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François-Bernard Huygue : « On attrape les mots comme des virus, ils circulent dans l’air, on les répète, on se conforme au style de vocabulaire que l’on a entendu à la télévision. »

François-Bernard Huygue est docteur d’État en sciences politiques, HDR, et directeur de recherche à l’IRIS. Spécialiste de l’influence stratégique et du cyber, il a publié plusieurs ouvrages sur l’influence et la désinformation, dont « Maîtres du faire-croire – De la propagande à l’influence », et « Désinformations – Les armes du faux ».

Son nouveau livre est une contribution à la compréhension du résultat de l’élection présidentielle et des élections législatives. Il analyse la rhétorique des candidats, les mots qui se sont imposés et ceux qui ont fait polémique. Derrière, il invite le lecteur à comprendre les mécanismes de la manipulation de l’information via la presse, les médias et les réseaux sociaux.

« La bataille des mots. Le vocabulaire comme arme en politique » de François-Bernard Huygue est publié chez VA Éditions.

Kernews : Lorsque l’on observe la composition de la nouvelle Assemblée nationale, entre les députés NUPES, ceux de la majorité et ceux du RN, on se doute que la bataille des mots risque d’être de grande ampleur au cours des cinq prochaines années…

François-Bernard Huyghe : Très certainement, la bataille pour le sens des mots, pour le droit d’utiliser des mots ou pour les symptômes que révélerait l’utilisation des mots, devient de plus en plus importante. Il est normal que des gens opposés idéologiquement n’utilisent pas le même vocabulaire. Quand j’étais jeune, contradictions internes ou forces productives, cela indiquait plutôt que la personne était marxiste et cela passait très bien. Maintenant, on se bat pour des expressions qui tournent en rond sur les plateaux de télévision comme « grand remplacement », « islamo-gauchisme » ou « valeurs de la République ». Il y a une tentative de prendre l’hégémonie idéologique en imposant des mots. Ce n’est pas un procédé nouveau, cela existe depuis quelques siècles. Ce n’est pas quelque chose qui tombe du ciel, puisque des auteurs remarquables comme Orwell ont parfaitement expliqué la chose. Simplement, il y a un émiettement des luttes et on voit que des vocabulaires tentent de s’imposer : comme le vocabulaire woke, par exemple.

Vous expliquez que de nombreux Français n’ont pas compris le sens de cette bataille des mots et se laissent influencer par des accusations en pensant que c’est la réalité, alors qu’il s’agit d’un stratagème idéologique pour discréditer l’autre…

On attrape les mots comme des virus, ils circulent dans l’air, on les répète, on se conforme au style de vocabulaire que l’on a entendu à la télévision… C’est vrai, c’est une imprégnation très lente. J’ai travaillé sur 45 mots et, pour chacun de ces 45 mots, j’ai trouvé un livre récent de quelqu’un qui s’interrogeait sur son sens. Il y a une inquiétude sur les pouvoirs de la langue chez les intellectuels mais, en même temps, il y a une bataille quotidienne pour l’emploi des mots : comme complotisme, qui est devenu une injure extrêmement vague, mais qui ressort dans tous les débats télévisés. Nous faisons beaucoup plus attention au sens des mots sans être forcément conscients de tout ce qui se cache derrière.

Évoquons le terme de complotiste qui dénonce ceux qui remettent en cause une vérité officielle. Or, en 2003, Dominique de Villepin était un complotiste, puisqu’il était le seul occidental à affirmer à l’ONU que Saddam Hussein n’avait pas d’armes chimiques…

