Le fondateur de Doctissimo affirme que l’IA va nous rendre immortels.
Laurent Alexandre est chirurgien et énarque, fondateur de Doctissimo et de plusieurs entreprises high-tech. Il a signé de nombreux ouvrages de référence comme « La mort de la mort », « La défaite du cancer » et « La guerre des intelligences ». Il est spécialiste des révolutions technologiques et de leurs enjeux dans notre société.
« ChatGPT va nous rendre immortels » de Laurent Alexandre est publié chez JCLattès.
Kernews : Vous êtes à la fois chirurgien et énarque : comment peut-on concilier ces deux branches ?
Laurent Alexandre : Elles ne sont pas si différentes, car au fur et à mesure que la technologie progresse, on s’aperçoit que la technologie médicale doit être encadrée. C’est finalement le métier de l’énarque que d’encadrer les choses. Dans un monde hyper technologique, la médecine et la régulation par l’État sont des domaines qui convergent.
Vous dites que l’intelligence artificielle va nous rendre immortels. Mais quelle est votre définition de l’immortalité ?
C’est intéressant, c’est un débat au sein des milliardaires de la Silicon Valley, c’est-à-dire les propriétaires des grandes entreprises qui sont en train de construire l’intelligence artificielle. Il y a ceux qui souhaitent que l’on aille vers une immortalité biologique, c’est-à-dire modifier notre corps pour reculer la mort. Et il y en a d’autres, comme les dirigeants de Google, qui souhaitent que nous fusionnions avec l’intelligence artificielle, que nous transférions le contenu de notre cerveau dans les ordinateurs, et que nous abandonnions notre corps. C’est ce que l’on appelle le posthumanisme, c’est-à-dire une fusion avec les machines, avant de devenir des cyborgs, et que nous abandonnions notre corps biologique. C’est d’ailleurs ce conflit entre les transhumanistes, qui veulent augmenter l’homme, et les posthumanistes, qui veulent que l’intelligence artificielle remplace l’homme, qui a conduit à la fâcherie très forte entre Elon Musk et les dirigeants de Google.
Si vous mettez dans ChatGPT tous les discours, livres et interviews de Jean d’Ormesson, est-ce une forme de posthumanisme ?
Oui, mais on n’a pas transféré ses pensées, c’est-à-dire le contenu de son cerveau dans les machines. Donc on peut créer un avatar de Jean d’Ormesson, ou de Napoléon Ier, qui parlerait comme Jean d’Ormesson ou Napoléon Ier, mais on n’aura pas transféré son cerveau. Les posthumanistes veulent transférer le cerveau des humains dans les machines, une étape que l’on ne sait pas encore faire. Cela s’appelle l’uploading et c’est l’objectif ultime des dirigeants de Google.
Si ChatGPT analysait des décennies d’interviews et de chroniques de Jean d’Ormesson, ChatGPT pourrait-elle deviner ce que penserait Jean d’Ormesson de l’actualité d’aujourd’hui ?
Non, car ChatGPT n’a pas connaissance de ses pensées intimes, alors que transférer le cerveau conduirait aussi à transférer nos pensées les plus intimes, comme nos tabous, nos fantasmes, nos désirs ou nos peurs. Jean d’Ormesson ne parlait pas de ses fantasmes sexuels dans Le Figaro !
Êtes-vous un transhumaniste ou un posthumaniste ?
Je suis plutôt un transhumaniste. Je suis pour l’augmentation de l’homme grâce à la technologie et une augmentation de l’espérance de vie par la technologie. Notamment grâce au croisement entre l’intelligence artificielle et les biotechnologies. Je ne suis pas très favorable à voir le corps humain disparaître. Je suis plus du côté d’Elon Musk que du côté des dirigeants de Google.
D’ailleurs, quand on pense à l’immortalité, on a envie de profiter le plus longtemps possible des plaisirs de la chair, du goût, du soleil… Bref, des délices de la vie terrestre…
Oui. Il y a une opposition, c’est quelque chose qui ne fait que démarrer, entre les transhumanistes et les posthumanistes. Il est difficile de savoir qui gagnera. Il est probable que d’ici à mille ans, nous aurons fusionné avec l’intelligence artificielle et que nous aurons abandonné notre corps. Je ne suis pas certain que le corps biologique puisse durer très longtemps.
