Comment les fausses nouvelles influencent les principaux conflits contemporains.
Jacques Baud, colonel d’État-Major, a travaillé au sein des services de renseignements suisses. Expert en armes chimiques et nucléaires, formé au contre-terrorisme et à la contre-guérilla, il a conçu le Centre international de déminage humanitaire de Genève (GICHD) et son Système de gestion de l’information sur l’action contre les mines (IMSMA). Au service des Nations unies, il a été chef de la doctrine des Opérations de maintien de la paix, notamment en Afrique. À l’OTAN, il a dirigé la lutte contre la prolifération des armes légères. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le renseignement, la guerre asymétrique et le terrorisme. Il publie aujourd’hui un livre, qui constitue une bombe, sur les manipulations, volontaires ou pas, de l’opinion par les gouvernements occidentaux eux-mêmes. Sur la Syrie, l’Iran et la Russie notamment. Et aussi sur le terrorisme dont il est l’un des spécialistes mondiaux.
« Gouverner par les Fake News – 30 ans d’intox utilisées par les Occidentaux » de Jacques Baud est publié aux Éditions Max Milo.
Jacques Baud sur Kernews
Kernews : Vous êtes reconnu comme un spécialiste du renseignement et du terrorisme dans le monde, et vous traitez dans votre dernier livre la question de la désinformation. Dans tous les conflits, on a toujours eu une interprétation mensongère au début. Avec l’opinion publique qui est embrigadée en faveur du bon contre le méchant, il est impossible d’avancer des arguments raisonnables, car, au risque d’être traité de complotiste, le méchant doit être condamné… Mais l’opinion publique s’aperçoit, au bout de quelques années, que le méchant n’était finalement pas aussi méchant qu’on voulait bien le dire et que le bon n’était pas aussi bon… Malheureusement, on recommence en permanence les mêmes erreurs…
Jacques Baud : L’ouvrage a pour but de réveiller les consciences en poussant les gens à être plus critiques par rapport à l’information. Je me suis basé sur des informations émanant des grands services de renseignements occidentaux, mais aussi sur les rapports officiels des Nations unies et autres, ainsi que des informations en provenance des grands médias, pour éviter d’être accusé de me baser sur des médias douteux. Nous nous laissons embarquer dans des crises alors que toute l’information disponible permet de douter de la nécessité d’utiliser la force. Les crises sont réelles, mais les réponses sont souvent mauvaises, d’ailleurs on le voit bien avec le terrorisme qui ne cesse de s’amplifier, mais il ne faut pas oublier que l’on a créé une catastrophe en Irak, en Afghanistan, en Libye et partout où l’Occident s’est impliqué. Il en ressort en permanence des catastrophes au niveau sociétal, au niveau économique ou au niveau humain. Toute la problématique de l’immigration vient uniquement des guerres que nous avons déclenchées. Les principaux pourvoyeurs de migrants sont des pays dans lesquels les pays occidentaux sont allés s’immiscer de manière incongrue, parfois dans des pays qui se portaient plutôt bien. Je rappelle que la Libye était en 2010 le seul pays africain à avoir un indice de développement humain comparable à celui des pays occidentaux. C’est celui que l’on a complètement détruit. On aborde les crises avec des informations qui sont extrêmement partielles, partiales, et très souvent fausses, parce que l’on ne regarde qu’un aspect du problème, celui qui nous intéresse, celui qui permet de justifier l’usage de la force, et on s’engage à partir de là. La presse a un rôle essentiel à jouer, parce que c’est finalement à travers la presse que nous avons la perception des événements. Or, dans les grands médias, il n’y a plus de diversité, ils recrachent tous les mêmes informations et l’on est obligé d’aller vers des médias plus régionaux pour avoir une information plus diverse et de meilleure qualité.
N’y a-t-il pas une responsabilité de l’opinion publique qui, souvent, n’accepte pas le débat ? Par exemple, je prends une illustration incontestable : lorsque l’on a essayé d’expliquer que Saddam Hussein n’était pas totalement dans le camp du « méchant » et que c’était un peu plus gris, que noir ou blanc, l’opinion n’a pas voulu écouter. Idem pour la Syrie. Et aussi pour le Haut-Karabakh en ce moment…
Absolument. Nous sommes dans une époque d’immédiateté de l’information.Les gens s’informent sur les réseaux sociaux, ils ne lisent plus les journaux, et c’est aussi pour cela que des gens comme Donald Trump communiquent sur Twitter, avec des messages courts. Mais le problème, c’est que ce mode d’information ne permet aucun recul. C’est toujours une réaction spontanée et émotionnelle, il n’y a pas vraiment d’analyse derrière. On lance des slogans simplement. On retrouve les mêmes ingrédients qui ont fait le succès des dictatures au début du XXe siècle. On a des gens qui ne s’intéressent qu’à leur petite vie, mais pas à la vie de la nation, sauf quand ça les touche directement. Sur la crise du Coronavirus, les gens commencent à s’inquiéter de ce que dit l’État parce que cela les touche personnellement. Sinon, l’opinion publique est assez passive et elle accepte assez bien les discours du gouvernement.
