Avec la fin annoncée des réseaux sociaux et la non-performance de la publicité, le Web se résumera-t-il demain à Amazon ?
Les spécialistes de l’Internet soulignent que le Web donne tous les signes d’une crise multiforme. La publicité digitale devient un casse-tête pour les annonceurs, avec des chiffres truqués et des performances en baisse, notamment en raison du manque d’attention et de la faible mémorisation de la part du public. L’intelligence artificielle va entraîner la fin du Web humain et il apparaît que le commerce en ligne est plus que jamais dominé par Amazon.. À travers une exploration minutieuse des promesses économiques non tenues, des stratégies de sur-monétisation et des effets de la publicité sur l’attention, Maria Mercanti-Guérin dévoile le côté sombre de l’Internet tel que nous le connaissons.
Maria Mercanti-Guérin est maître de conférences à l’IAE de Paris. Titulaire d’une habilitation à diriger des recherches et docteur en sciences de gestion, elle est diplômée de Neoma Business School et de l’Université Paris-Dauphine. Elle est l’auteur de cas pédagogiques et de nombreux articles dans des publications telles que Recherche et Applications en Marketing, La Revue des Sciences de gestion ou Management & Avenir. Elle travaille plus spécifiquement sur les réseaux sociaux, le consommateur créatif et le marketing digital.
« Web Crash » de Maria Mercanti-Guérin est publié aux Éditions EMS.
Maria Mercanti-Guérin est l’invitée de Yannick Urrien sur Kernews
Kernews : Vous avez intitulé votre livre « Web Crash » et, évidemment, vous ne parlez pas de la technologie Internet en elle-même…
Maria Mercanti-Guérin : Ce n’est pas la technologie qui crashe, c’est tout l’écosystème que l’on nous a vendu depuis des années et qui repose exclusivement sur la publicité. Au départ, cet écosystème a financé toutes les nouvelles technologies. Mais aujourd’hui, il n’a plus la capacité de le faire, puisque la publicité digitale s’essouffle et, quand on plonge dans les indicateurs, les chiffres sont plutôt mauvais. J’évoque par exemple les taux de conversion, le coût par contact qualifié qui est de plus en plus élevé, le coût au clic qui est aussi plus élevé… Les augmentations sont faramineuses et, pour un annonceur, la rentabilité des actions de communication sur le Web va devenir de plus en plus problématique. Cela pose de nombreuses questions sur ce que l’on appelle le retour sur investissement de tous ces leviers.
La promesse initiale du Web était de permettre au petit commerçant de mettre ses produits sur le Web pour les vendre partout dans le monde, or c’est un échec complet…
Oui, puisque c’est Amazon qui truste tout, avec une politique assez dure vis-à-vis des marques. Amazon fait payer aux marques des frais d’administration assez importants et la concurrence est extrême, puisqu’il y a des milliers de marchands qui vendent le même produit dans le monde entier. Il ne faut pas se leurrer, le marché local n’existe pas sur Internet. Vous pouvez vous faire déréférencer de façon assez incompréhensible et c’est une catastrophe pour l’entreprise. On n’a pas réussi à développer l’indépendance des petits acteurs locaux. Bien au contraire, il y a une dépendance accrue. Google Business Profile vous permet d’avoir un espace en première page, pour référencer votre site. Pour l’instant, c’est gratuit, mais le jour où ce sera payant, ce sera compliqué. C’est toujours la même mécanique : on vous attire avec quelque chose de gratuit et, lorsque vous êtes complètement dépendant, vous devez payer.
Les commerçants vont vous répondre que tout cela est fondé, mais qu’ils doivent quand même y être, sinon ils sont dépassés…
Oui et non. Déjà, le magasin n’est pas mort, le monde réel existe toujours. Il faut avoir une présence sur le Web, mais il ne faut pas tout attendre du Web. Je vais prendre un exemple très simple. On nous explique que pour être bien référencé, il faut acheter le Google Local Pack, avec un bon site Web et de nombreux avis clients. Simplement, dans les avis clients, il y a plein de magouilles. Des concurrents vont mettre de faux avis clients sur vous et vous pouvez aussi passer par des sociétés spécialisées qui génèrent de faux avis positifs pour que vous puissiez monter en référencement… Tout cela n’a plus ni queue ni tête. Le consommateur s’en aperçoit. Un site Internet, c’est bien, mais il vaut mieux avoir un très bon bouche-à-oreille et de vrais clients. Il y a vraiment beaucoup de fraude. Le Web est parcouru par la fraude, il y a des robots qui trompent l’audience, c’est aussi un énorme problème.
