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Jean-Luc Ginder : « La grande masse de ceux qui vont passer par la case déclassement, c’est la classe moyenne inférieure qui va tomber en pleine pauvreté. »

Yannick Urrien analyse la situation de la France avec Jean-Luc Ginder, économiste, essayiste, et spécialiste de la macro-économie et de l’économie de l’énergie.

Kernews : Comment expliquez-vous la passivité de nos concitoyens face à la situation économique qui se dégrade de mois de mois, comme si l’on ne pouvait rien faire ?

Jean-Luc Ginder : Quand vous regardez les indicateurs économiques, personne ne peut dire le contraire : il y a un ralentissement de l’activité économique mondiale. C’est lié à des phénomènes géopolitiques que tout le monde connaît, mais il y a aussi un vrai ralentissement de l’économie, car la machine est grippée et elle a du mal à redémarrer dans certains pays. Elle s’accompagne d’une inflation galopante, regardez ce qui se passe aux États-Unis. Cela signifie qu’il faut beaucoup plus de temps pour accumuler une richesse, que l’on dépense très rapidement, et les gens n’ont pas encore vraiment compris cela. Regardez cette marionnette des dessins animés, Bib Bip, qui est poursuivie par un coyote. Ce personnage court, le coyote suit et, à un moment, Bip Bip s’arrête. Le coyote se retrouve en suspension au-dessus du vide parce qu’il n’a pas vu la falaise. Nous sommes dans cette situation des dessins animés : vous êtes en suspension au-dessus du vide, vous n’avez pas encore totalement conscience de ce qui se passe et, lorsque vous avez conscience de ce qui vous arrive, vous tombez… Les Français pressentent quelque chose, mais ils ont du mal à le dire, puisque les médias disent exactement l’inverse. On nous explique qu’il y a du travail, puisque, quand on cherche à recruter quelqu’un, on a du mal à le faire. Ensuite, on nous incite à profiter des vacances, puisque les restaurants et les hôtels sont pleins. Le Français essaye de combattre la morosité en dépensant l’argent qu’il a patiemment accumulé pendant la crise sanitaire, avec des plaisirs rapides, notamment l’hôtellerie ou la restauration. Maintenant, la courbe s’inverse. On va s’apercevoir que le chômage est en train de revenir. Ensuite, on va constater une augmentation des dépôts de bilan des entreprises. Nous sommes en affaiblissement, or nous vivons comme si nous étions en pleine prospérité. Nous sommes à la fin d’un cycle, en train de nous rechercher à nouveau, alors que les consommateurs se comportent comme si tout était normal. Nous sommes en train de créer de la pauvreté de masse et c’est celle qui sera la plus difficile à contrôler. Je ne vous parle même pas des conséquences des guerres qui sont engagées sur le comportement des Français. Il va être difficile de contrôler tout cela avec simplement des paroles. Il est temps de redonner de la richesse active aux Français pour qu’ils puissent à nouveau se reconstituer un patrimoine et qu’ils aient l’impression de travailler pour quelque chose, et non pas pour rien, afin de profiter de leurs richesses.

Par exemple, dans le domaine du climat, tout le monde a l’objectif de faire baisser les températures, alors qu’il est possible de faire bouger les choses plus rapidement en matière économique. Pourquoi une telle inertie ?

