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Jacques Baud : « Le problème des Occidentaux, c’est qu’ils ont l’arrogance de celui qui a réussi. »

L’ancien colonel du renseignement suisse revient sur les origines de la guerre entre la Russie et l’Ukraine

Jacques Baud a été membre du renseignement stratégique suisse. Spécialiste des pays de l’Est et chef de la doctrine des opérations de la paix des Nations Unies, il a été engagé dans des négociations avec les plus hauts responsables de l’armée et du renseignement russes. Au sein de l’OTAN, il a suivi la crise ukrainienne de 2014, puis a participé à des programmes d’assistance à l’Ukraine. Il est l’auteur de plusieurs livres sur le renseignement, la guerre et le terrorisme.

Dans son dernier ouvrage, il analyse les origines de l’opération Z, lettre utilisée pour désigner l’opération russe en Ukraine. Il explique comment le conflit aurait pu être évité et les pistes qui ont été délaissées. En s’appuyant sur les informations des services de renseignement et des rapports officiels, Jacques Baud décrit le rôle de l’Union européenne et de l’OTAN dans cette guerre.

« Opération Z » de Jacques Baud est publié aux Éditions Max Milo.

Kernews : Vous rappeliez, dans votre précédent livre sur les fake news, que les crises ont des contextes sociétaux et économiques, avec des influences dont il est difficile de démêler les réalités sur une brève durée. Souvent, les politiques prennent leurs décisions sur un temps court, alors qu’il faut se pencher sur l’histoire et le temps long. Est-ce un résumé de ce que nous vivons en ce moment ?

Jacques Baud : Cela résume toutes les crises que nous avons vécues ces derniers temps, que ce soit le coronavirus, la crise énergétique ou la crise ukrainienne. Ce sont des sujets très différents mais, le point commun, c’est cette gestion déconnectée de l’anticipation. On est incapable d’anticiper les problèmes, même quand on les voit venir. Nos dirigeants sont toujours dans l’immédiateté. Une crise comme le coronavirus nous a touchés personnellement, donc les gens ont été très sensibles à cela. Il y a des crises plus lointaines, comme en Irak ou en Syrie, mais toutes ces crises sont conduites avec la même irresponsabilité : on a des signes avant-coureurs, on sait que cela va se passer, on pourrait savoir comment cela va se dérouler, mais on ne fait rien jusqu’au dernier moment. La crise ukrainienne ne fait pas exception. Quand on dit que la guerre a éclaté en février, c’est inexact, cela a commencé en 2014. Mais le problème, c’est que la plupart des médias ignorent totalement cela. On a des dirigeants qui conduisent à vue. J’ai fait partie du renseignement stratégique dont la fonction est d’aider à prendre des décisions stratégiques, c’est-à-dire d’amener des éléments de décision, avant que le problème n’arrive. Avec l’Ukraine, on savait que le matraquage par artillerie des populations du Donbass pendant huit ans, allait, un jour ou l’autre, déclencher une intervention russe. C’est ce qui s’est passé en février. D’ailleurs, le pilonnage a augmenté à partir de la mi-février et les Russes ont eu beau jeu d’intervenir en évoquant un principe typiquement Onusien qui s’appelle la responsabilité de protéger. C’est ce principe que la France avait évoqué pour intervenir en Libye, alors que l’on sait maintenant que ce sont des massacres qui ont été inventés : je parle du massacre de Benghazi. On savait que tout cela allait se produire, mais on n’a pas exploité les ressorts des accords de Minsk qui auraient pu amener les populations du Donbass et les Ukrainiens à trouver un modus vivendi afin d’empêcher les Russes d’intervenir. Les deux gouvernements qui s’étaient engagés à garantir les accords de Minsk, le gouvernement français et le gouvernement allemand, n’ont rien fait. Les grandes puissances occidentales n’ont pas rempli les missions qu’elles s’étaient données à elles-mêmes.

On remarque souvent cette même réflexion sur notre incapacité à nous projeter sur le long terme, mais aussi à comprendre la mentalité de son adversaire : n’est-ce pas propre au monde occidental ? Les Asiatiques, les Arabes ou les Africains ont cette possibilité, même les Slaves, dont je rapprocherai la manière de penser à celle des Perses. Quel est votre avis ?

