Sébastien Leurquin : « À partir du moment où ils considèrent que saboter n’est plus une violence, cela leur ouvre un nouveau champ d’action. »
L’invité de Yannick Urrien du mardi 2 mai 2023 : L’invité du jour à 8h20 sur Kernews
Les activistes climatiques vont-ils devenir de plus en plus violents, au point de s’en prendre à des vies humaines ? Pour le moment, nous sommes encore loin de cette situation. Toutefois, les tensions augmentent et les actions deviennent de plus en plus virulentes.
D’un côté, il y a la nouvelle constellation écologiste. Portée par des groupes comme Extinction Rebellion, Dernière Rénovation, les Soulèvements de la Terre, ou encore Deep Green Resistance, elle multiplie les opérations coup de poing pour dénoncer l’urgence climatique. Quitte à basculer dans la radicalité : jets de peinture, blocages routiers, mais aussi sabotages, destructions et actions clandestines… De l’autre côté, la machine étatique, tout aussi déterminée : surveillance, répression, condamnations et criminalisation… Chez les activistes, on envisage la violence. En face, on redoute l’attentat. Comment tout cela va-t-il évoluer ? Anthony Cortes et Sébastien Leurquin ont enquêté pendant plus d’un an, mené 80 entretiens avec des militants, des parlementaires, des femmes et des hommes d’État, des sources ministérielles et différents services de renseignement. Ils ont effectué une dizaine de reportages dans les lieux où cette tension se cristallise.
Anthony Cortes est journaliste à Marianne, auteur du « Réveil de la France oubliée » (Éditions du Rocher, 2021). Sébastien Leurquin est journaliste indépendant et enquête pour différents médias.
Kernews : Dans votre livre, vous avez évité de prendre position, en expliquant que ces jeunes veulent défendre la planète et qu’il faut les comprendre, ou, à l’inverse, que ce sont des terroristes qui arriveront un jour ou l’autre à tuer des gens au coin des rues…
Sébastien Leurquin : Nous avons voulu être le plus neutre et le plus nuancé possible entre ces deux camps que l’on décrit comme irréconciliables. Vous avez d’un côté les militants qui, portés par l’urgence climatique, sont engagés dans un durcissement de leurs actions, avec parfois même des affrontements violents. En face, vous avez l’État qui est déterminé et qui met en place une stratégie de surveillance, de répression, et même de criminalisation de l’activisme écologiste. Nous avons voulu être au milieu de ces deux camps en essayant de décrire la logique de chacun. On observe que nous sommes dans un process de durcissement réciproque, avec deux radicalités qui se nourrissent, et que nous allons vers un choc. Si l’on continue comme cela, on va forcément arriver à une situation d’affrontement où ces deux visions du monde vont se percuter violemment. Nous espérons tirer la sonnette d’alarme suffisamment en amont et nous appelons à la coopération, pas à l’affrontement, car il est plus que jamais nécessaire de faire société pour régler la question du changement climatique. Il faut arrêter d’exclure l’autre et de maintenir cette posture de combat.
Certains intellectuels font des parallèles entre le climat et la religion, en analysant le comportement des activistes climatiques : on n’a pas le droit de débattre, toute interrogation est considérée comme illégitime, le blasphème est condamné… En vous mettant dans la peau de ces religieux climatiques, s’ils sont vraiment convaincus que le monde va s’éteindre, vous comprenez aussi leur révolte…
On entend souvent le terme d’ayatollahs verts pour décrire les militants écologistes. On s’aperçoit qu’il y a deux camps, qui sont chacun dans leur logique, avec leur propre manière de voir le monde, et ces camps sont totalement irréconciliables. Vous avez des militants écologistes qui sont persuadés que la solution, c’est la décroissance, donc ils sont engagés dans une volonté de l’imposer. Ils ne sont plus dans une démarche visant à chercher à convaincre, ils veulent maintenant contraindre. Alors qu’en face, vous avez l’État qui se veut le garant du système capitaliste et qui entend bien poursuivre sa logique de croissance et de développement. L’État n’entend pas opérer un changement radical de système. Donc, il va y avoir un choc.
Les activistes écologistes sont prêts à aller à l’action violente, y compris sur le plan physique…
C’est quand même marginal pour l’instant. Nous avons essayé de cartographier la mouvance écologiste au sens large. Vous avez des organisations historiques et institutionnalisées, comme Greenpeace, qui se battent sur le terrain juridique. Après, vous avez des groupes qui sont dans une démarche plus militante et plus dure, comme Dernière Rénovation. Et vous avez maintenant des groupes qui vont plus loin et qui sont favorables à la déconstruction de la notion de violence. On les voit opérer un changement sémantique. Concrètement, ils ne vont pas parler de sabotage, mais de désarmement. Pour eux, attaquer un engin de chantier ou une usine, ce n’est pas attaquer, c’est plutôt défendre la Terre contre une organisation écocidaire. C’est leur raisonnement. À partir du moment où ils considèrent que saboter n’est plus une violence, cela leur ouvre un nouveau champ d’action. De la même manière, la désobéissance civile a pu être discutée il y a quelque temps, alors que maintenant elle est totalement acceptée puisqu’elle fait même partie des modes d’action de plusieurs organisations. La même chose risque de se produire pour les sabotages. Va-t-on glisser vers quelque chose d’encore plus radical ? Ce n’est pas dit. On a vu à Sainte-Soline que les groupes écologistes ont été rejoints par des mouvances d’ultragauche. C’est quelque chose de nouveau et d’inquiétant pour les services de renseignement, car on assiste à une radicalisation des écologistes, mais aussi à une écologisation des groupes radicaux qui vont surfer de manière opportuniste sur la cause climatique qui est la cause du moment. Tout simplement pour exister et porter leurs revendications anticapitalistes et anarchistes.
