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Gilles Cosson : « La Russie possède un élan mystique et brutal qu’un peuple tourné vers l’argent, la loi et le formalisme ne pourra jamais comprendre. »

Gilles Cosson a écrit une vingtaine de livres s’intéressant à l’histoire intellectuelle et spirituelle d’un monde dont il a bien connu les aspects tant économiques que philosophiques. Dans sa première vie, Gilles Cosson a été membre du directoire de Paribas en charge des participations industrielles et président de Poliet (Point P, Lapeyre…). Dans son dernier ouvrage, il analyse l’histoire littéraire de la Russie pour nous permettre de mieux appréhender la mentalité de ce pays.

« La Russie de demain : à la lumière de son histoire littéraire » de Gilles Cosson est publié aux Éditions de Paris Max Chaleil.


Kernews : Vous rappelez que la Russie a conduit beaucoup de héros sur le chemin du sacrifice et d’écrivains sur le chemin de l’excellence. Est-ce ce qui caractérise cette Russie si particulière ?

Gilles Cosson : La Russie a comme caractéristique d’avoir créé de très grands poètes et de très grands écrivains qui ont apporté une vision différente de notre rationalisme habituel. Mais, en même temps, elle a affirmé une façon d’être, qui est un étrange mélange entre un autoritarisme issu de la période tatare, obligeant à une fermeté très forte, pour éviter la dispersion des peuples, et, dans le même temps, une espèce de chaleur humaine, une vision du monde invisible, qui a toujours profondément inspiré l’âme russe.

De quelle manière la société russe d’aujourd’hui est-elle le reflet de cette littérature passée ?

C’est une question redoutable car dans l’histoire de la littérature russe, il y a toujours eu une très forte connexion entre les événements et la littérature. La littérature ayant un rôle assez singulier d’accompagnement, mais aussi de développement de nouvelles idées qui ont abouti au démembrement du tsarisme, puis au démembrement de l’URSS. Il est assez curieux de penser qu’après la période d’Eltsine, qui était une période de liberté très inhabituelle en Russie, les Russes se sont sentis plutôt malheureux, comme l’explique très bien Svetlana Alexievitch dans « La fin de l’homme rouge ». Ils ont cherché à se rassurer en se rapprochant d’un homme qui allait incarner une autorité forte. Ce fut une période très ambiguë. Pour les auteurs, pendant la période de liberté complète, ils ont eu beaucoup de mal à trouver leurs marques. Mais lorsque l’autoritarisme traditionnel s’est affirmé sous Poutine, ils ont compris qu’ils ne pouvaient plus dire n’importe quoi et ils se sont beaucoup réfugiés dans une littérature de fiction, ou de science-fiction, pour exprimer des opinions différentes de celles de la norme.

Peut-on établir un parallèle avec les Fables de La Fontaine ?

C’est une très bonne comparaison. Il est vrai que La Fontaine avait utilisé la fable pour stigmatiser ce qu’il ne pouvait pas stigmatiser officiellement, et, en même temps, il a rendu hommage aux simples et aux honnêtes gens. Dans le livre « Sakhaline », l’auteur Édouard Verkine se transforme en un critique souterrain puisqu’il fait de cette île russe, une île japonaise. Dans cette île japonaise, il fait vivre des bagnards, sous la férule d’un homme insupportable, et l’on retrouve cette critique de l’autoritarisme russe, pourtant nécessaire. C’est là que les choses deviennent très difficiles, car il ne faut pas oublier que l’empire russe est formé de multiples nationalités, de multiples religions, et qu’il a survécu à l’épisode tatar. Pour surmonter ce risque de divisions, il a toujours fallu un tsar autoritaire, et maintenant Poutine est de plus en plus autoritaire.

Cette critique que l’on retrouve dans la littérature russe s’exerce aussi avec énormément de patriotisme, alors qu’en France, lorsque les gens ne sont pas contents, ils disent souvent qu’ils ne se sentent plus Français… Par exemple, Pouchkine explique que pour rien au monde, il n’aurait voulu changer de patrie…

Il y a une symétrie assez intéressante avec la France. La France est un pays très centralisé, issu de la royauté absolue, puis du jacobinisme, qui a réussi à éliminer toutes les langues locales. En Russie, c’est la même chose. Contrairement à tous les pays fédéraux, comme l’Allemagne ou les États-Unis, la Russie a toujours affirmé une autorité centrale extrêmement forte. À travers cela s’est exprimée la contestation, souvent camouflée, mais qui s’exprime quand même. C’est pour cela que je suis un peu critique en disant que si la Russie veut survivre, en tant que puissance forte et indépendante, elle a quand même besoin d’un tournant plus libéral, car sans libéralisme, l’initiative est muselée. En Russie, sous la dictature de Staline, on n’a pas créé de choses nouvelles et les Russes sont tombés dans la passivité pour résister à la pression du pouvoir. Là où la France est rationaliste, la Russie va être spiritualiste au sens large.