Je vais prendre l’exemple de cette pauvre grenouille que l’on met dans de l’eau froide, au-dessus d’un feu, et l’on augmente le feu au fur et à mesure. On s’aperçoit qu’elle ne ressent rien jusqu’à la mort. Nous sommes exactement dans cette même logique qui s’appelle la résilience. L’être humain a une capacité à s’adapter à des situations extrêmes qui vont au-delà de l’imaginaire. On a entendu cela dans des récits d’aventuriers. Dans le comportement économique, c’est exactement cette histoire. Quand vous êtes consommateur, vous vous dites que les sachants ont compris, et qu’ils vont réguler à nouveau cette chaleur à une température agréable pour nous sauver de la situation. Donc, on fait confiance à un tiers, en l’occurrence l’État souverain, et c’est exactement ce qui est en train de se passer. Au pire, si je perds mon emploi ou ma maison, il y aura toujours des aides, puisque l’État a lancé une opération de maternage. On compte toujours sur la République pour nous aider. C’est un comportement qui date depuis la Révolution française et cela concerne la grande masse de la population. L’autre partie de la société, c’est celle qui met son cerveau et ses muscles pour créer des entreprises. Elle ne peut plus être inquiète, sinon elle est dépossédée. En effet, si vous perdez votre entreprise, vous perdez tout, votre maison, votre famille, votre raison de vivre… En France, être employé ou fonctionnaire, c’est le Graal, donc on fait confiance à des tiers. On se dit que ceux qui sont au pouvoir savent ce qu’ils font et que la situation va se remettre en place toute seule. Simplement, les taux d’intérêt continuent d’augmenter. On est passé de 1 à 4 %, c’est énorme, l’inflation est toujours là, pour aller peut-être jusqu’à 7 ou 8 %. Les bénéfices et les marges des entreprises ne vont pas augmenter, au contraire, vous voyez bien l’explosion des supermarchés à petits prix. Nous sommes dans une société maternée et c’est pour cette raison que nous fuyons, tel l’enfant puni dans les divertissements. On consomme de la télévision et des loisirs pour ne pas voir le problème. C’est très freudien. On se dit qu’il y a toujours pire que soi, mais peut-être qu’à un moment vous serez le pire que vous ne voyez pas venir. Au début de l’année prochaine, le chômage va augmenter et ce sera la double peine. Ce sera très préoccupant. La solution simple de l’État consistant à distribuer des bonus pour tenir, ce n’est pas une solution. Il faut relancer l’industrie et les entreprises. Nous avons pris la décision de transformer l’industrie française en société de services et nous en payons maintenant le prix. Pour relancer cela, il faut donner une nouvelle place aux entrepreneurs, il faut revoir le fondamental, en l’occurrence l’impôt, puisque nous continuons de payer un impôt sur le revenu alors que les simples taxes, notamment la TVA, permettent de faire fonctionner l’État. Pour relancer tout cela, il faut donner un poumon d’oxygène à ceux qui ont envie d’entreprendre.

Faut-il passer par de grandes souffrances pour pouvoir se redresser ?

Qu’est-ce que la souffrance ? Le fait de réduire un certain nombre des biens que nous consommons, est-ce de la souffrance ? Non, pour une majorité de Français, c’est simplement une réduction des loisirs ou de la consommation des produits électroniques. La première phase, c’est la petite souffrance : on se débarrasse du sporadique, on réduit son bouquet de chaînes… La grande masse de ceux qui vont passer par la case déclassement, c’est la classe moyenne inférieure qui va tomber en pleine pauvreté, avec le simple fait d’attendre la possibilité d’aller faire des courses au Secours populaire ou à la Croix-Rouge qui devient un espoir. Ces gens auront la boule au ventre à la moindre panne de voiture, ou à la moindre fuite de plomberie, ou d’être mis à la porte quand ils ne pourront plus payer leur loyer. Cette souffrance, qui est le déclassement physique, est une souffrance qu’une partie de la population française va ressentir. La classe moyenne va tout simplement réduire sa consommation sporadique et en allant peut-être moins en vacances. Une fois que vous perdez vos repères, vous dépendez du subside public. Je voudrais aussi rappeler que les enfants représentent 10 % de la population pauvre, essentiellement dans des milieux monoparentaux qui ont des difficultés de vie avec des revenus déjà moyens. Imaginez ce qui va se passer quand il n’y aura pas de revenus du tout. Face à cela, il faut former, il faut relancer la richesse d’un pays, à travers son industrie et ses services. Il faut rappeler qu’il n’y a pas que le service public qui nourrisse les personnes. Les concours d’entrée devenant de plus en plus compliqués, il sera difficile d’y trouver une place. Dans la majorité des cas, quand une entreprise se porte mal, c’est dans la réserve budgétaire salariale que l’on puise. Donc, on se libère d’un certain nombre d’employés pour garantir la survie de l’entreprise. C’est toute la difficulté qui est devant nous. Il faut relancer l’économie pour avoir des emplois et se souvenir que nous sommes dans une société de consommation. Sinon, il faut changer les fondamentaux de la société. Et ce n’est pas pour demain.

Vous évoquez la société de consommation, or en Occident on n’en veut plus…

C’est une philosophie. Vous avez beau dire que telle ou telle maladie n’existe plus, la bactérie est toujours là. On est heureux dans la société de consommation, parce que c’est un système de management. Quand vous prenez un produit qui a été créé, la société consomme ce produit, mais si vous n’êtes plus dans une société de consommation, le produit a beau être parfait, dans tous les sens du terme, vous n’avez plus aucune garantie. Si la société ne consomme plus, en devenant tout simplement propriétaire de pierres ou d’autres choses, il n’y a plus de circulation monétaire. La circulation monétaire, c’est comme le sang dans l’organisme. Sans consommation, il ne peut pas y avoir création de produits et surtout disruption. Vous faites allusion à l’argument environnemental : lorsque l’on nous explique qu’il faut moins consommer, moins se déplacer, faire moins de choses, c’est une aberration. Regardez comment on a lancé l’énergie électrique pour remplacer les énergies fossiles, c’est intéressant sur le plan politique et économique. Les ressources de l’État à travers les taxes sur les produits pétroliers sont énormes pour un pays, surtout pour l’État français. Maintenant, on veut une nouvelle énergie et, pour arriver au même niveau de taxes, il faudrait des prises le long des autoroutes, taxer l’électricité, pour avoir le même retour, créer des lieux de production… L’autre problème de l’économie verte, c’est qu’il y a tout à faire.

