Marie-Estelle Dupont, psychologue clinicienne, spécialisée en psychopathologie, neuropsychologie psychosomatique, et formée en psychologie transgénérationnelle, accompagne des patients de la naissance à l’âge adulte. Ses prises de position sur les dommages infligés aux enfants pendant la pandémie, comme la déshumanisation inhérente à l’obligation du port du masque à l’école, ont été particulièrement médiatisées.
Son dernier livre est un témoignage intimiste et bouleversant qui nous parle de son enfance, de son adolescence et de ses années de jeune femme aux prises avec une mère maltraitante au-delà de tout entendement : « une anti-mère, qui donne la vie pour la dévorer et la saccager, telle la sorcière d’Hansel et Gretel qui gave les enfants pour se nourrir ».
Marie-Estelle Dupont nous amène à réfléchir sur son difficile parcours et sur sa parole pour se libérer de la culpabilité et pour retrouver l’estime de soi indispensable à tout épanouissement.
« L’anti-mère » de Marie-Estelle Dupont est publié aux Éditions Albin Michel.
Kernews : Vous racontez comment vous avez survécu à une mère maltraitante. Or, depuis la sortie de votre livre, on entend beaucoup de témoignages de gens qui ont subi la même situation. On est d’abord surpris car ce sujet sensible n’est jamais abordé dans les médias…
Marie-Estelle Dupont : C’est un impensé de la société. C’est ce qui m’a également incitée à tenir ce projet, sans l’abandonner, parce que vous vous doutez bien que c’était une démarche difficile. Moi aussi, j’ai été étonnée par ce succès. Mais j’ai compris que nous étions en train de lever un tabou et de libérer la parole sur ce sujet fondamental et universel qu’est la violence intrafamiliale et comment la jalousie, de manière muette et sournoise, creuse des sillons qui viennent briser des liens et la relation affective entre frères et sœurs, en isolant l’individu et en donnant de lui une image tout à fait fausse. C’est un impensé de la société, parce que l’on oscille entre plusieurs sentiments et une vision très manichéenne de la famille. On a la vision d’une maternité très sentimentaliste, où tout n’est que bonheur et joie, ou de quelque chose qui est vécu, par un contresens total, comme le cercueil de la féminité, la fin du couple et l’absence de liberté, ce qui est pour moi une vision extrêmement dégradée et adolescente de la maternité. La liberté d’être mère, ce n’est pas celle de ne pas avoir de contraintes et de se lever tard le matin… On n’avait pas grand-chose dans la littérature depuis Folcoche et, pouvoir évoquer l’idée qu’une génitrice puisse ne pas accéder à l’amour et ne pas aimer son enfant, c’est contraire à l’entendement. C’est contraire à la nature, puisque dans le règne animal nous faisons partie des mammifères et, pour les mammifères, la survie de l’espèce dépend du lien d’attachement entre la mère et le petit. Quand on tombe sur des mères monstrueuses qui n’aiment pas leur enfant, on se dit que c’est contre nature et que ce n’est pas possible. C’est pour cette raison que ce livre a sensibilisé beaucoup de gens qui vivent des tragédies familiales et dont les vies sont brisées parce que leurs racines sont poreuses.
On découvre aussi que cela affecte tous les milieux sociaux…
Il y a ce biais d’avoir un déterminisme sociologique ou psychiatrique à toute tragédie humaine, mais je crois que le mal existe et qu’il n’y a pas toujours l’excuse de la pauvreté ou de la précarité intellectuelle. Au contraire, le fait d’être dans un milieu aisé intellectuellement, avec des livres, de l’instruction et des parents diplômés – mon père travaillait beaucoup et son salaire suffisait largement à nourrir une femme et de nombreux enfants – cela peut aussi enfermer dans le piège des apparences où, au nom du qu’en-dira-t-on, parce qu’il faut être une famille bien sous tous rapports, on va d’autant plus verrouiller la parole et enfermer l’enfant dans l’image. On explique que l’enfant a tout : il fait de la danse, du piano, il va dans des bonnes écoles, donc il n’y a pas de problèmes… On réduit l’être humain a des besoins strictement matériels et organiques, or nous sommes des mammifères et nos besoins vitaux sont aussi affectifs. Là-dessus, il y a une grande égalité sociale dans la haine, comme il y a une grande égalité sociale dans l’absence d’introspection. On ne peut pas toujours avoir l’excuse de la psychiatrie. Il y a des femmes qui souffrent d’un trouble psychiatrique ou psychologique avéré, que je reçois en consultation. Ce sont des femmes déprimées, mais qui ne sont pas des mères toxiques et maltraitantes, et qui veulent se prendre en charge pour que leur enfant reste un enfant et qu’il ne devienne pas un thérapeute ou un souffre-douleur. À l’inverse, il y a des mères qui n’ont pas de profil psychiatrique, mais qui n’ont pas envie d’ouvrir leur cœur et qui ne sont pas dans l’empathie et dans l’amour. Quand vous avez un profil narcissique, un profil psychopathique, vous pouvez vous reproduire et fonder une famille, donc vos enfants auront un père ou une mère pervers narcissique ou psychopathe. Ces gens-là aussi fondent des familles…
On entend souvent dans les procès qu’un père s’est comporté de telle manière, parce qu’il a vécu la même chose auprès de ses parents et qu’il l’a donc reproduit. Est-il possible de retrouver cela entre générations ?