La presse internationale écrit, au sujet de votre livre, qu’il s’agit d’un véritable pamphlet contre les services de renseignements, les diplomates, les politiques et les médias. Pourtant, on sait que les services de renseignement et les diplomates connaissent souvent la vérité. Les politiques les plus cultivés savent aussi la vérité, mais pour ne pas être marginalisés, ils font semblant de ne pas la savoir. Quant aux médias, ils se contentent de suivre…
Absolument. Très souvent, les services de renseignement ont une appréciation beaucoup plus nuancée de la réalité que les politiques. En tant qu’ancien membre des services de renseignement, j’ai travaillé de façon très approfondie avec pratiquement tous les services occidentaux de renseignement, je dis que ces services ont un rôle essentiel à jouer dans l’État de droit, leur rôle est d’informer le décideur en apportant de la rationalité dans la décision. Le problème, c’est que les dirigeants sont parfois plus attirés par des déclarations tonitruantes, pour faire le buzz, et ils n’écoutent pas leurs services de renseignement. Dans la plupart des crises, ce sont les services de renseignement qui ont essayé de freiner les décideurs. Le cas le plus marquant, c’est l’attaque chimique de la Ghouta en 2013, en Syrie, avec les services américains qui ont demandé à Obama de ne pas intervenir, car ils n’avaient aucun élément qui leur permettait d’affirmer que c’était le gouvernement syrien. Ce doute raisonnable devrait être présent dans la décision politique. Dans le cas de la Ghouta, les services de renseignement avaient suffisamment d’éléments pour freiner Obama, ce qui a été souvent interprété en France comme une trahison d’Obama, qui, en réalité, a écouté ses services de renseignement.
Donc, ces services font plutôt bien leur métier…
Je peux vous dire qu’ils ne savent pas tout, loin de là. Ils devraient avoir plus de capacité d’analyse. Avec le terrorisme, les services de renseignement dérivent vers du renseignement de type policier et il manque très souvent des analyses plus profondes et plus politiques, et qui tiennent davantage du contexte.
Les diplomates savent faire cela…
Oui, mais ils n’ont pas toujours les éléments pour le faire. Ce sont des gens très intelligents, ils perçoivent assez bien les conditions et le contexte, parce qu’ils vivent dans la région, mais il leur manque souvent les faits pour affirmer des choses. Les services de renseignement devraient aussi être dans la région pour percevoir le contexte, mais leur force est d’avoir les faits, notamment grâce aux écoutes électroniques et à l’imagerie satellitaire. Malheureusement, nos services occidentaux se sont beaucoup affaiblis sur le Moyen-Orient. On s’est concentré sur des problèmes de sécurité domestique, on a considérablement développé les capacités de renseignement à l’intérieur des pays mais, à l’extérieur, on reste encore relativement faible et les agents sont souvent des correspondants qui sont en contact avec des oppositions. L’affaire de l’Irak a été complètement minée par le fait que les informations venaient uniquement des mouvements d’opposition et ces gens racontent ce qui les arrange. D’ailleurs, la plupart des informations que nous avons sur des pays comme l’Iran viennent exclusivement de l’opposition.
C’est comme si un pays étranger qui ne connaîtrait pas la France s’informait exclusivement auprès des Gilets Jaunes : il dirait qu’en France on gaze la population, on crève les yeux des manifestants, les villes sont bloquées chaque week-end…
C’est exactement cela. On a une perception de ces pays qui ne reflète pas la réalité et c’est autour de tout cela que se forgent les opinions. Une fois que l’opinion est forgée, il est difficile de revenir en arrière. Par exemple, c’est presque devenu un lieu commun de dire que Bachar al-Assad est un criminel, mais, quand vous demandez aux gens pourquoi ils affirment cela, ils vous citent un ou deux éléments, avec des photos qui auraient été prises dans des prisons syriennes et, après, on s’aperçoit que les organisations des Droits de l’homme constatent ensuite des incohérences. Mais tout cela est estompé par l’idée admise que Bachar al-Assad est un criminel. C’est comme pour Poutine : personne n’est capable de vous dire de quelle tendance il est, on ne sait pas s’il est de gauche ou de droite, mais on sait que c’est un dictateur, sans d’ailleurs savoir ce qui en fait un dictateur.