On nous répète qu’il faut moins consommer et moins produire. Ainsi, on s’affaiblit, alors qu’une grande partie de la planète continue de vivre comme auparavant, donc ce sont des pays qui progressent…

C’est le problème de la planète. Il y a des pays qui ont des richesses folles et qui ne savent pas les exploiter et, de l’autre côté, il y a des pays de consommation. Dès que vous avez de la richesse et que vous savez l’exploiter, vous êtes tout de suite en alliance avec un autre pays qui a besoin de vous. Dans beaucoup de textes de la littérature classique, on a souvent tendance à penser que l’esprit des foules se réduit à l’intelligence la plus faible de ceux qui composent la foule. C’est bien l’inverse. Tout le monde comprend, mais personne ne veut sortir de sa situation. On risque de retrouver une société de classes, si la richesse n’est pas répartie uniformément au niveau de la population.

Cette société existe déjà, puisqu’il y a des villes où les prix de l’immobilier contribuent à la sélection de la population et l’on commence à voir des domaines privés protégés par la vidéosurveillance…

Cela relève de la nature humaine et plus de l’économie. Néanmoins, les démocraties sont de plus en plus attaquées et de moins en moins nombreuses. Le pouvoir se concentre de plus en plus sur des fractions ou des individus. Et on le donne de moins en moins au peuple. Certaines représentations du pouvoir font comprendre que le peuple n’est pas en mesure de piloter la destinée économique d’un pays, d’autres montrent que ce système fonctionne très bien. La richesse appartient à tout le monde. Vous arrivez avec rien, vous repartez avec rien. Tout ce que vous avez fait entre temps, c’est d’avoir bougé les éléments qui vous composent, en l’occurrence les muscles, pour constituer quelque chose qui vous enivre, ou qui vous fait croire que vous apportez quelque chose de fondamental à la société. Mais au fond, après votre disparition, après une génération, on ne sait même plus que vous avez existé ou ce que vous avez fait. Dans la littérature, il y a des noms qui restent, mais au-delà, plus personne ne sait qui est Victor Hugo en tant qu’individu, ou Balzac… Finalement, on oublie très vite. Pour revenir à la création de richesses, quoi que vous fassiez, vous n’êtes que le participant d’un système social. L’aide mutuelle fait partie d’un principe économique de base. À partir du moment où vous segmentez en rendant étanches les possibilités de passer d’une classe à l’autre, parce que c’est bien ce qui se passe en France à l’heure actuelle, vous rendez peu probable une cohésion sociale. Et c’est ce que nous sommes en train de vivre.

Cela peut-il amener à une révolution ?

Cela amène à des blocages et à des contestations. Je n’irai pas jusqu’à une révolution, nous en avons eu une, nous vivons encore dessus. On risque d’avoir des phénomènes de grèves de plus en plus fréquents, des difficultés de vie et peut-être des supermarchés qui seront pillés. Les gens seront obligés de prendre des produits qu’ils ne peuvent pas payer. C’est aussi simple que cela, puisqu’il y aura un moment où l’aide sociale ne pourra plus accompagner les gens. Nous sommes dans un monde de consommation. Les jeunes vivent dans un monde profondément virtuel. Ils obtiennent ce qu’ils veulent sur le plan électronique, comme écouter la chanson qu’ils veulent, regarder le film qu’ils veulent, souvent gratuitement. Lors de notre enfance, cela coûtait très cher d’appeler les États-Unis et, maintenant, on peut le faire gratuitement avec des applications Internet. Donc, le monde de la gratuité et de l’accessibilité est dans le cortex des jeunes. On peut difficilement les priver de quelque chose, sauf de manger, puisque nous devons nous nourrir. Lorsque le coût de la nourriture vous dépasse, vous êtes réellement en difficulté. Tant que vous n’êtes pas dans cette situation, vous continuez de vivre une vie douce, parce qu’elle vous est due dans votre esprit. Cela relève du principe d’éducation. Ce monde est en train de changer. Les besoins changent et l’accessibilité aux besoins évolue. Il est surtout très difficile de faire comprendre à nos concitoyens que tout a un prix, même si cela semble gratuit.

Écrit par Rédaction

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