mais j’en doute beaucoup.

Écrit par Rédaction

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