La sortie d’un film avec Fabrice Luchini est toujours un événement. Ce mois-ci, il est à l’affiche d’une comédie intitulée« Alice et le Maire » avec Anaïs Demoustier. Il interprète le rôle du maire de Lyon, qui n’a plus une seule idée après trente ans de vie politique. Pour remédier à ce problème, on décide de lui adjoindre une jeune et brillante philosophe. Un dialogue se noue et le maire se retrouve ébranlé dans ses certitudes. Fabrice Luchini, qui est incontestablement l’acteur le plus populaire du cinéma français, a accepté de nous parler de ce film. Une attention appréciable, lorsque l’on sait qu’il accorde peu d’interviews. Il était en direct sur Kernews le jeudi 26 septembre pour parler de son nouveau film. Notons qu’il sera en représentation à Atlantia le samedi 6 juin 2020, pour sa pièce « Des écrivains parlent d’argent ».
Fabrice Luchini sur Kernews
Kernews : Le film raconte l’histoire du maire de Lyon qui n’a plus d’idées et qui fait appel à une jeune philosophe. Avant la sortie de ce film, tout le monde s’est évertué à chercher un éventuel message caché sur Gérard Collomb… Aux États-Unis, de nombreux films ou séries présentent le président des États-Unis ou le maire de telle ou telle ville dans des actions diverses et l’on fait la part des choses en comprenant qu’il s’agit d’une pure fiction. En France, cela apparaît comme un nouvel exercice…
Fabrice Luchini : Oui, cela n’a rien à voir avec le maire de Lyon ! Il faudrait être un peu délirant… Faire un biopic sur Michael Jackson ou Mick Jagger, cela intéresserait sans doute les gens. Mais sur Gérard Collomb… Dans l’idée, le maire est le roi de la ville, il n’y a rien au-dessus de lui, on aurait pu prendre Paris, Bordeaux, Marseille ou Lille… Le film, c’est un homme qui n’a plus d’idées et qui va avoir le génie de demander à une philosophe de l’aider. Il n’a plus d’idées, mais le groupe autour de lui en a plein. Ils ont trop d’idées, les mecs qui sont payés pour ça, alors il sent instinctivement que ces fabricants grotesques d’idées, ces créateurs, ces professionnels de l’événementiel, tous ces couillons de Lyon 2500, n’ont plus d’idées… C’est un homme qui va avoir une histoire platonique, pas sexuelle, avec une fille qui incarne bien son époque et il va trouver dans cette relation quelque chose de très étonnant. Elle a un ascendant, mais on n’imagine jamais que les hommes politiques puissent être traversés par des états de ce type.
Il sait qu’il n’a plus d’idées, mais il fait toujours illusion par une sorte de force d’inertie qui dure pendant plusieurs années…
Il dit qu’il n’a plus d’essence, mais que l’élan est encore là… J’ai joué le film d’un metteur en scène qui a un grand sens du dialogue. Nicolas Pariser est de la tradition des Rohmer ou des Guitry, des gens qui n’ont pas peur d’écrire. Ensuite, l’acteur prend en charge ce paquet d’écriture pour le transformer en moments intenses. Rien ne serait plus terrible qu’un film bavard… Et le rôle d’un acteur, là où il a une fonction, c’est de transformer ces pages entières, comme je le fais au théâtre, avec Péguy, Guitry ou Céline, pour essayer de restituer ce qu’il y a d’essentiel et de vivant. Je n’analyse pas trop psychologiquement le film. Je suis impressionné par l’accueil extraordinaire du Figaro Magazine, des journaux de gauche, des journaux de droite… C’est rare dans la vie d’un acteur d’être dans un film qui fait l’unanimité à ce point-là.
À un moment, le maire, Paul Théraneau, rend hommage à un ancien résistant en rappelant qu’il y avait des gens de droite, des gens de gauche, des royalistes ou des communistes au sein de la Résistance. On sent que cela aurait pu être vos propos…
C’est très beau, ce moment. Quand on a un très beau rôle, comme dirait Jouvet, on passe de manière successive de sa personnalité à la personnalité de l’auteur. On est dans un film important, ou dans une pièce de qualité, et l’on est à la fois acteur et comédien. On est comédien parce que l’on disparaît derrière la responsabilité que l’on a reçue, mais on alterne par des moments où la personnalité revient. La chance de mon métier, c’est de maîtriser les moments où il est intéressant de laisser aller les vertus de ma personnalité et, à un autre moment, de les faire disparaître pour qu’il y ait une autre personnalité qui surgisse. Dans un film de cette dimension, on est soi-même, puis à un autre moment on n’est plus soi, on est Paul Théraneau, le maire, puis, à un autre moment, on abandonne Paul Théraneau pour redevenir ce que l’on est, et l’on réabandonne ce que l’on est… C’est la grandeur d’un projet, c’est l’alternance, ce que Jouvet a mis en mots de manière générale : le moi et l’absence du moi.