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Lorsqu’un sujet est au cœur de l’actualité, si vous voulez faire un débat à partir de certains éléments, les gens s’offusquent en vous disant : « C’est très grave de penser ça ! » Mais, quelques années plus tard, quand tout le monde sait que ce que vous avez dit était vrai, ils ne s’excusent même pas et ils vous répondent « Et alors ? »
C’est exactement ce qui se passe en ce moment avec la question de l’ingérence russe dans l’élection américaine de 2016. Le directeur du renseignement national vient de déclassifier des documents qui montrent qu’il y a eu une manipulation, qui ne vient pas de la Russie mais des États-Unis, parce que l’on voulait faire croire à cette ingérence pour se débarrasser de Donald Trump. Cette déclassification est publique, mais aucun média européen n’en parle. Donc, on a créé une image, celle de l’ingérence russe, et, pour ne pas risquer de se déjuger, on ne publie pas l’information que j’évoque d’ailleurs dans mon livre. On est dans une sorte de déni de réalité. On crée un narratif, on s’attache à ce narratif qui nous convient et on a de la peine, ensuite, à revenir en arrière. C’est grave, par parce que cela montre que l’opinion publique est de moins en moins tolérante pour le débat. Il faut être automatiquement pour ou contre, et il faut être violemment pour ou contre. On ne peut plus discuter de manière posée d’un problème. Idem pour l’immigration en France. C’est une discussion qui devient très vite émotionnelle, avec des arguments très violents. C’est un vrai problème qui est sans doute lié à notre manière de nous informer. À mon avis, la démocratie est un réel danger par rapport à la manière dont on traite les crises.
Est-il utile d’avoir la vérité ? La réalité n’est-elle pas ce que l’on voit, mais ce que l’on doit croire ? Parfois, on dit des choses fausses, cela devient une évidence, la réalité, parce qu’on veut le croire…
Vous touchez le cœur du problème. Aujourd’hui, on n’est plus enclin à discuter des problématiques, on part sur des idées chocs qui deviennent des vérités ipso facto. C’est ce qui me dérange beaucoup. Les politiciens connaissent généralement très mal les sujets sur lesquels ils doivent s’exprimer, mais il est vrai aussi que l’opinion leur demande de s’exprimer immédiatement, sans leur donner le temps d’avoir le recul nécessaire pour analyser les choses. C’est la même chose pour les ministres qui n’ont plus le temps de lire. Un officier de renseignement doit souvent traiter de problématiques très complexes, cela nécessite 40 pages, on essaie de réduire sur 3 pages, et puis vous avez le cabinet du ministre qui vous dit que la note doit tenir sur une demi-page, sinon il ne la lira pas. On a des politiques qui décident sur la base de quelques lignes sans avoir pris le temps de s’informer davantage.
Certes, quand il s’agit d’une guerre qui peut entraîner des milliers de morts, ils ne prennent pas le temps de lire une page, mais pour un sondage d’opinion afin de savoir s’ils ont une belle cravate ou une belle robe, ils prennent le temps de lire un rapport de 40 pages !
C’est effectivement cela… Cela montre la problématique. On prend des décisions sur des éléments extrêmement partiels, qui sont nécessairement partiaux. Le problème n’est pas de déterminer la vérité, c’est souvent très difficile à démêler. Toutes les crises ont des contextes sociétaux, historiques et économiques, avec des influences, donc il est très difficile de démêler des réalités. Par exemple, dans le cas du Haut-Karabakh, il est certain que les Azéris ont une perception du problème qui correspond à leur réalité et que les Arméniens ont une perception du problème qui correspond à leur réalité. Donc, quelle est la vraie réalité ? C’est difficile à dire. En revanche, avant d’avoir un ton péremptoire, on devrait avoir le recul nécessaire pour dire que l’on doit avoir un doute raisonnable sur tel ou tel point. Dans des crises où l’Occident est impliqué, comme en Syrie, en Irak ou en Libye, au lieu d’essayer de comprendre, on n’a pas pris le recul nécessaire. On ne connaît jamais totalement la réalité.
En conclusion, celui qui essaie de chercher connaît la diabolisation ou la moquerie et, malgré la carrière que vous avez dans le monde du renseignement jusqu’à très récemment, on a trafiqué votre fiche Wikipédia pour vous accuser de relayer des théories du complot…
La théorie du complot, c’est tout simplement les gens qui pensent que tout ce qui se passe est manipulé par quelqu’un ou par une organisation. Ceux qui ont écrit cela sur ma fiche Wikipédia sont en réalité des complotistes, puisque ce sont des gens qui professent ce genre de complot ! Je déconstruis les théories du complot, puisque je démontre qu’il n’y a pas de manipulation, mais que nous sommes sur des interprétations de la réalité qui sont dues à un manque de recul et d’analyse. Michel Rocard disait qu’il ne faut pas voir des complots, mais plutôt la connerie. On n’en est pas très loin. Souvent, c’est simplement l’insuffisance d’analyse et d’information.