La dédollarisation du monde : est-ce une réalité ?
Après une carrière dans l’aéronautique, Jean Goychman, ingénieur de formation, publie régulièrement des tribunes dans différents médias et il donne des conférences sur le système bancaire ou la mondialisation. Jean Goychman a également été cadre du Rassemblement national, avant de soutenir Éric Zemmour lors de la dernière campagne présidentielle.
L’invité de Yannick Urrien du 17 avril 2023 à 8h20 sur Kernews : Jean Goychman
Kernews : La dédollarisation du monde, est-ce quelque chose qui rassure tous ceux qui sont contre l’Occident, mais qui n’a pas réellement de réalité ? Ou est-ce quelque chose de réel ?
Jean Goychman : À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis régnaient quasiment sans complexe sur le monde et, depuis leur existence, ils avaient dans l’idée de faire du dollar une monnaie un peu particulière. Ils avaient décidé de faire de leur monnaie l’arme qui allait leur permettre de conquérir le monde. En 1944, lorsque le reste du monde était quasiment détruit, ils ont imposé le dollar comme une monnaie de réserve internationale, c’est-à-dire la monnaie que tous les gens allaient utiliser pour faire du commerce entre les différentes nations. À l’époque, un économiste belge, Robert Triffin, avait expliqué qu’il aurait fallu que cette monnaie soit émise en énormes quantités pour satisfaire aux besoins du commerce international et, dans ce contexte, le pays émetteur serait obligé d’avoir des dettes importantes. Les Américains ont répondu que le dollar était convertible en or et qu’ils avaient suffisamment d’or dans les caisses de la Réserve fédérale pour couvrir l’intégralité de la création de cette monnaie. Dans les années 60, le général de Gaulle a fait une conférence de presse pour dénoncer le dollar, en laissant sous-entendre que la Réserve fédérale américaine imprimait des dollars sans avoir la couverture en or. Pour bien faire comprendre aux Américains qu’il n’était pas dupe, il a envoyé des dollars aux Américains, en leur demandant de l’or en contrepartie, c’est ce qui a été fait. Au total, 900 tonnes d’or ont quitté la Réserve fédérale en contrepartie de dollars ramenés par des bateaux français. En 1971, la Réserve fédérale a indiqué qu’elle ne pouvait plus couvrir la convertibilité or du dollar, parce qu’il y avait un tel besoin en dollars dans le monde, qu’il n’était plus possible de faire autrement. En 1973, Henry Kissinger est allé demander à l’Arabie saoudite et aux gens de l’OPEP de faire les transactions en pétrole uniquement en dollars, et cela est devenu ce que l’on appelait les pétrodollars. C’était très commode pour les États-Unis, puisque leur dette se traduisait par l’émission de dollars et tout cela partait à l’étranger pour les besoins du commerce extérieur. Cela voulait dire, en termes clairs, que les États-Unis se sont fait payer toutes leurs dettes pendant cinquante ans par l’ensemble des autres pays du monde. Le premier pays à partir en guerre contre cette situation, ce fut la Chine, entre 2005 et 2010, après la fameuse crise des subprimes, qui a donné lieu à l’émission d’une quantité de dollars absolument invraisemblable. La Chine est devenue l’atelier du monde, donc quasiment la première industrie mondiale, en exportant une énorme quantité de ses produits. Face à l’exportation des produits chinois, la Chine recevait des dollars. La Banque de Chine avait plus de dollars dans ses caisses que de la monnaie chinoise, ce qui posait quand même un problème sur le contrôle de la monnaie chinoise. Donc, la Chine a voulu trouver une autre monnaie de réserve internationale, qui soit basée sur l’or, afin d’être certaine de la stabilité monétaire. La Chine a vu comment l’économie japonaise a été coulée par Wall Street et le dollar américain et, sans rien dire à personne, ils ont commencé à œuvrer dans ce sens. Au début, on nous a expliqué que la Chine était un colosse aux pieds d’argile qui ne représentait pas grand-chose. Mais on s’est rendu compte que les Chinois n’étaient pas les seuls à avoir un tel raisonnement, il y avait aussi l’Inde, et plus récemment la Russie. Je ne sais pas ce que les historiens diront dans quelques décennies sur la guerre en Ukraine, mais aujourd’hui on pourrait penser que la Russie attendait cette opportunité pour déclencher la guerre contre le dollar, lorsqu’elle a imposé le paiement de toutes ses exportations en roubles, à la suite des sanctions imposées par l’Occident.
Les États-Unis ont aussi fait en sorte que l’utilisation du dollar impose de se conformer aux lois américaines et que l’on puisse être poursuivi si l’on utilise des dollars pour une action qui n’est pas conforme aux lois américaines. C’est un concept assez nouveau…
À mon avis, ce n’était pas dans l’esprit de la Réserve fédérale : c’est quelque chose qui est intervenu beaucoup plus tard, après la crise des subprimes, quand ils ont pensé que la BNP s’était mise en infraction avec le droit américain sur l’affaire de l’Iran. Mais cette extraterritorialité du droit américain n’a jamais été attestée par qui que ce soit. Ce n’est pas du tout un règlement international. Si les Américains avaient annoncé cela dès le départ, ils auraient eu beaucoup de difficultés pour faire admettre le dollar comme une monnaie de réserve internationale. Ils se sont enrichis de manière considérable avec ce tour de passe-passe entre la monnaie domestique et la monnaie de réserve, le dollar étant adossé à lui-même, donc cela ressemble quand même à une escroquerie. Ce sont les Américains qui ont fixé le prix auquel ils ont vendu leurs dollars en fonction des devises étrangères contre lesquelles leurs monnaies seraient échangées. Ensuite, cerise sur le gâteau, ils ont expliqué que le droit américain devait s’appliquer à toutes les transactions en dollars, sans que cela fasse l’objet de la moindre concertation avec qui que ce soit dans une quelconque enceinte internationale.