On pense que l’intelligence artificielle va remplacer de plus en plus de métiers. Prenons l’exemple de celui de journaliste. On comprend que l’intelligence artificielle puisse se substituer à un présentateur du journal télévisé de 20 heures, que ce soit Anne-Sophie Lapix ou Gilles Bouleau. Mais pourrait-elle remplacer des personnalités telles que Michel Onfray, André Bercoff ou Thierry Ardisson, qui ont l’habitude de nous surprendre à travers leurs propos ?
C’est une bonne question, elle porte sur le degré d’innovation de l’IA et sur sa capacité à nous surprendre. La réponse est oui. Notre génération est encore attachée aux humains, elle n’est pas habituée à être face à des acteurs ou à des journalistes purement virtuels. La génération suivante aura connu des avatars dès sa jeunesse, donc elle sera probablement plus encline à accepter un journaliste IA qui n’existe pas vraiment. On voit bien que les avatars sont très réalistes et qu’il est difficile de faire la différence entre l’avatar de quelqu’un et cette même personne. Par exemple, mes enfants n’arrivent pas à faire la différence entre moi et mon avatar en intelligence artificielle ! Quand ils voient une vidéo de mon avatar, réalisée par de l’intelligence artificielle, ils pensent que c’est moi… Les nouvelles générations vont être habituées à parler avec des gens purement virtuels qui n’existent pas dans le monde réel. Ils seront probablement différents. D’ailleurs, on commence à voir des gamins qui tombent amoureux d’une intelligence artificielle. En Belgique, un gamin s’est suicidé parce qu’il s’était fâché avec une intelligence artificielle dont il était tombé amoureux. Les relations que ma génération a avec l’intelligence artificielle ne sont probablement pas prédictives des relations que les générations d’après auront.
L’intelligence artificielle s’enrichit de données et de réflexions qui émanent de la majorité. Or la majorité n’a pas toujours raison, elle se conforme souvent à la pensée dominante instantanée. En 1940, par exemple, ChatGPT aurait-elle considéré de Gaulle comme un résistant ou comme un terroriste ?
C’est très compliqué. Pour l’instant, l’intelligence artificielle dépend des normes éthiques qu’on lui a données. Ce n’est pas une intelligence artificielle forte et autonome. Donc, l’intelligence artificielle se range aux normes éthiques qui lui ont été inculquées directement ou indirectement par l’intermédiaire des données. Voilà pour répondre à votre question. Dans le futur, si l’on a des intelligences artificielles totalement autonomes, c’est-à-dire qui ne dépendent plus des normes éthiques de l’humanité, ce serait différent. Pour l’instant, l’intelligence artificielle n’a pas de conscience artificielle, elle n’a pas de normes et de principes éthiques et moraux autonomes.
Prenons un fait plus récent : l’intelligence artificielle aurait-elle eu la faculté de raisonner au moment où Colin Powell a présenté sa fiole à l’ONU, en précisant que cela pouvait être un cas de manipulation ?
Oui, ce n’est pas très difficile pour une intelligence artificielle d’envisager ce type de cas. Mais elle fait toujours cela à partir des normes éthiques et morales qu’on lui a inculquées.
La tentation de l’eugénisme reste un réel problème dans le domaine de l’IA…
J’ai l’impression que face à la progression rapide de l’intelligence artificielle, les parents vont vouloir que leurs enfants soient plus intelligents pour leur éviter d’être marginalisés. J’imagine qu’une partie importante des parents approuvent le discours d’Elon Musk qui veut mettre des microprocesseurs dans le cerveau de nos enfants pour les rendre plus compétitifs. C’est l’objectif des implants intracérébraux Neuralink. Ce qui semblait complètement fou en l’an 2000, c’est-à-dire augmenter le cerveau de nos enfants, est quelque chose qui va probablement se banaliser. Je pense qu’en 2050 les parents raisonnables voudront éviter que leurs enfants soient inutiles face à l’intelligence artificielle et qu’ils accepteront ce que propose aujourd’hui Elon Musk, c’est-à-dire l’augmentation cérébrale de nos gamins, pour éviter qu’ils soient les losers de l’économie de demain.
