Le droit de la famille s’est transformé pour être au service de l’individu.
Jean-Pierre Lebrun, psychiatre et psychanalyste, et vice-président de l’Association lacanienne internationale, et Jean-Louis Renchon, professeur émérite de droit de la famille à l’université de Louvain et à l’université Saint-Louis de Bruxelles, s’intéressent au sujet sensible de la transformation du droit de la famille. En effet, le droit de la famille était dans le monde d’hier essentiellement au service de la société. Or, il est passé, en moins d’un demi-siècle, au service de l’individu. Désormais prévaut la liberté de l’individu dans de multiples champs qui relevaient habituellement du droit de la famille : l’identité de la personne humaine, le nom, le prénom, le mariage, le divorce, les successions, la détermination du sexe, subitement devenu genre… Sous l’impulsion du néolibéralisme, le discours social et politique concourt à ce que le droit de la famille inverse ce qu’il a été. Il n’invite plus le sujet à la citoyenneté responsable, mais consacre au contraire la possibilité pour chacun de se trouver légitimé dans ses revendications particulières.
« Où va la famille ? Droit et psychanalyse » de Jean-Pierre Lebrun et Jean-Louis Renchon est publié aux Éditions Erès.
L’invité de Yannick Urrien du mercredi 14 juin 2023
Kernews : D’abord, quelle définition donneriez-vous de la famille ?
Jean-Pierre Lebrun : De mon point de vue, je dirais que c’est l’endroit où les premiers autres qui entourent un enfant font qu’il puisse grandir, trouver tout ce qui lui est nécessaire, mais également construire son propre appareil psychique, de telle sorte qu’il soit en mesure de faire face au réel qu’il va rencontrer dans son existence.
Donc, se construire notamment en matière de politesse et d’éducation…
Cela suppose cela évidemment, mais c’est vraiment faire face à notre destin d’être humain, à savoir que nous ne mettons jamais la main sur les choses. Nous n’arrivons jamais à trouver le point final, l’impossible fait partie de notre quotidien… Ce sont tous ces traits qui caractérisent la condition humaine et que l’enfant doit intégrer. Il faut aussi que l’enfant supporte de ne pas avoir raison et qu’il supporte l’intégrité de l’autre aussi. Il y a tout un éventail de choses que les premiers autres qui l’entourent – généralement les parents – ont la charge de transmettre.
Il s’agit aussi d’apprendre à ne pas être capricieux, puisque le caprice est la négation de la vie en société…
Cela fait partie de ces choses effectivement. C’est aussi apprendre à renoncer à obtenir immédiatement ce que l’on veut : c’est-à-dire supporter la temporalité, car ce n’est jamais dans l’immédiateté que l’on arrive à quelque chose.
Beaucoup d’enfants ont entendu cette phrase : « Arrête tes caprices ». L’évolution de la société nous emmène-t-elle vers l’inverse, puisque la société doit s’adapter aux caprices de l’enfant ?
C’est vrai que l’on a l’impression que c’est souvent ce qui se passe aujourd’hui. Nous sommes dans un mouvement extrêmement important qui vise à donner davantage de place à la singularité de l’enfant, puisqu’il y a 150 ans l’enfant n’avait rien à dire et l’on attendait qu’il soit grand pour qu’il puisse avoir voix au chapitre. On méconnaissait totalement la construction de son élaboration psychique. C’est grâce à Freud que l’on a pu identifier le fait que l’enfant se construisait et qu’il avait déjà des rapports à la jouissance, au plaisir et à la satisfaction. Avec l’histoire de notre évolution sociétale, nous avons donné une grande part à l’individualité de chacun. Françoise Dolto a été celle qui a pu dire que l’enfant est une personne. Donc, on devait le considérer comme une future personne. Mais aujourd’hui on a fait un pas de plus en disant que l’enfant est d’emblée une personne, ce que Dolto n’a jamais dit. Elle a toujours dit qu’il fallait toute une série d’éléments pour passer de la notion de personne reconnue potentiellement, à celle de personne effective. Aujourd’hui, il y a une inversion des rapports entre le monde précédent et le monde d’aujourd’hui. Avant, le droit était au service du public, alors qu’aujourd’hui le droit est au service du privé. Ce qui comptait, c’était la socialisation, c’est-à-dire la prise en compte de l’ensemble, alors qu’aujourd’hui on est dans la prise en compte, pas forcément du caprice, mais dans la satisfaction de son comportement et de sa jouissance. Cela peut très vite glisser vers le fait de ne plus arrêter le caprice de l’enfant.
Vous avez été le premier à lancer des avertissements il y a une trentaine d’années. Quelle analyse faites-vous de cette jeunesse, trois décennies plus tard ?