Notre grille de lecture est parfois perdue, car à la mort de Pouchkine, des écrivains comme Nicolas Gogol se sont battus pour redonner leur dignité aux pauvres. Dans notre manière de penser, on aurait pu classer Gogol, par exemple, dans les rangs d’une sorte de gauche contestataire, alors que ce n’est pas du tout le cas…

Vous avez raison. Pouchkine en est un exemple type. C’est un homme indépendant, il a voyagé, il est tourné vers l’extérieur, et, dans le même temps, il exprime très bien cet attachement inébranlable à la Russie en tant que peuple avec ses caractéristiques qui sont très différentes des nôtres. Il y a le fondement de cette amitié franco-russe, c’est cette habitude à se référer au tsar d’un côté, au président de la République de l’autre, le tout dans une ambiance qui peut être critiquée. La France rationaliste est restée très liée à l’État et la Russie, plus spiritualiste, est restée très attachée à son État fort. J’illustre ce lien très mystérieux par le voyage du général de Gaulle en 1944, alors qu’il n’était rien du tout, face à Roosevelt ou Churchill. Il va voir Staline, qui était un dictateur épouvantable, pour réaffirmer qu’il existe un lien particulier entre la France et la Russie. Cela s’est transporté d’une façon très forte. Aujourd’hui, il y a un drame. Je veux croire que ce drame sera dénoué.

Lorsque l’on évoque l’âme slave, on cite le romantisme ou la tristesse, or il peut être difficile de comprendre que la tristesse est parfois recherchée, tout comme la joie…

C’est très profond. La joie est rattachée à un appétit de vivre assez fort et les Russes sont des personnalités qui ont l’habitude du froid et des difficultés. Potemkine, issu d’une toute petite noblesse, est devenu, par son rayonnement, un favori et un conquérant de la Crimée. Cette attitude de gaieté est physique. Mais, dans le même temps, la vision des grands espaces, du grand hiver, avec le froid terrible, se traduit par une introspection continue qui s’est largement traduite dans le romantisme de Gogol. Rappelons-nous que Gogol s’est suicidé par la faim, après avoir écrit des choses magnifiques, simplement parce qu’il n’arrivait pas à réécrire ce qu’aurait dû être dans son esprit la Russie authentique. Ce romantisme extraordinaire et très beau est évidemment très important dans leur littérature. La tristesse est un élément de la nature russe, alors que les Français, plus rationalistes, ont toujours voulu éviter les excès. Le romantisme de Victor Hugo reste très particulier.

Parfois, pour séduire une femme russe, il faut partager avec elle des moments de joie, mais aussi de tristesse, notamment dans des réflexions poétiques ou musicales, ce qui est incompréhensible pour nous…

C’est tout à fait extraordinaire. C’est vrai, c’est très différent de ce que nous sommes. C’est pourquoi les États-Unis ont une incapacité absolue à comprendre la Russie. Quand Soljenitsyne, pourtant proscrit, a réuni à Harvard toutes les sommités intellectuelles du pays, il a expliqué aux Américains, stupéfaits, qu’ils ne comprendraient jamais la Russie, parce que la Russie possède un élan mystique et brutal qu’un peuple tourné vers l’argent, la loi et le formalisme ne pourra jamais comprendre. Il est extraordinaire que Soljenitsyne ait écrit cela à Harvard en 1978, en sentant que le régime soviétique approchait de sa fin, mais en sentant aussi qu’un jour ou l’autre reviendrait quelqu’un qui incarnerait à nouveau cette étrange Russie, autoritaire, brutale et, en même temps, très émouvante.

Lorsque les grands magazines féminins français ont tenté de s’implanter en Russie, les éditeurs ont d’abord fait traduire les articles sur des thèmes à la mode comme la lassitude au sein du couple, le changement de vie, se donner une nouvelle chance… Or, là-bas, les choses ont été interprétées différemment puisque la routine dans le couple n’entraîne pas le divorce, c’est même quelque chose qui est presque recherché, l’amour absolu, la confiance de l’autre que l’on connaît parfaitement…

Oui, j’ai entendu cela. C’est pathétique, car cela montre une incompréhension de fond. La Russie est difficilement compréhensible en la ramenant à notre échelle rationaliste. Rappelons-nous cette tendance des Français à toujours expliquer ce qu’ils font. En Russie, c’est l’inverse. Ils sont tout à fait capables d’organiser un massacre épouvantable et, ensuite, de le nier formellement, ce qui est totalement incompréhensible pour un Français. Comment un peuple intéressant, avec une spiritualité élevée, peut-il se livrer de temps en temps à des brutalités pareilles ? Comment un peuple qui a grand besoin de produits de consommation peut-il rejeter simultanément le principe même de la société de consommation ? Dans mon esprit, c’est quelque chose qui renforce l’attirance que l’on peut avoir pour la Russie lorsque l’on ne se contente pas du matérialisme contemporain.