Il y a d’abord des affirmations de fait, des affirmations relatives à la vérité. Je me souviens très bien de cette époque où tous ceux qui avaient le moindre doute sur les armes de destruction massive de Saddam étaient des agents de Saddam et des complotistes méchants hors du cercle républicain. Heureusement, l’histoire nous a donné raison, sinon tous ceux qui émettaient des doutes à cette époque seraient aujourd’hui considérés comme des dingues. Mais il y a aussi des vrais complots. Il y a certainement eu un complot pour l’assassinat de Kennedy, mais je sais qu’il y a 63 thèses. Cela va des services secrets russes, aux services secrets américains, en passant par la mafia et les grands pétroliers texans. L’une de ces thèses doit être vraie, mais je mourrai avant de savoir laquelle, tellement c’est compliqué… Quand il y a eu l’épidémie de Covid, tous ceux qui attribuaient l’origine de ce virus à une fuite d’un laboratoire étaient traités de fous ou de conspirationnistes, face à la thèse officielle qui disait que cela venait du pangolin ou de la chauve-souris. Il y avait des débats du même genre à propos des origines du Sida. Aujourd’hui, la thèse officielle sur la transmission de la Covid de l’animal à l’homme est considérée comme beaucoup moins évidente et beaucoup de gens, y compris aux États-Unis, estiment qu’il y a peut-être eu une fuite dans un laboratoire. Je pense qu’on ne le saura jamais, parce que nous n’aurons jamais la vidéo du laborantin qui fait la fausse manœuvre et jamais non plus la confession écrite du pangolin… Il faut savoir que le complotisme est une tendance assez naturelle de l’esprit humain. Le terme de complotisme a été dénoncé par le philosophe Karl Popper, après la Seconde Guerre mondiale, pour désigner des phénomènes bien connus, comme les protocoles des Sages de Sion ou ces théories qui attribuaient un pouvoir diabolique et caché aux jésuites, aux juifs, aux francs-maçons, bref, aux sociétés secrètes. Combattre cette tendance à attribuer un pouvoir tout-puissant à une bande d’hommes qui se cacheraient, c’est normal, mais c’est aussi devenu un phénomène très facile pour ridiculiser un adversaire. Premièrement, il y a des vrais complots, ils échouent en général, mais il y a des groupes qui essayent de s’emparer du pouvoir ou d’avancer leurs idées en se dissimulant. Je crois qu’ils ne sont pas tout-puissants. L’erreur du complotiste, c’est d’attribuer tous les pouvoirs et tous les événements qui se produisent à des groupes secrets dont personne ne devinerait l’existence, sauf ceux qui sont particulièrement intelligents… Cela n’empêche pas qu’il y ait des groupes qui essayent de défendre des intérêts communs, en faisant avancer des idées politiques. Mais ils ne se réunissent pas forcément avec un masque dans une cave. Parfois, les choses se produisent parce que les gens ont eu la même éducation, habitent dans les mêmes quartiers, lisent les mêmes journaux… Donc, ils ont tendance à penser la même chose. Le terme de complotiste permet de traiter de paranoïaque pas très malin toute personne qui doute de la vérité officielle ou, plus généralement, quiconque n’admet pas l’explication idéologie dominante. Dans ce contexte Karl Marx n’aurait-il pas été un complotiste ?

Dans cette bataille des mots, on essaye aussi de discréditer son adversaire en l’accusant d’être contre les valeurs de la République. L’opposition à la République, c’est la monarchie ou la dictature. Or, par définition, toute personne qui se présente aux élections en acceptant d’avance le résultat du suffrage universel si elle échoue, est fidèle aux valeurs de la République… Jusqu’à présent, personne n’a menacé de prendre les armes après avoir perdu une élection…

On peut prendre ce terme dans le sens institutionnel en expliquant que les gens qui ne voudraient pas d’un gouvernement du peuple par le peuple seraient des personnes qui défendent des idées contraires aux valeurs de la République. Les gens qui refusent le suffrage universel, personnellement, je n’en fréquente pas…

ll y a des royalistes qui refusent de se présenter aux élections et qui refusent d’aller voter, parce qu’ils sont contre les valeurs de la République…

Dans ce cas, c’est leur droit et c’est parfaitement proclamé. Après, par des glissements sémantiques, on peut traiter de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Par des glissements successifs, sera considérée comme contraire aux valeurs de la République toute critique contre l’ordre existant du monde, contre le système économique libéral, contre la mondialisation plus ou moins heureuse, contre l’ouverture à l’Europe ou contre l’accroissement des droits de l’individu et du citoyen.

Par exemple, on peut accuser quelqu’un qui est contre les éoliennes d’être contre les valeurs de la République…

Oui, puisque si vous êtes contre les éoliennes, c’est que vous ne voulez pas lutter contre le réchauffement climatique de façon correcte par des énergies non-renouvelables : donc vous n’avez pas d’humanisme, vous n’êtes pas soucieux de vos frères humains, donc vous êtes un salaud ! C’est un argument qui permet de clore la bouche à n’importe qui. On a vu des discussions jésuitiques tout à fait intéressantes, au moment du deuxième tour des législatives, en particulier dans le clan de la majorité, où il était établi que le Rassemblement national était en dehors des valeurs de la République et que l’on ne pouvait pas voter pour lui, même s’il réclamait plus de démocratie directe. Mais on s’interrogeait sur les NUPES qui étaient du côté des valeurs de la République, ou non… On a vu arriver des critères bizarres, comme le fait de dire que la police tue signifiait que l’on était hors des valeurs de la République. On est dans un système où un terme qui a perdu tout contenu philosophique ou sémantique devient une forme de lasso qu’on lance à l’adversaire, qui doit essayer de s’en dépêtrer en démontrant que ce n’est pas le cas.

Dans cette nouvelle bataille à l’Assemblée nationale, il va certainement y avoir beaucoup de mots qui vont s’échanger autour du wokisme…

Déjà, ce terme de wokisme est un anglicisme qui est passé dans la langue française, comme leadership. On ne va pas se battre là-dessus. C’est un terme qui vient des États-Unis. C’était d’abord un sentiment. Le fait d’être woke, c’est être éveillé face aux injustices raciales ou de genre. Ce n’est pas une doctrine constituée comme l’anarchisme ou le marxisme. Il y a des gens qui sont sensibles à la souffrance des subalternes, des femmes ou des minorités raciales, et il y a les autres. Petit à petit, ce souci humaniste s’est transformé en impératif et il faut éviter les termes qui peuvent être ressentis comme des souffrances ou des injures. Maintenant, cela se transforme en cancel culture, c’est-à-dire par le déboulonnage de statues ou le retrait de certains livres des bibliothèques pour empêcher les mauvais sentiments et les mauvaises pensées. Donc, il faut préserver les cerveaux des jeunes générations de cette mauvaise influence conservatrice et dominatrice… Tout cela s’est fait en quelques décennies. Au départ, ce mot ne voulait pas dire grand-chose et c’est aujourd’hui devenu quasiment une doctrine structurée.