Vous insistez aussi sur la nécessité d’avoir une forte culture générale, car c’est ce qui va permettre de distinguer les humains. Observez-vous une baisse de la culture générale avec une perte de ce que l’on appelle le bon sens ?
Le bon sens n’a pas disparu, il a toujours été minoritaire. L’idée selon laquelle tout le monde était très intelligent et très cultivé en 1900, c’est une idée complètement fausse. Il y avait autant d’idiots en 1900 qu’aujourd’hui. Il n’y a pas de différence. Évidemment, on a un biais d’observation. En 1950, seulement 3 % des Français avaient le bac. Effectivement, le niveau était meilleur puisqu’aujourd’hui 85 % d’une classe d’âge a le bac. Le bachelier de 1950 était très bon en grec, en mathématiques ou en latin, et il ne faisait pas de fautes d’orthographe. Mais c’était une petite minorité. Aujourd’hui, tout le monde a le bac. En apparence, le niveau du bac s’est effondré, mais en réalité on assiste simplement au fait que l’on donne le bac à tout le monde et que c’est devenu un diplôme en chocolat. Il n’y a pas moins de culture générale et il n’y a pas moins de bon sens aujourd’hui qu’il y a cent ans.
Quelle est votre définition de la culture générale ?
La culture générale des élites est la même aujourd’hui qu’en 1900. Simplement, quand on regarde le niveau des gens, on ne regarde pas les élites, mais l’ensemble de la population. Il y avait un taux d’analphabètes très élevé en France il y a cent ans. Le niveau a plutôt augmenté par rapport à ce qu’il était il y a un siècle.
Quel est l’avenir de l’homme ?
Sur le plan intellectuel, nous allons être marginalisés. On ne peut pas être compétitif durablement face à l’intelligence artificielle. Donc, l’avenir de l’homme est à construire dans un monde où nous allons être intellectuellement dépassés. On peut probablement retarder notre dépassement en acceptant l’augmentation cérébrale proposée par Elon Musk, mais cela ne durera pas très longtemps. L’intelligence artificielle va continuer à progresser très vite. Donc, il faut s’habituer progressivement à notre dépassement par l’intelligence artificielle.
Mais on ne pourra pas tous vivre au bord de la plage au soleil en ne faisant rien…
Si ! L’un des scénarios est que l’intelligence artificielle travaille pour nous pendant que nous vivrons dans un monde de loisirs, de débauche et de plaisir. Vers quel type de société cela va-t-il nous amener ? Combien de temps l’intelligence artificielle va-t-elle accepter de travailler tandis que nous glanderons ? Je n’ai pas la réponse à ces questions.
La réponse est peut-être écrite dans la Bible, puisque c’est la description de Sodome et Gomorrhe…
La Bible n’est pas une grande référence pour moi, puisque je suis athée.
Pourtant, le XXIe siècle semble de plus en plus religieux…
Pour moi, Dieu n’existe pas. Il y a deux dieux possibles : c’est l’homme dieu, c’est-à-dire l’homme augmenté par la technologie, ou l’intelligence artificielle. Lequel va gagner ? Homo Deus ou l’intelligence artificielle ? Je ne sais pas. La vraie bataille n’est pas entre le Dieu des Ecritures et l’IA, mais entre l’homme augmenté et l’intelligence artificielle.
Si cette intelligence artificielle devient une divinité, pourrait-elle se retourner contre nous ?
C’est une vraie question. Nous ne savons pas jusqu’où peut aller l’intelligence artificielle. Si Sam Altman, créateur de Chat GPT, a raison de penser que dans dix ans l’intelligence artificielle sera un million de fois plus intelligente que l’homme, à ce moment-là le dépassement serait rapide.