L’invité de Yannick Urrien : mardi 15 mars 2022
Christian Mégrelis : « L’opinion publique russe, qui était contre la guerre au début, est en train de changer. Et c’est ce qui est le plus embêtant. »
Mikhaïl Gorbatchev s’était entouré d’un seul étranger pour le conseiller : le Français Christian Mégrelis, qui était en charge des questions économiques dans le cadre de la perestroïka. Christian Mégrelis avait un bureau au Kremlin et il a vécu en direct l’effondrement de l’URSS lors du coup d’État d’août 1991. Il a également côtoyé Vladimir Poutine à cette époque. Depuis, Christian Mégrelis a toujours conservé des contacts étroits avec la Russie.
Christian Mégrelis, X, HEC, Sciences Po, est chef d’entreprise, essayiste et écrivain. Après quelques années au ministère de la Défense, il s’est orienté vers les marchés internationaux en 1970. Son groupe est installé en Russie depuis 1989. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages publiés aux États-Unis, en France et en Asie sur la géopolitique, les relations internationales et le christianisme.
« Le naufrage de l’Union soviétique : choses vues », de Christian Mégrelis, est publié chez Transcontinentale d’édition.
Kernews : En faisant une synthèse de ce que disent les commentateurs, on retient que Vladimir Poutine a la nostalgie de la grande Russie et qu’il veut prendre sa revanche sur la chute de l’URSS. Qu’en pensez-vous ?
Christian Mégrelis : Je pense que c’est une idée fixe de Vladimir Poutine, qu’il s’est forgée depuis son enfance, puisqu’il a déclaré que la fin de l’URSS était une catastrophe géopolitique. On est d’accord ou non mais, en tout cas, c’était son idée et cela ne l’a pas lâché. Lorsque la Géorgie a commencé à vouloir son indépendance, il a saisi deux territoires, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, qu’il a toujours en gestion. Ensuite, la Biélorussie s’est rangée sous son panache, sans difficulté, alors il l’a laissée telle qu’elle était. Il restait l’Ukraine. Dans l’Ukraine, il y a la partie des territoires russophones qui, pour lui, étaient comme une épine dans la chair, en particulier la Crimée, qui n’avait appartenu que quelques dizaines d’années à l’Ukraine, puisqu’elle avait été réunie à l’Ukraine par un trait de plume à l’époque de Khrouchtchev. Khrouchtchev voulait être élu secrétaire général du parti communiste de l’Union soviétique et il avait besoin des voix du parti communiste ukrainien. Comme il avait une mauvaise réputation en Ukraine, compte tenu de son activité de commissaire politique de l’Armée rouge pendant la guerre, il n’a rien trouvé de mieux que de faire cadeau à l’Ukraine de la Crimée. Par conséquent, il n’y a pas eu de référendum, il n’y a pas eu de demande particulière : il y a simplement eu un quart d’heure de discussion au bureau politique et la signature d’un morceau de papier. C’était quelque temps après la mort en 1953 de Staline, en 1957 ou 1958. Les Ukrainiens de Crimée, qui sont à majorité russophone, n’avaient pas bien supporté cette tutelle de l’Ukraine et ils étaient particulièrement contents de revenir dans l’orbite russe. Il restait simplement les territoires russophones continentaux de l’Ukraine, ce que l’on appelle aujourd’hui le Donbass. C’est ce qui est en jeu aujourd’hui.
Certains craignent une escalade vers d’autres pays, notamment les Pays baltes, mais selon votre analyse, il n’ira pas plus loin…
Non. Vladimir Poutine sait que les Pays baltes ont toujours été rebelles à la Russie. Il n’y a aucune parenté entre les Baltes et les Russes. Il a vu ce qui s’est passé avec la Finlande, il connaît son histoire, la Finlande s’est détachée de la Russie à l’époque de la révolution, et c’est très bien ainsi. Partant d’un niveau économique équivalent à celui de la Russie tsariste, elle est devenue l’un des pays les plus riches du monde pendant que l’économie russe stagnait pendant des décennies et des décennies.
En restant sur votre analyse, ceux qui redoutent une troisième guerre mondiale se trompent, puisque le but peut être rapidement atteint : dans tous les cas, Vladimir Poutine aura gagné son Donbass…
Oui, il aura gagné son Donbass de toute manière et il aura confirmé son leadership sur la Crimée. Le statut de l’Ukraine reste encore en discussion parce que, si de vraies négociations s’engagent, le statut de l’Ukraine comme république indépendante sera sauvegardé. Si des négociations ne peuvent pas s’engager et si l’armée russe occupe tout le pays, la question de savoir si l’Ukraine redeviendra une région russe se posera. On ne peut pas dire à ce stade quelle sera l’issue de toute cette affaire. Cela dépendra de la position militaire des uns et des autres, et de l’opinion publique. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui l’opinion publique russe n’approuve pas la guerre d’Ukraine, mais l’opinion publique russe n’admet pas non plus le blocus qui lui est imposé par les Américains. Donc, il y a à la fois une critique de Poutine et, en même temps, un profond attachement à Poutine, dans la mesure où il apparaît aujourd’hui comme le sauveur de l’indépendance de la Russie.
La faiblesse de Vladimir Poutine a-t-elle été de sous-estimer le poids de l’opinion publique occidentale ? Le poids de l’opinion publique ukrainienne ? Le poids de l’opinion publique russe, qui craint de revivre des moments difficiles ?
