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L’inflation va créer de nouveaux pauvres

Ano Kuhanathan : « Nous sommes dans un monde où nous risquons d’avoir une sobriété subie. »

 Économiste et docteur de l’université Paris-Dauphine, Ano Kuhanathan a occupé des fonctions dans le secteur financier. Membre du conseil scientifique de l’Institut Rousseau, il enseigne l’investissement responsable et la data science à Neoma Business School.

L’inflation et le pouvoir d’achat sont revenus en force dans le débat public. L’économiste évoque les facteurs qui sous-tendent ces phénomènes et révèle pourquoi nous risquons de basculer durablement dans la vie chère. Conséquences des pandémies et des guerres, les chocs de démondialisation se multiplient. Les prix de l’énergie flambent. Certains produits de la vie quotidienne se raréfient, voire manquent. Or, tout indique que cette conjoncture va continuer de se dégrader.

« Les nouveaux pauvres – Inflation, vie chère, qui pour payer l’addition ? » d’Ano Kuhanathan est publié aux Éditions du Cerf.

Kernews : Vous nous expliquez que nous sommes en train de descendre des marches et qu’il va falloir nous habituer à cette situation. Si l’on fait un parallèle avec le corps humain, on est en forme quand on est jeune, on triomphe à l’âge adulte, ensuite on commence à avoir des problèmes de santé, c’est le début du vieillissement, puis on disparaît. Ce que vous nous décrivez correspond-il à une forme de déclin de la civilisation occidentale, de la même manière que les Grecs, les Romains ou les Égyptiens ont dû accepter la fin de leur domination mondiale ?

Ano Kuhanathan : C’est un portrait relativement sombre ! Je partage certaines inquiétudes, mais je reste optimiste. Car, pour rester dans votre métaphore, il y a des médicaments… Le système économique sur lequel nous nous sommes reposés au cours de ces quarante dernières années commence à montrer ses limites. D’abord, sur le plan humain, puisque la population sur Terre va atteindre un pic et la population chinoise va décroître. S’il y a moins de Chinois, il y aura aussi moins de Chinois dans les usines pour fabriquer tous les produits que nous consommons à un prix relativement compétitif. Donc, dans l’avenir, les produits seront de plus en plus chers. Il y a aussi la question du climat car si, demain, il y a de plus en plus d’aléas climatiques, il y aura de plus en plus d’incertitudes sur nos récoltes et certaines zones fertiles ne le seront plus demain. Ce sont des tendances de fond. Tout cela va rendre beaucoup plus chers les produits et les services que nous consommons quotidiennement.

Pourtant, dans certaines zones du monde, la croissance est au rendez-vous. Cet hiver, en Russie, il y avait des fêtes sur les terrasses des restaurants de Moscou avec des parasols chauffants géants. Le Moyen-Orient se développe aussi énormément et la population ne se préoccupe absolument pas de nos problématiques… 

Vous prenez deux exemples particuliers. D’abord, le Moyen-Orient et la Russie sont des zones où l’énergie n’est pas chère. La Russie croule sous le pétrole et le gaz, donc ils n’ont aucun problème. En hiver, il arrive très souvent que les Moscovites ouvrent la fenêtre parce qu’il fait trop chaud chez eux, c’était déjà le cas avant la guerre. Donc, quand vous avez de l’énergie abondante et pas chère, la vie n’est pas la même que lorsque vous avez des contraintes avec une énergie très coûteuse. La consommation de gaz en Europe a reculé de 20 % en raison des prix. D’un côté, vous avez des comportements dispendieux qui sont irresponsables et, de l’autre, vous avez une sobriété subie. On peut aussi employer le terme de pauvreté.

 Tous les discours actuels sur la sobriété énergétique ne s’inscrivent-ils pas dans une sorte de préparation mentale pour nous habituer à devenir pauvres ?