C’est bien possible. Le problème des Occidentaux, c’est qu’ils ont l’arrogance de celui qui a réussi. Nous sommes dans des pays démocratiques qui ont atteint des niveaux de vie élevés, nous sommes dans des pays industrialisés, nous avons de nombreuses technologies, et nos démocraties fonctionnent plus ou moins. Cela nous donne le sentiment que nous pouvons donner des leçons au reste de la Terre. Les Américains sont même plus haut que nous dans ce domaine, ils ont l’impression d’avoir tout réussi et de détenir la vérité. Cette arrogance fait que nous n’écoutons pas les autres puisque, dès le départ, ils ont tort. Les autres pays ont l’avantage d’avoir une humilité qui les incite à nous écouter : ils nous écoutent, mais nous ne les écoutons pas. C’est pour cette raison que nous faisons des guerres sans comprendre comment ils conçoivent la guerre et on se plante.

Pendant longtemps, nous avons eu des militaires et des diplomates qui ont été formés au temps du protectorat et de la colonisation, avec des générations qui ont vécu dans ces pays et qui ont fait le tour du monde. Je peux aller jusqu’à Lyautey en disant qu’il comprenait les Arabes mieux que n’importe quel diplomate du Quai d’Orsay aujourd’hui. Nos militaires et nos diplomates sont très cultivés, ils font des séjours dans des ambassades, mais ils ne connaissent pas la rue…

Tout à fait. Au début du XXe siècle, lorsque la France avait son immense empire, elle tenait cet empire avec 30 000 hommes. Il y avait de petites garnisons, qui allaient un peu partout, qui étaient souvent isolées. Une lettre mettait six mois pour aller en Indochine. Avec le temps de réponse, il y avait une année de distance entre le soldat et la famille… Ces garnisons devaient travailler avec les populations, il y avait une collaboration. Il y avait l’obligation de comprendre le milieu dans lequel on évoluait. Ces soldats ne pouvaient pas être là en force, ils ne pouvaient pas appeler des bombardiers pour venir les aider en cas de problème…

La colonisation a souvent été de la diplomatie et ce n’est pas le cliché du raciste qui tape pour faire « suer le burnous », sinon il ne tenait pas longtemps…

Exactement, ce n’est pas du tout cela. Il fallait composer avec les populations locales, parce que souvent c’étaient des garnisons minuscules qui devaient s’adapter au contexte et qui ne pouvaient pas se permettre la moindre brutalité. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’abus. Quand vous dîtes que Lyautey comprenait sans doute mieux les populations arabes qu’aujourd’hui au Quai d’Orsay, c’est très probable, parce que ce sont des gens qui vivaient au milieu de ces populations, ils passaient du temps avec eux, ils attachaient de l’importance à leurs croyances religieuses, donc il y avait une connaissance profonde des choses. J’ai toujours été étonné, dans mes différentes missions, notamment en Afrique, de voir combien le personnel Onusien vivait dans des bulles pour expatriés et ne connaissait pas du tout le pays dans lequel il était en mission. J’ai vu la même chose avec les diplomates. Au Soudan, j’étais en contact avec 80 groupes rebelles, j’étais dans la jungle et dans le désert pour parler aux rebelles tchadiens, aux rebelles du sud de la Libye, alors que les diplomates n’avaient aucune sensibilité et aucune curiosité pour savoir comment les gens pensaient et comment ils voyaient leur région. On répète des schémas de mauvais colonisateurs. On est dans des gestions de crise, informé par des schémas et des préjugés, c’est la raison pour laquelle on ne résout pas les problèmes dans le fond des choses. Quand vous voyez la lutte contre le terrorisme, en France ou à l’étranger, ce sont des échecs parce que les gens n’ont pas l’habitude d’être dans des logiques différentes. Nos adversaires ou nos interlocuteurs étrangers ont des logiques très différentes : cela ne veut pas dire qu’elles sont meilleures ou moins bonnes, elles sont simplement différentes. Je travaille beaucoup avec de jeunes universitaires et je suis très surpris de voir l’absence totale de culture générale qu’ils ont, l’absence totale de compréhension pour les autres cultures, alors que l’on pourrait s’imaginer que nous sommes des gens beaucoup plus ouverts et beaucoup plus à l’écoute du reste du monde. Pour ces gens, le reste du monde, c’est ce qui se passe sur Twitter ou sur Facebook.

C’est un paradoxe, parce que plus la société est plongée dans le politiquement correct et l’antiracisme dans ses discours, plus elle devient raciste, puisqu’elle n’écoute pas les autres et ne veut pas les comprendre…

Aujourd’hui, on a institutionnalisé une forme de racisme et c’est extrêmement dérangeant sur le plan intellectuel et humain.