Ce qui l’a surpris, c’est la résistance de l’armée ukrainienne. Il ne s’attendait pas à cela. Il s’attendait à la fuite du président ukrainien Zelinski très rapidement, aux États-Unis ou en Allemagne, à l’occupation de Kiev, à la mise en place d’un gouvernement pro-russe et, ensuite, les troupes se seraient retirées lentement. C’est la résistance des Ukrainiens qui l’a surpris, qui lui a fait perdre du temps, et c’est ce temps de résistance qui a permis à l’opinion publique mondiale de se réveiller, de prendre conscience de ce qui se passait et de commencer à manifester. De là est venue la prise de conscience de l’opinion publique russe, qui a été la dernière à se réveiller. Elle s’est réveillée au moment où l’Occident imposait un blocus terrible à la Russie, avec une augmentation des prix, une dévaluation du rouble, des magasins vides… Par conséquent, les Russes se sont rappelé l’époque soviétique, quand on ne trouvait rien dans les magasins. Ils ont très peur de revenir à cette époque et ils pensent que seul Poutine peut les protéger. Donc, l’opinion publique russe, qui était contre la guerre au début, est en train de changer. Et c’est ce qui est le plus embêtant.
Votre analyse est intéressante puisque vous estimez que plus les sanctions sont fortes, plus les Russes se solidarisent avec Poutine, alors que dans notre cerveau, nous pensons que plus c’est dur pour eux, plus ils vont chercher à renverser Poutine pour installer au pouvoir une sorte de Macron ou de Trudeau russe…
Non, on est loin du compte ! Il n’y aura aucune tentative de déstabilisation de Poutine. Il contrôle tout actuellement. Il contrôle beaucoup plus de choses qu’un secrétaire général du parti communiste de l’Union soviétique pouvait le faire. À cette époque, le président était un homme élu par le bureau politique et par le comité central, et il était sous contrôle permanent, un peu comme en Chine. Maintenant, Poutine échappe à cela. Il est seul à la barre et il a façonné la totalité de l’administration russe pour qu’elle lui soit soumise. Il n’y a pas d’opposition, ni dans l’armée, ni dans l’administration, ni dans la police. La seule opposition qui existe, c’est une opposition politique, mais c’est plus une opposition d’abstention, qu’une opposition positive. Il n’y a personne qui personnalise l’opposition à Poutine. Ceux qui ne sont pas d’accord avec lui ne vont pas voter.
Avez-vous connu Vladimir Poutine ?
Oui. Je l’ai connu à Saint-Pétersbourg, quand il était fonctionnaire de la mairie, à l’époque où le maire avait été élu démocratiquement, avec le maire de Moscou, à la tête des grandes villes russes. À cette époque, Vladimir Poutine s’occupait des relations internationales à la mairie. Je l’avais rencontré à ce titre, puisque je m’occupais, à la demande du Kremlin, de la promotion de la perestroïka économique de Gorbatchev auprès des chefs d’entreprise occidentaux. Il m’avait proposé de rentrer dans un comité de renaissance de Saint-Pétersbourg, ce que j’avais accepté. Et puis Gorbatchev a été renversé, les choses se sont dissoutes et Vladimir Poutine a été recommandé à Boris Eltsine par le maire de Saint-Pétersbourg qui voulait avoir quelqu’un qui défende les intérêts de la ville de Saint-Pétersbourg à Moscou. Vladimir Poutine a été nommé conseiller au cabinet de Boris Eltsine.
Nous sommes tous soucieux du bien-être de ces malheureux Ukrainiens, l’opinion publique est bouleversée par ces images de femmes et d’enfants qui fuient la guerre, nous avons tous envie que l’Ukraine retrouve son statut… Si vous aviez des conseils à donner à l’opinion publique ou au gouvernement pour retrouver la paix, que diriez-vous ? Est-ce que l’invective, avec des couvertures de magazines comparant Poutine à Hitler, constitue un bon moyen ?
Non ! Sûrement pas ! Pour moi, c’est extrêmement simple, mais aussi extrêmement difficile. Je pense que les seuls qui ont voix au chapitre et qui sont écoutés par Poutine, sont la Chine et les États-Unis. Terminé ! Il faudrait que la Chine et les États-Unis, ce qui n’est pas évident, disent à Poutine qu’il faut arrêter la musique et qu’il faut rentrer chez soi. Ce ne sont pas les coups de téléphone de l’Allemagne, de la France ou de la Grande-Bretagne qui vont faire avancer le schmilblick. Aujourd’hui, on est dans un univers géopolitique où seuls les grands comptent. Poutine, qui regrettait que le statut de la Russie ne soit plus un statut de grand, a gagné ses galons et, aujourd’hui, la Russie est redevenue un membre de la cour des grands. Mais quand je dis les grands, ce sont les très grands : c’est-à-dire la Chine et les États-Unis. Le jour où les Américains et les Chinois diront stop à Poutine, les choses s’arrangeront. Tant que les Chinois se tairont et tant que les Américains se contenteront d’applaudir le drapeau ukrainien au Sénat, cela risque de continuer jusqu’à l’occupation complète de l’Ukraine, et même son retrait de la liste des États du monde, pour devenir une province de la Russie poutinienne.
Si l’on paraphrasait Michel Audiard, lorsque vous évoquez les très grands, cela signifie que la Chine, les États-Unis et la Russie sont ceux qui mesurent 2,10 mètre et, à 1,80 mètre, on mettrait peut-être l’Allemagne et la Turquie. Et la France ?
On est à 1,50 mètre… Nous ne sommes pas négligeables, Dieu merci, mais ce n’est pas nous qui emporterons l’affaire. Il nous regarde avec beaucoup de commisération. Il se prend aujourd’hui, beaucoup plus qu’il y a dix ans, pour un très grand. La preuve, c’est que l’Europe n’a pas bougé. L’Europe refuse d’intégrer l’Ukraine et l’OTAN refuse l’intégration de l’Ukraine. Donc, il a gagné la bataille internationale. Il a regagné les galons des très grands qu’avait l’Union soviétique.