Je suis très attaché aux questions écologiques et je pense qu’une certaine forme de sobriété est nécessaire. Je ne suis pas certain que l’ensemble du monde occidental ait eu toujours des réflexes de sobriété… Je ne dis pas que nous sommes dans une société où les gens n’ont pas la valeur des choses. J’observe simplement que nous sommes dans une société où l’on incite fortement à la consommation, à voyager à l’autre bout du monde et à dépenser toujours plus. Maintenant, la sobriété doit être voulue et choisie. Elle ne doit pas être subie et c’est sur ce point que je souhaite interpeller mes concitoyens. Nous sommes dans un monde où nous risquons d’avoir une sobriété subie. Si une partie de cette sobriété subie porte sur des biens essentiels et sur des choses dont nous avons absolument besoin pour vivre décemment et dans la dignité, cela posera des questions sociales plus larges et plus importantes.

Certains pays connaissent cette sobriété subie depuis des décennies. Par exemple, en Égypte, en Jordanie ou en Syrie, il y a un écriteau au-dessus du lavabo, même dans les hôtels de luxe, pour rappeler que l’eau est une denrée rare et qu’il ne faut pas faire couler le robinet pendant longtemps…

Effectivement, cela a toujours été le cas. Ce sont des pays où la population a toujours eu cette conscience que l’eau était une ressource rare. En Occident, nous avons été habitués à avoir de l’électricité, du pétrole et de l’eau en quantité abondante et l’on peut légitimement s’interroger sur le lendemain. Il est nécessaire d’avoir un débat sur la bonne utilisation des ressources naturelles et ce que devrait être une société plus sobre et plus vertueuse. Encore une fois, cela doit être une sobriété partagée et choisie, et non subie, en raison des problématiques économiques sur lesquelles nos concitoyens n’ont pas de prise.

Vous indiquez que nous entrons dans une période de plusieurs années où tout sera instable, avec des hausses et des baisses de prix très fortes. Mais n’est-ce pas la normalité de l’économie ?

Nous entrons dans une zone d’incertitudes très forte et, l’une des promesses de notre système économique, c’est justement de faire en sorte qu’il y ait peu d’incertitudes.

Alors, que faire et comment corriger notre système économique ? Comment modifier notre mode de vie pour réduire ces aléas ? N’incombe-t-il pas aussi à nos dirigeants politiques de nous habituer aux incertitudes et de ne plus nous dorloter ?

Les dirigeants sont là pour prévoir et naviguer dans les incertitudes en prenant les meilleures décisions possible pour limiter les impacts économiques des chocs mondiaux. Leur rôle, c’est de protéger les citoyens, mais vous avez aussi raison de dire que les citoyens doivent être conscients que le politique ne peut pas tout et qu’il y aura forcément des chocs que nous allons devoir subir et supporter collectivement.

On dit souvent que l’inflation attaque l’épargne des ménages. Or, on s’aperçoit que ce n’est pas suffisant et que c’est maintenant le niveau de vie qui va baisser…

L’INSEE avait rédigé un rapport après la crise sanitaire en soulignant que l’excédent d’épargne était très mal distribué, en étant davantage concentré sur les ménages les plus riches, donc ceux qui n’ont pas un besoin impérieux de consommer davantage. L’épargne des autres ménages a effectivement été quasiment dépensée et il ne reste plus grand-chose. Aujourd’hui, les salaires progressent moins vite que l’inflation. On observe une évolution moyenne de 4 %, alors que l’indice des prix est en hausse de 6 %. C’est un manque à gagner de 2 points pour que les Français puissent maintenir leur pouvoir d’achat. Si vous n’avez plus beaucoup d’épargne et si vous devez faire face à des dépenses plus élevées que l’augmentation de vos revenus, la conséquence mécanique, c’est l’appauvrissement.

 Tout cela contribue-t-il au sentiment de déclassement ?

C’est un débat qui existe depuis longtemps, ce fameux débat de la paupérisation de la classe moyenne. Le choc d’inflation que nous vivons actuellement a accentué davantage cette sensation et c’est ce qui explique pourquoi le climat social est tendu, en France comme dans d’autres pays européens. La classe moyenne, qui vit essentiellement de son travail, voit que le coût de la vie augmente bien plus vite que les revenus du travail.