Dans cette incapacité de comprendre l’autre, il y a aussi l’incapacité de se projeter dans la vie de l’autre. Évoquons les sanctions. Certains disent que les sanctions fonctionnent, d’autres qu’elles ne fonctionnent pas, mais on peut globalement être d’accord pour dire qu’elles ne fonctionnent pas aussi bien qu’on aurait pu l’espérer… Comment se fait-il que nos intellectuels, diplomates et économistes n’aient pas perçu la réalité de l’économie russe, qui n’est pas une grande économie, certes, mais qui a la faculté de pouvoir vivre en autarcie ?

C’est exactement le problème. Si l’on compare les PIB, effectivement, le PIB de la Russie est l’équivalent de celui de l’Italie ou de l’Espagne. Mais nous avons été piégés par notre propre propagande, car la différence fondamentale c’est que l’Italie est endettée jusqu’au cou, comme l’Espagne, alors que depuis 2014 la Russie, qui prévoyait qu’un jour ou l’autre on allait lui asséner une quantité de sanctions incroyables, s’est préparée à réduire sa dette. Et c’est aujourd’hui l’un des pays les moins endettés du monde. C’est un pays qui ne dépend pas de la finance extérieure. Quand vous la déconnectez du système financier, elle n’a pas besoin d’emprunter ou de rendre de l’argent, elle est effectivement dans un système quasi autarcique. En plus, elle a suffisamment de ressources naturelles, agricoles ou industrielles pour vivre en autarcie. Le problème, c’est que personne n’avait pensé à cela en Occident. On s’est limité à comparer l’importance des PIB. En 2019, un rapport de la Rand Corporation pour le Pentagone explique comment affaiblir la Russie en évoquant les sanctions et tout ce qui se passe aujourd’hui. Ce qui est intéressant, c’est que ce rapport conclut en disant qu’il faut faire attention car, en réalité, nous avons construit cette stratégie sur la base de critères qui ne sont pas aussi robustes qu’on pourrait le penser. C’est écrit textuellement. Je travaille uniquement à partir de sources américaines, de sources ukrainiennes et de sources de l’opposition russe. Je ne travaille jamais avec les sources officielles russes. Cela permet de montrer que nous avions tous les éléments nécessaires, sans piocher dans la propagande russe, pour prévenir le conflit. En mars 2019, le conseiller du président Zelensky disait qu’il fallait que l’Ukraine entre en guerre avec la Russie et que la défaite de la Russie serait la porte d’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Les Ukrainiens sont entrés dans ce conflit avec l’idée que les sanctions seraient tellement massives que la Russie s’effondrerait. Les sanctions ont certainement un effet, mais la résilience des Russes est telle qu’ils peuvent très rapidement changer leur fusil d’épaule. La Chine fournit de la haute technologie, dont des microprocesseurs, dans des qualités équivalentes. Les Chinois en sont déjà à la 7G, alors que nous avons du mal à introduire la 5G dans nos pays. Récemment, les pays producteurs de pétrole ont décidé de réduire de 2 millions de barils par jour leur production de pétrole, malgré la demande des Occidentaux. Cela veut dire que les Occidentaux n’ont plus de crédibilité auprès de ces pays qui veulent affirmer leur autorité.

Comment la France et l’Europe vont-elles sortir de cette affaire ?

On parle toujours de la locomotive allemande, mais quand il y a une locomotive, il y a des wagons derrière. Et quand la locomotive s’arrête, même le wagon de première classe s’arrête. Nous sommes dans cette situation. Les sanctions sur l’énergie que nous avons adoptées se sont faites contre l’avis des Américains, qui ont tout fait pour décourager les Européens de prendre des sanctions dans le domaine de l’énergie. Janet Yellen, secrétaire américaine au Trésor, avait déconseillé aux Européens de faire cela, car cela allait déstabiliser complètement le marché de l’énergie. En réalité, c’est par de mauvaises décisions que nous avons prises en Europe que nous subissons tout cela. Quand vous n’avez plus d’énergie, vous n’avez plus d’économie… Ce sont les Européens qui ont décidé d’arrêter l’approvisionnement en provenance de Russie et cela n’a pas posé de problèmes aux Russes, puisque tout le monde a besoin d’énergie. Comme le marché s’est rétréci, les prix ont augmenté et, en vendant moins, les Russes gagnent plus. Par conséquent, nous allons commencer à manger notre pain noir, en produisant des produits moins compétitifs. Donc, on s’achemine vers un affaiblissement de notre potentiel économique, ce qui fait le jeu de la Chine qui n’est pas du tout touchée par ces sanctions et qui bénéficie de liens privilégiés avec la Russie, avec une énergie bon marché.

Écrit par Rédaction

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