Beaucoup de commerçants passent des heures chaque semaine à mettre à jour leurs réseaux sociaux en demandant à leurs clients de partager telle ou telle info… Qu’en pensez-vous ?
Pour moi, les réseaux sociaux, c’est terminé ! Cela va se produire assez rapidement, car on vit peu à peu la fin des réseaux sociaux. Déjà, on n’est plus capable de distinguer un réseau d’un autre. Dès qu’il y a une innovation dans un réseau, comme les vidéos courtes, on la retrouve partout. Il y a toute la problématique des influenceurs. J’ai étudié le marché chinois. On voit apparaître des influenceurs digitaux, qui vont coûter beaucoup plus cher que les influenceurs humains parce que, derrière, il y a une technologie énorme. Ensuite, les 12-15 ans désertent les réseaux sociaux. Ce sont les derniers chiffres aux États-Unis. Ils sont encore sur Tik Tok. Pour le reste, on observe une baisse du taux d’engagement sur Instagram et, en ce qui concerne Facebook, n’en parlons pas, c’est vraiment très mauvais. Ce sont les jeunes qui font le marché. En réalité, ils sont maintenant sur les messageries pour retrouver le plaisir d’avoir une vie privée. Si vous faites un sondage chez les 12-18 ans, vous constaterez qu’ils postent très peu de choses sur les réseaux. La dernière limite, c’est la problématique de la vie privée. Facebook explique qu’il va devoir faire payer les internautes qui veulent échapper à la publicité ciblée, parce que la publicité ciblée est maintenant très encadrée par le RGPD. Concrètement, le consommateur va devoir payer, ou être soumis à de la publicité ciblée. Cependant, quand on met son nez dans les recommandations de la CNIL, il n’est pas évident que Facebook puisse imposer une telle mécanique qui restreint énormément la liberté de choix du consommateur. Le robinet financier de la publicité pour les réseaux sociaux va finir par se tarir et cela va leur poser d’énormes problèmes.
Vous reprenez de nombreuses études sur la mémorisation et la concentration. On sait qu’une publicité qui circule sur Internet, notamment sur les réseaux sociaux, a un taux de mémorisation de 7 secondes. Bref, c’est comme si l’on jetait son argent par les fenêtres…
Il y a effectivement de grands organismes, comme l’Union des annonceurs, qui ont essayé de travailler sur les images de marque, l’exposition à la publicité ou le temps moyen d’exposition. C’est un échec complet ! On n’a pas le temps de voir le message, les vidéos sont très courtes, puisque c’est la tendance du marché, et cela pose un problème aux annonceurs puisqu’aucune publicité n’a le temps de s’implanter, voire d’être servie sur l’écran de l’internaute. L’internaute ne mémorise absolument pas les publicités, contrairement à la télévision, où la coupure publicitaire est bien organisée. Sur Internet, c’est un fatras d’annonces qui s’empilent les unes sur les autres, avec assez peu de créativité.
Il est aussi intéressant de noter qu’un groupe comme Amazon dépense la partie la plus importante de son budget publicitaire dans des médias traditionnels, notamment en radio et en télévision, et non sur Internet…
Pour moi, Amazon est le leader du marché qui a tout compris. C’est Amazon qui va gagner la mise en faisant de la publicité tous azimuts. Amazon fait aussi de la publicité sur son site, puisque faire de la publicité au moment de l’achat peut s’avérer très intéressant en termes de conversion et Amazon représente déjà 80 % du marché. Amazon tire sa survie essentiellement de la publicité et cette concentration pourrait même menacer Google, puisque Amazon est aussi un moteur de recherche. Avec l’arrivée des IA génératives, le référencement naturel va être complètement bouleversé. D’ailleurs, on peut se demander ce que vont devenir tous les sites partenaires de Google qui reçoivent de la publicité. Face à cela, les médias traditionnels ne sont pas morts, saufs si, par effet de mimétisme, ils adoptent tous la numérisation en abandonnant leurs modes d’achat spécifiques pour reprendre ceux du digital. Je crains la mort de ces médias. Il faut que le modèle de l’abonnement fonctionne. On a du mal à trouver les chiffres, mais aux États-Unis cela ne fonctionne pas. Je pense que les sites Internet vont maintenant fonctionner sur des communautés de passionnés avec des dons. On va accepter la publicité sur les sites que l’on aime et on va aussi faire des donations. C’est un modèle que je trouve intéressant. Ceux qui arriveront à capter ce modèle seront relativement protégés.