Face à cela, il pourrait y avoir deux réactions. La première serait de vouloir travailler davantage pour redresser la situation, tandis que la seconde serait de ne plus y croire, de travailler moins, et c’est plutôt ce que l’on observe chez nos compatriotes. Comment expliquez-vous cela ? Les gens sont-ils résignés ?

Ce qui motive actuellement le climat social et les tensions sociales, c’est le sentiment d’injustice et c’est le nœud du problème. L’inflation est à 6 %, les salaires ont augmenté de 4 % à peu près, alors que les profits des grandes entreprises ont augmenté beaucoup plus. Ce qui justifie la fronde, ce n’est pas une résignation, c’est le sentiment d’être lésé. Un certain nombre de travailleurs ont le sentiment que leurs revenus pourraient augmenter de façon plus conséquente pour vivre mieux et cette injustice ne peut pas nous mener à une société calme. Le sujet est à traiter entreprise par entreprise. Mais si vous regardez au niveau global, les taux de marge sont maintenus dans la plupart des entreprises et ils ont même légèrement augmenté. Donc, ce ne sont pas les salariés des petites entreprises en difficulté que l’on voit dans la rue, parce qu’ils connaissent la réalité économique de leur entreprise et le climat social est complètement différent au sein des PME. Quand il y a des tensions dans une PME, c’est plutôt rare, c’est parce que les salariés sont vraiment mécontents. Mais je tiens à dire que l’ensemble du secteur privé en France a plutôt maintenu et même augmenté son taux de marge en 2022. Il y a toujours des cas particuliers, évidemment. Il y a aussi des salariés qui ont été augmentés de 6 % et qui ne vont pas se plaindre. Aujourd’hui, le partage de la valeur ajoutée se fait de moins en moins en faveur du travail et les revenus du travail progressent moins vite que les revenus des capitaux, ce qui pose forcément des questions. Je ne suis pas là pour apporter un avis politique, c’est à chaque citoyen de se former sa propre opinion. Mais mon devoir est d’attirer les lecteurs sur ces problématiques.

Après le diagnostic, quel traitement faudrait-il appliquer ? Quels conseils donneriez-vous à nos dirigeants politiques ? Faut-il aller vers davantage d’étatisme ? Ou davantage de libéralisme, en misant sur le fait que le ruissellement sera efficace ?

Justement, la théorie du ruissellement n’est pas une théorie économique. Elle n’a jamais été prouvée et étayée. C’est de la rhétorique politique, mais cela n’existe pas en sciences économiques. Sur les solutions, il y a effectivement un sentiment de déclin économique et social. Les crises ont été très fortes, donc je pense que nous sommes plutôt dans un temps de retour de l’État. Cela ne veut pas dire augmenter les impôts pour devenir un régime soviétique, mais je pense que l’État doit de nouveau s’impliquer dans la politique industrielle, parce que nous n’avons pas de politique industrielle en France. L’État doit aussi mettre davantage son nez sur les problématiques de justice fiscale, car il n’est pas normal que des milliardaires aient un taux d’imposition effectif plus faible que vous et moi. Il n’est pas normal que des entreprises qui font un chiffre d’affaires conséquent en France ne paient pas d’impôts en France. Il n’est pas normal non plus de laisser certains services comme l’énergie à des marchés qui, de toute évidence, ne fonctionnent pas. Bien entendu, quand je parle de tout ce qui stratégique, j’évoque l’énergie, mais aussi les infrastructures comme nos routes ou nos ponts. Il y a une réflexion à mener là-dessus, surtout dans le cadre de la transition écologique, parce que l’État doit être un acteur clé qui doit impulser des changements pour que notre pays soit plus résilient, plus souverain et plus prospère.

 Vous venez de résumer une politique que le général de Gaulle ne renierait pas…

Absolument. Avoir une politique industrielle, ce n’est pas quelque chose de fondamentalement de gauche et ce n’est pas incompatible avec les politiques qu’ont pu mener les gouvernements de droite en France. Ce qui est important, c’est de définir un cadre pour trouver les solutions les plus efficaces et les plus bénéfiques pour le pays.

Écrit par Rédaction

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