Cela fait une trentaine d’années que j’essaye de défendre cette position. On a basculé dans un univers qui n’a plus la charge de faire entendre la moindre limite. Le concept même de limite n’est plus accepté. Maintenant, nous sommes dans un « immonde sans limites » : la limite ne trouve plus sa place et elle n’est plus qu’atteinte au développement de la singularité de chacun. La limite n’a plus la position de fonder ce qui est vraiment un désir. Pour qu’il y ait un vrai désir, il faut qu’il y ait un manque. Si l’on obtient la réponse à son caprice, ce n’est plus du désir. C’est l’inscription d’un manque qui crée le désir. Le sujet doit faire un travail de deuil de la toute-puissance d’obtenir un objet tout à fait satisfaisant. C’est ce travail de deuil qui est nécessaire. Cela rejoint bien entendu la question du caprice.
Ainsi, si l’on considère que le faux est quelque chose de vrai, on va accuser de complotisme celui qui dit que c’est faux…
C’est ce qui se passe. Les fake news sont là. On est dans une idéologie extrêmement puissante qui est soutenue par des lobbys qui arrivent très bien à se faire entendre et qui profitent de la façon dont les réseaux sociaux transmettent tout cela avec beaucoup de rapidité. Les jeunes, dans un moment de difficulté adolescente, ce qui est bien normal, ne trouvent plus des appuis pour les aider à grandir, c’est-à-dire renoncer à la toute-puissance. Ils trouvent plutôt des appuis qui viennent leur dire que c’est possible : donc, il est possible de changer de genre ou de sexe… Cela ne peut pas augurer du travail nécessaire pour que l’enfant devienne un adulte et un citoyen responsable. Cela permet de créer des consommateurs très actifs, mais pas des citoyens qui doivent introduire une limite dans la manière de se comporter avec d’autres.
Cette évolution explique-t-elle pourquoi les gens sont si paumés, y compris dans les relations de séduction ?
Je crois que cela explique énormément de choses effectivement. Il faut comprendre que nous sommes dépassés et l’histoire nous contraint à tenir compte d’une série de choses radicalement nouvelles, qui n’étaient pas du tout au programme : par exemple, il est possible de fabriquer un enfant sans passer par une relation sexuelle et c’est inédit dans l’histoire de l’humanité. Les gens sont mis à mal par cette grande mutation qui fait exploser les repères que nous avons depuis des millénaires. Donc, beaucoup de gens sont en difficulté, parce qu’ils n’ont plus de repères. Dans cette dynamique, chacun devait assumer l’histoire passée, alors qu’aujourd’hui les gens sont en difficulté pour trouver leur propre chemin.
Depuis une cinquantaine d’années, ce que nous nous évoquons faisait partie de tendances ou de courants, mais à présent la mode semble avoir dompté le droit…
Ce n’est pas tout à fait faux. Le droit est obligé de suivre les mœurs d’une façon telle que l’on ne sait plus s’il est encore en capacité de tenir sa position de droit. C’est une grande question. Le droit se retrouve embarqué dans une façon de fonctionner qui ne laisse plus une place suffisante dans cette confrontation entre les exigences civilisationnelles, que le droit a la charge de rappeler, et les exigences individuelles qui ne vont pas dans le même sens. Freud avait déjà repéré en 1929 qu’il s’agit d’un point essentiel. Il finissait par dire que si l’on ne trouve pas un équilibre, nous serons dans un problème où se jouera le sort de l’humanité. C’est bien le problème aujourd’hui. Nous avions un modèle où l’équilibre était chaque fois retravaillé. Mais, depuis peu de temps, en raison de l’émergence du néolibéralisme, ce sont les exigences individuelles qui prennent le pas sur les exigences civilisationnelles.
Cela nous entraîne vers une chute de la civilisation…
Oui, et plus que cela, c’est une crise de l’humanisation. La manière d’être humain est en crise aujourd’hui.
On nous répète que le crime profite essentiellement aux marchands. Cependant, les marchands ont longtemps bénéficié du modèle traditionnel de la famille… Alors, à qui profite le crime aujourd’hui ?
Les marchands étaient dans un modèle libéral, qui est un modèle qui ne supprimait pas toutes les valeurs. Aujourd’hui, nous sommes uniquement dans une valeur de satisfaction possible. D’ailleurs, la famille n’est plus un endroit où un bonheur suffisant de vie commune parviendrait à régler une série de questions. La famille n’est plus le lieu où l’on doit préparer les enfants afin qu’ils fonctionnent comme de vrais citoyens.
L’enfant a-t-il échappé à sa famille pour devenir un objet entre les mains de l’État ?
L’évidence parentale a disparu, c’est vrai. Mais je ne dirai pas que l’enfant a tout à fait échappé à ses parents. Il évolue pour satisfaire les parents. Il participe peut-être, sans le savoir, à cette modification de ce modèle.