Avez-vous le souvenir de conflits de sociétés qui soient allés jusqu’à une telle violence ?
Les mouvements anticapitalistes ont été très violents par le passé : on se souvient d’Action directe. Aujourd’hui, c’est quelque chose qui peut se reproduire. Ce n’est pas encore le cas. On explique bien que ce n’est pas encore une réalité, mais cela pourrait arriver si les deux camps continuent de se pousser l’un et l’autre dans une radicalité encore et toujours plus forte. En Allemagne, il y a eu un attentat contre Tesla avec des revendications écologistes. C’est l’ultra gauche qui est à l’origine de cet attentat et c’est la première fois que cela arrive.
Pour le grand public, lorsque des gens cassent des vitrines en se comportant d’une manière violente, il est normal que l’État fasse intervenir des forces de l’ordre…
Au cours des dernières années, on a vu l’État aller vers de plus en plus de répression à l’égard des militants écologistes. C’est quelque chose qui a commencé après les attentats de 2015. Ensuite, Emmanuel Macron devait faire voter une loi permettant de faire entrer dans le droit commun un certain nombre de dispositifs sécuritaires issus de l’état d’urgence. Il y a eu une contestation, elle a été minime, donc ces lois ont finalement été votées. Aujourd’hui, ces lois permettent aussi de mieux surveiller, de faciliter des perquisitions, ou d’assigner des personnes à résidence. C’est un glissement que l’on observe aussi du côté de l’État.
Vous reproduisez le témoignage d’une jeune militante qui est persuadée que le monde va à sa perte et qu’elle doit aller jusqu’au bout. D’un côté, les actions deviennent de plus en plus violentes et, de l’autre, il y a des gens qui se suicident, comme cet ingénieur belge qui a été amené à se donner la mort après une conversation sur le réchauffement climatique avec une intelligence artificielle…
C’est terrible. Nous essayons de comprendre tout cela. De plus en plus de jeunes se disent éco-anxieux, c’est-à-dire qu’ils sont matraqués de messages, entre les rapports du GIEC, les prédictions sur la fin du monde, les injonctions à agir, ou ce fameux chiffre de 3 ans avant qu’il ne soit trop tard… Effectivement, certains vont agir et s’engager, mais vous avez tout un tas de jeunes qui s’effondrent presque, puisqu’ils estiment que tout est foutu et qu’il n’y a plus rien à faire. Donc, autant baisser les bras…
Cela se traduit aussi par leur refus d’avoir des enfants…
On est donc face à une jeunesse pessimiste qui ne croit plus en son avenir. C’est un scénario noir. Néanmoins, une grande partie des jeunes refuse ce constat d’échec et veut s’engager pour un monde meilleur. Il y a des groupes qui vont jusqu’à la violence, mais il n’y a pas que cela. Il y a énormément d’activistes qui sont sincèrement portés par une volonté de rendre le monde plus égalitaire et plus beau. Ce sont des gens qui encensent le vivant au sens large et qui veulent tout faire pour le protéger.
Vous savez bien que de nombreuses contradictions apparaîtront au fil des années, que ce soit sur la question de la protection du vivant, ou aussi face à l’attitude de grands pays comme la Russie, l’Inde, la Chine ou le Brésil…
Les récents événements leur donnent raison pour l’instant. On a bien vu ces incendies gigantesques dans le sud de la France au printemps, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. Il y a aussi des militants qui disent qu’il va bien falloir s’adapter. Donc, il faut aussi changer certaines pratiques pour ralentir la progression de la crise. C’est ce qui apparaît le plus souvent dans les propos des militants. Le GIEC explique qu’il va y avoir des effets de seuil, comme des dominos, et lorsque les dominos commenceront à tomber, nul ne sait jusqu’où ils pourront nous emmener. Évidemment, on cite l’Inde, l’Égypte, la Chine ou le Brésil, qui sont des grands pollueurs, mais faut-il rester dans ce constat en ne faisant rien ? La France peut-elle devenir un modèle et une locomotive pour essayer de développer une société plus écologique et plus vertueuse ? Ce sont des questions que tout le monde se pose. On est en permanence tiraillé entre l’écologie théorique, avec ce rêve d’un monde meilleur et plus viable, et l’écologie pragmatique qui s’inscrit avec des changements concrets dans notre modèle actuel. Le développement des voitures électriques est-il une solution ? Finalement, on est toujours dans une même logique, puisqu’il s’agit de puiser des matériaux rares pour construire des batteries.
Êtes-vous inquiet pour les prochaines années ?
Oui, parce que nous sommes dans une logique de glissement qui s’intensifie. D’un côté, il y a des militants qui durcissent leurs actions et cela inquiète les services de renseignement. Il peut même y avoir des groupes qui, au nom de l’urgence climatique, pourraient aller vers des modes d’action encore plus durs, parce qu’ils estiment que les choses ne changent pas assez radicalement. En face, l’État reste dans sa vision, avec une réponse répressive, plutôt que par le dialogue. Nous sommes inquiets, car nous pensons qu’il faut sortir des logiques d’affrontement pour aller vers des logiques de coopération.