Évoquons maintenant l’avenir du Web. On pourrait imaginer un immeuble de plusieurs étages : l’étage commercial, c’est Amazon, qui va tout truster, il y a aussi un étage avec le Web autoritaire et un autre avec le Web militant… Justement, face à la disparition programmée des réseaux sociaux, que pensez-vous de X qui rassemble les militants ?
Le problème, c’est que X est un repère de militants qui n’aiment plus leur réseau. Les nouveaux réseaux sociaux seront créés autour d’une idée en rassemblant des gens qui seront tous d’accord entre eux. Il y a eu l’idée de la petite cloche bleue pour soutenir X, à travers un paiement, et les trois quarts des gens qui passent leurs journées sur X n’ont pas souscrit à cette offre. On commence à voir apparaître aux États-Unis des réseaux sociaux militants, très politiques, qui vont regrouper des gens qui sont d’accord entre eux. On parle souvent des bulles de filtres, car lorsque l’on est confronté à quelqu’un qui ne pense pas comme vous, on réagit violemment, et la société est très clivée. Il y a une déconstruction démocratique qui va s’amplifier. La publicité avait le mérite de faire se rencontrer des gens qui n’étaient pas d’accord entre eux sur une même plate-forme, mais je pense que c’est terminé. Les communautés ne se parleront plus, malheureusement, car, s’insulter, c’est aussi une façon de se parler. Bientôt, il n’y aura plus de contacts et le Web sera très morcelé.
Ce phénomène s’observe aussi dans les médias, avec les gens de droite qui regardent CNews et les gens de gauche qui écoutent France Inter…
C’est totalement exact.
Pendant ce temps, pour être à l’écart de toute polémique, les grandes chaînes généralistes traitent de la météo, des départs en vacances ou des produits de saison qui arrivent sur les marchés… C’est aussi une manière pour TF1 de ne pas avoir d’ennuis.
Cela signifie que nous sommes dans une société qui ne peut plus dialoguer sur des sujets importants. Je distingue quelques futurs possibles pour le Web. D’abord, le Web autoritaire. C’est lié au fait que les États veulent reprendre la main. Pendant des années, le Web a été une forme d’open bar et, maintenant, les États ont pris conscience que certaines sociétés ne payaient pas leurs impôts tout en laissant se développer tout et n’importe quoi. Il y a des sociétés qui écoutent tout ce que vous mettez sur le Web. Tout est traqué, tout est analysé… Ces entreprises travaillent notamment avec la Commission européenne qui analyse l’évolution de son image chaque jour. On est ainsi capable d’identifier les influenceurs négatifs, c’est-à-dire les gens qui vont dire du mal de vous. Je trouve que c’est un peu inquiétant.
Nous avons quand même la chance d’être dans des démocraties : par exemple, lorsque des députés de la majorité veulent pénaliser les climato-sceptiques, les constitutionnalistes disent que cela ne pourra jamais passer… À l’exception des propos punis par la loi, comme l’antisémitisme ou l’appel au meurtre, la parole reste relativement libre…
Pour l’instant, oui. Mais X est quand même dans le collimateur de Thierry Breton et de la Commission européenne… En face, vous avez des réseaux très lisses, ce n’est pas Instagram qui va être dans le viseur de la Commission européenne. Le Web est devenu une agora violente, alors qu’au départ la grande idée était de partager les savoirs et de promouvoir l’intelligence universelle. Maintenant, c’est la bêtise universelle. La dernière étape, c’est la manipulation des images via l’intelligence artificielle. C’est vertigineux, car on peut complètement réécrire l’histoire. À cela s’ajoutent la baisse du quotient intellectuel et l’appauvrissement du vocabulaire. On est dans le monde du court, la pensée est limitée et tout cela touche à la plasticité du cerveau humain.