On ne peut pas comprendre la Russie sans la matriochka, les poupées gigognes, le mensonge permanent… On ne sait jamais ce qui est vrai ou ce qui est faux, c’est un jeu constant…

Effectivement, le peuple tout comme les dirigeants, sont des gens qui sont capables de passer d’un seul coup d’un mouvement d’enthousiasme extraordinaire à une brutalité non moins extraordinaire, le tout sous un fond de mensonge. Il faut rattacher cela à l’histoire. La Russie est issue d’une période très longue, Moscou a été assiégée au XVIe siècle par les Tatars, des gens d’une extrême brutalité, n’hésitant pas à décapiter à tour de bras… Donc, on réagit par le mysticisme et le mensonge. Le mensonge est la seule façon de se sauver face à un adversaire implacable. Cette habitude du mensonge a vécu sans arrêt en Russie, y compris sous Catherine II, une femme rationnelle, sous Alexandre II, mais aussi à l’époque de Staline. Le massacre de Katyn a été nié obstinément. Aujourd’hui, on retombe une fois de plus dans cette tentation. Le régime ne veut pas reconnaître un certain nombre de choses. D’ailleurs, il a même nié l’attentat récemment commis à Moscou, longtemps attribué à l’Ukraine. Ils ont reconnu trop tard que c’était l’État islamique. Les Russes ont toujours eu tendance à masquer leurs divers mouvements sous divers prétextes.

Vous avez cité au début de notre entretien Svetlana Alexievitch. Dans ses livres, tout est sombre, elle a pourtant obtenu le prix Nobel de littérature…

Les prix Nobel de littérature ont souvent été des proscrits. Quand Pasternak a écrit « Le docteur Jivago », il a été interdit en Russie et il a donc dû le faire paraître à l’étranger. Ce prix Nobel lui a valu d’être banni en Russie et il est mort dans une misère morale et matérielle très grande. Aujourd’hui, Svetlana Alexievitch vit aujourd’hui en Biélorussie et elle doit constater ce divorce entre la pensée libre et l’autorité. Il y a une contradiction constante entre l’aspiration d’une grande partie de l’élite à une certaine forme de liberté et cet autoritarisme qui vient de très loin et qui proscrit très souvent les meilleurs. Le côté sombre de la vie est toujours compensé dans l’espoir d’une vie meilleure. C’est la tradition orthodoxe aussi.

On sait que l’être humain a parfois tendance à reproduire les mêmes erreurs : n’est-ce pas la destinée du peuple russe que de contester l’autoritarisme, puis de le regretter ?

Il y a de très beaux textes là-dessus. Le peuple russe conquiert le pouvoir et, ayant conquis le pouvoir, il fait régner une autorité qui est en fait admise dans le fond par la plupart des Russes. Je crois que la terreur des Russes, c’est la faiblesse, et cela s’est illustré à l’époque d’Eltsine. Chaque fois qu’il y a eu des êtres faibles en Russie, comme à l’époque de Nicolas II, cela a abouti presque toujours à des catastrophes. Les révoltes surviennent souvent lorsqu’il y a la tentation d’entrer sur un terrain mou. À l’époque d’Eltsine, de nombreuses républiques ont manifesté une volonté d’indépendance et cela a terrifié le peuple russe traditionnel. Cette contradiction est terrible. Elle marque le peuple russe depuis toujours et c’est encore le cas aujourd’hui.

On dit souvent que ce que l’on appelle la rue arabe aime les régimes forts : est-ce un point commun ?

C’est très compliqué. Dans les révolutions arabes, il y a eu une volonté de trouver un espace de liberté et c’était une revendication face au despotisme de gens extrêmement forts. Là encore, ce despotisme, qui était censé disparaître, est revenu aussitôt dans la plupart des pays en cause. Et c’était presque un soulagement pour la population de base. La population arabe a toujours aimé ce qu’elle appelle le despote juste. C’est une contradiction absolument flagrante, mais c’est ainsi. La Russie aussi a toujours aimé les despotes justes. Or les despotes ne sont jamais justes.

Écrit par Rédaction

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