Tout au long de cette fiction, le clivage droite gauche existe encore et les spectateurs sont plongés dans cette logique ancienne, comme si elle était encore naturelle… Finalement, ce clivage ne semble pas être déplacé dans nos esprits…
C’est un maire de gauche, mais il est dans le réel. Ce qui est formidable, c’est le paradoxe extraordinaire du comédien, parce que tout ce qu’il dit, le maire, je n’y crois pas une seconde… Je ne suis pas du tout un homme qui a une fascination pour le progrès. Je serais plutôt Guitry dans « Faisons un rêve », à qui l’on demandait : « Vous êtes avocat, mais vous n’exercez jamais. Pourquoi ? » Le personnage de Guitry répond : « Je n’arrive pas à m’intéresser aux problèmes des autres. » Je serais plutôt du côté de Guitry, l’ironie, l’espièglerie… Mais Paul Théraneau n’est pas du côté de Guitry, il dit qu’il aide la ville, ce qui est vrai… En plus, c’est dégueulasse d’accabler tous les hommes politiques, c’est très bête. Il n’y a pas que des animaux névrosés. Ceux que l’on connaît, les puissants, sont des animaux à part. Les Sarkozy, Hollande et Macron, ce sont des voitures de course étonnantes qui ont du caractère, de la volonté et, quelquefois, de l’intelligence. Du temps de Gaulle il y avait cette troisième qualité. Maintenant, la seule chose que l’on demande, c’est du caractère, de la volonté et de l’obsession. C’est ce qui fait un président. Mais la politique ne peut pas se résumer aux gens qui sont les stars. La politique, c’est plein de maires dont la composante psychologique est de s’occuper réellement de leurs administrés. Les Français ont une très bonne opinion des maires. À Lyon, comme à Bordeaux, les gens aiment bien leur maire. Donc, le discours poujadiste ne m’intéresse pas trop, car ces hommes sont sincères. Je joue quelqu’un qui dit des mots auxquels, moi, je ne croirais pas. Et pourtant, j’y crois à la seconde où je suis dans mon métier en train de les dire… Je parle d’un tas de choses que ma personnalité ne comprend même pas !
À la fin du film, il y a cette phrase sur « la perte du crédit moral qui affecte les formes civilisées de la vie… »
C’est sublime ! Il dit aussi qu’à un moment on sortait des grandes écoles pour faire telle ou telle chose, et pas pour devenir financier ou banquier. Mon cœur, quelle que soit sa composante conservatrice, est quand même extrêmement bouleversé par la beauté de ce texte. On a tous envie d’être de gauche quand il y a cette accusation de la financiarisation ! Je fais d’ailleurs ce spectacle « Des écrivains parlent d’argent »…
Que vous présenterez le samedi 6 juin 2020 à La Baule…
D’ailleurs, Corinne (NDLR : Corinne Denuet, directrice générale d’Atlantia) m’a dit que c’est ahurissant : elle vend les places à une telle vitesse que, sans l’avoir annoncé concrètement, les trois quarts de la salle sont déjà remplis. Alors, cette phrase sur la perte du crédit moral qui affecte les formes civilisées de la vie signifie que la financiarisation est devenue telle que les vertus de la réalité, avec cette moralité ou dignité, sont anéanties par le marché. On peut être un peu conservateur et trouver que tout cela ne va pas très bien.
Il faudrait surtout être conservateur pour trouver que cela ne va pas bien !
Ce n’est pas parce que l’on n’est pas marxiste, que l’on n’a pas envie que les choses se réforment. Il y a cette phrase extraordinaire de Nietzsche qui dit à un moment : « Je veux nuire à la bêtise ». Cela n’a l’air de rien, lui qui a dit que « sans musique, la vie serait une erreur, un exil », il écrit « Je veux nuire à la bêtise ». Le complot global, autour de nous, quand on ouvre les télévisions, c’est un pacte avec cet immense abrutissement qui est prétexte à faire de l’argent sur la fatigue globale des êtres humains. Pour résister, à ce niveau-là, des films comme celui de Nicolas Pariser sont des petits îlots de résistance où l’on peut s’amuser, apprendre des choses, voir une histoire d’amour très platonique, sans ressortir abruti. Mais ces endroits sont de plus en plus rares. C’est ahurissant ce qui se passe autour de ce film : Le Figaro, Le Monde, tout le monde trouve le film génial…
Alors, faisons le rêve que les records d’entrées soient battus à La Baule !
C’est génial, je me souviens de cette jolie rue, avec tous ces commerçants pas agressifs, l’avenue du général de Gaulle. À propos, qu’est-ce qu’on l’aime, lui ! Il avait tout ! Il avait la volonté, l’obsession, le caractère et l’intelligence nourris par une culture absolument gigantesque.
Cette intelligence et ce sens de la débrouillardise se retrouvent chez tous les anciens ministres qui ont connu la guerre… Une génération totalement différente de la classe politique qui est arrivée après…
Exactement. Comme disait Flaubert dans sa correspondance : « Si Goethe entrait dans ma maison je crois que je crèverais sur ma chaise, il avait tout cet homme-là… » On a envie de dire que si le général de Gaulle venait nous voir dans notre maison, on crèverait sur notre chaise !