Il y a des expressions qui sont utilisées pour occulter la vérité, comme « les jeunes ». Mais aujourd’hui, 90 % des Français ne pensent pas aux mêmes jeunes quand ils entendent ce terme à la télévision…

Oui, ils pensent aux jeunes issus de l’immigration, pour dire les choses très clairement… Il y a eu une période politiquement correcte, avec le « pas d’amalgame », où il était important dans les journaux et dans certaines catégories sociales urbaines diplômées de montrer sa vertu et de montrer que l’on ne faisait pas d’amalgame entre le musulman et le terroriste, entre le jeune de banlieue et le délinquant. Tout cela produit un vocabulaire d’euphémismes : comme les jeunes ou les incidents… Du coup, on voit bien sur les réseaux sociaux que les gens de droite se moquent de cela en retournant les choses. Par exemple, j’ai lu récemment « Une chance pour la France a braqué une épicerie » et tout le monde comprend ce que cela veut dire puisque ce terme retourne l’idée du vivre-ensemble. Après les attentats, on a vu des millions de gens défiler dans les rues contre le terrorisme, mais sans faire d’amalgame. Or, maintenant, c’est quelque chose qui est utilisé au second degré.

Il y a un autre mot très à la mode pour discréditer son adversaire : c’est celui de populiste…

Traiter quelqu’un de populiste, c’est une façon de dire qu’il est bête et méchant. Bête, parce que le populisme serait composé d’idées primaires, soit sur les immigrés, soit sur l’économie : par exemple, quand quelqu’un dit qu’il suffit de prendre de l’argent aux riches. Le populiste serait aussi quelqu’un de méchant parce qu’il est contre le vivre-ensemble et il est plein de fantasmes et de refus de l’autre. En même temps, c’est une catégorie sociale. L’électorat du Rassemblement national est très largement ouvrier. Ce ne sont pas les couches les plus fortunées, ce sont des gens qui ont entre 25 et 60 ans, pas très diplômés, qui ont des difficultés à la fin du mois et qui vivent en périphérie. C’est la réalité sociologique.

Vous dites que c’est la réalité sociologique, mais ces gens vont vous répondre qu’ils n’acceptent pas d’être traités de crétins…

Oui, il y a un mépris de classe. D’ailleurs, j’ai récemment entendu Daniel Cohn-Bendit suggérer que le suffrage devait être réservé à des gens qui ont certains diplômes ou une certaine intelligence ! C’est un discours aristocratique, ou oligarchique, méprisant pour le peuple qui serait trop abruti pour comprendre le monde et pour voter… Pourquoi pas le suffrage censitaire ?

Certains pourraient répondre qu’il faudrait réserver le droit de vote à ceux qui paient des impôts…

Cela existait il y a près de deux siècles et tous les bons esprits pensaient que seuls ceux qui avaient un peu de propriété pouvaient raisonner sur les affaires de la cité. Il y a eu des vrais partis populistes qui se sont réclamés comme tels, notamment des populistes russes en 1860 contre le tsar. On pourrait les appeler des gauchistes selon nos critères modernes. Il y a aussi eu des populistes américains, à la fin du XIXe siècle, qui étaient des petits propriétaires opposés aux industriels du Nord. On appelle populiste quelqu’un qui est démagogue et qui s’adresse au peuple. Mais cela concerne beaucoup de monde… On ne peut plus définir le populisme comme une idéologie, ou alors il faudrait trouver des points communs entre Jean-Luc Mélenchon et Jordan Bardella ! On ne peut pas non plus définir le populisme comme un style. On finit par définir le populisme comme le refus des élites. C’est un rapport qui s’établit entre le bloc populaire et le bloc élitaire. C’est en fait un rapport entre ceux qui se sentent mal représentés par le système et ceux qui se sentent dans le camp du bien, surtout lorsque cela coïncide avec leurs intérêts et le sens de l’histoire. C’est une catégorie extrêmement floue, où l’on met dans le même camp Boris Johnson, Jean-Luc Mélenchon, Vladimir Poutine ou Marine Le Pen… Finalement, c’est un mot culpabilisant sans aucun contenu.

Si l’on déclare que les populistes s’adressent à des crétins sous-diplômés, il y a des personnes qui, sans engager la moindre réflexion, vont suivre le troupeau pour ne pas ressembler à ces gens que l’on montre du doigt…

Tous ces impératifs moraux autour du complotisme, du populisme ou du déclinisme sont des facteurs de conformité qui se situent à la limite de l’exclusion politique et de l’exclusion morale. Il s’agit surtout de prouver sa vertu en disqualifiant un certain nombre d’idées.

Écrit par Rédaction

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