Comme les Américains sont les plus forts, ils peuvent logiquement imposer leur loi au monde entier…
Oui, mais le plus fort a un peu vieilli, tandis que d’autres, qui étaient plus petits au départ, commencent à être dans la force de l’âge… Et aujourd’hui, le rapport de force n’est plus en faveur du dollar sur le plan international.
Pourtant, il y a plusieurs interprétations. Certains disent que les États-Unis sont fragilisés, d’autres estiment que cela reste quand même la grande puissance mondiale et pour longtemps…
Les faits démontrent que ce n’est plus le cas. Le fait même que le dollar n’est plus la monnaie capable de dominer le monde a été acté en août 2019, par une réunion des banquiers centraux dans le Wyoming, et le gouverneur de la banque d’Angleterre, qui est quand même une autorité en la matière, a dit qu’il fallait tuer le dollar. Il a clairement dit que le dollar est la monnaie qui domine encore, mais les États-Unis ne sont plus la première puissance industrielle mondiale. Or, l’expérience montre que c’est toujours le pays qui a l’hégémonie industrielle, qui prend le leadership en matière économique et qui impose sa monnaie pour les échanges commerciaux internationaux. Ils étaient conscients que quelque chose allait se passer, mais ils espéraient pouvoir intervenir avant, avec une monnaie dont ils auraient gardé le contrôle, mais qui aurait été une monnaie électronique. Pour cela, la première étape a été de tuer le dollar. La Covid les a énormément aidés. C’était une opportunité pour créer de la dette de manière absolument gigantesque, parce que beaucoup de pays se sont retrouvés à l’arrêt et il a fallu distribuer énormément de subventions aux entreprises, ainsi qu’aux gens qui ne pouvaient plus travailler. Seulement, ils avaient mal jaugé ce qui était en train de se passer car, parallèlement à cela, un certain nombre de pays se mettaient d’accord, notamment le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, mais aussi de nombreux pays de l’Organisation de coopération de Shanghai qui a progressivement évolué vers une organisation de type économique. Un certain nombre d’autres pays ont été attirés en voyant bien ce qui se passait avec le dollar. Aujourd’hui, on peut clairement dire qu’il y a un partage entre l’Occident et le reste du monde.
Dans les années 2000, au moment des sanctions contre l’Irak, Saddam Hussein voulait utiliser l’euro pour la vente de pétrole et il a été suivi par quelques pays, notamment l’Iran. On a vu ce qui s’est passé ensuite… Malgré tout, ne pensez-vous pas que c’était une occasion manquée pour l’euro ?
Saddam Hussein pensait pouvoir compter sur l’Europe contre les États-Unis, car il y avait une certaine rivalité entre l’euro et le dollar. Mais les pays européens n’ont absolument pas suivi. Ils auraient bien voulu, mais la domination américaine et anglaise était tellement importante que jamais la Banque centrale européenne n’a pu faire ce qu’elle voulait. Imaginons que l’euro soit devenu une monnaie de réserve internationale, à côté du dollar : c’était envisageable, mais à ce moment-là il fallait émettre des euros. La seule façon de faire cela, c’est contre de la dette des pays européens. Mais les pays européens n’ont jamais voulu mutualiser leurs dettes. Donc, qui aurait créé la dette européenne ? La banque centrale en crée hors de tous les traités, mais elle fait cela sur des dettes publiques, puisque les banques privées remontent leurs dettes à la BCE qui crée de l’argent pour la circonstance, ce qui permet aussi de répondre aux exigences prudentielles des accords de Bâle IV.
Si vous avez quelques milliers de dollars en poche, vous arrivez à vivre dans le monde entier, il y a toujours une énorme confiance à l’égard de cette monnaie…
Je ne pense pas que cela durera très longtemps. Aujourd’hui, on n’accepte pas des dollars en Russie et la Chine n’accepte pas beaucoup de dollars non plus. Dans les pays occidentaux, cela ne cause aucun problème, mais il faut de plus en plus de dollars pour avoir de moins en moins de choses. C’est tout le problème, puisque le dollar est parti dans une spirale inflationniste. Regardez bien ce qui se passe avec la Réserve fédérale. Les taux d’intérêt sont à 5 %, ce n’est pas grand-chose, mais il y a énormément de réserves. Il y a quelques semaines, il y a eu la fermeture de la banque de la Silicon Valley parce qu’elle s’est trouvée à court de liquidités car, le coût du crédit ayant augmenté, beaucoup d’entreprises ont voulu utiliser leurs actifs, c’est-à-dire l’argent qui est sur leur compte en banque, donc il y a eu un afflux de demandes. La banque avait 200 milliards de dollars en réserve, ce qui couvrait largement la demande, mais c’étaient des bons du trésor américain qui sont à échéance fixe et qui ont une valeur nominale lorsqu’on les garde jusqu’à la fin de la période pour laquelle ils ont été émis. Si vous les vendez avant, c’est le prix du marché. Or, il y a eu des ventes à perte et tous les bons du Trésor américain ont perdu 10 %. Donc, d’un seul coup, il y a une perte de 10 % sur tous les fonds propres des grandes banques américaines. Au total, 140 milliards de dollars se sont évaporés en quelques heures et cela montre bien cette fragilité du dollar. Donc, on ne sait pas du tout où l’on va.