Le mimétisme est l’une des manifestations de l’attachement d’un enfant à ses parents. Donc, notre premier modèle laisse une empreinte très importante et, si l’enfant n’a pas une force de caractère ou d’autres figures sociales, par des enseignants, des grands-parents ou des tantes, il lui est difficile de penser qu’autre chose peut être bon. La psychothérapie, le fait de rencontrer des adultes bienveillants, le fait d’être capable de désidéaliser ses parents, sont des choses importantes. Il faut ouvrir l’héritage psychologique de la famille en triant le bon grain et l’ivraie. Donc, cette notion d’introspection fait la différence. Qu’est-ce qu’on m’a fait ? Qu’est-ce que cela m’a fait ? Que vais-je faire pour mes enfants ? La bonne nouvelle, c’est que l’on peut donner quelque chose que l’on n’a pas reçu, j’en suis persuadée, par mon métier et mon parcours.
N’avons-nous pas en chacun de nous un côté Docteur Frankenstein, c’est-à-dire que l’on est déçu si la créature que l’on a conçue ne ressemble pas à son plan initial ?
Oui, parce que l’on est déçu à la hauteur de ses attentes. Le bébé fantasmé, l’enfant rêvé quand la femme est enceinte, c’est un fantasme qui doit être conscientisé et élaboré parce que, sinon, l’enfant va être bombardé de projections parentales. Nous sommes tous des êtres de projection, on imagine quelque chose de l’autre, on se raconte une histoire avec l’autre, on imagine quelque chose du nouveau boulot que l’on prend, on est toujours dans la projection… Mais il faut diminuer les attentes, il ne faut pas attendre que cet enfant soit son complément narcissique. Il faut donner à son enfant les outils pour être bien dans sa peau et faire son chemin, mais pas que ce chemin soit la compensation de celui que l’on a raté. Quant on reste coincé dans une projection, on passe à côté de son gosse, on explique que l’aîné de la famille doit faire Polytechnique et que le second doit faire médecine, donc c’est une erreur et l’enfant va se taper des années de thérapie et burn-out sur burn-out. Quand on peut prendre un peu de recul par rapport à tout cela, on est en capacité de faire un travail qui nous permet d’être suffisamment bien avec soi pour que l’on n’ait pas besoin que ce soit notre enfant qui nous répare. Donc, si je suis OK avec moi, avec mes frustrations ou mes choix, je vais laisser plus de champ à mon enfant et je vais avoir davantage envie de l’aider à réaliser son potentiel d’artiste ou de mathématicien, peu importe, et je vais moins avoir besoin qu’il vienne me rassurer sur ce que je suis. Ce qui peut faire le lit de beaucoup de toxicité dans le lien parent enfant, c’est aussi le fait que le parent ne s’aime pas. Quand on s’aime et que l’on est bien avec soi, globalement on enquiquine moins les autres. C’est vrai dans le couple, comme dans la relation parent enfant.
Existe-t-il des statistiques sur cette forme de violence qui n’a rien à voir avec la violence physique évoquée dans les faits divers ?
C’est une violence chronique, qui se décline sous une forme verbale par les humiliations, sous la forme de non-lieu. C’est ce que l’on ne me donne pas qui me traumatise, c’est-à-dire l’isolement chronique de l’enfant, qui est coupé d’une partie de sa famille et qui ne peut pas créer des liens de confiance et d’attachement. Parfois, ce sont aussi des violences physiques. Effectivement, ce n’est pas ce que l’on voit dans les faits divers, toutefois le cerveau de l’enfant n’est pas modelé par la gravité de quelque chose, mais par la répétition. C’est quelque chose qui s’installe dans la durée et qui va vraiment créer des sécrétions hormonales très spécifiques dans le cerveau de l’enfant, avec beaucoup d’hypervigilance et une sorte d’anticipation anxieuse permanente du danger. Quand on voit des patients adultes arriver avec des troubles anxieux généralisés, évidemment que le climat de son enfance fait partie des hypothèses que l’on pose, c’est-à-dire la capacité de se construire une sécurité intérieure et de se détendre. Dans les chiffres que nous avons, 40 % des troubles psychiatriques seraient directement liés à des maltraitances dans l’enfance, comme des climats incestueux, des coups, des abandons répétés ou des humiliations. L’humiliation est l’une des maltraitances les plus prédisposantes à la violence chez l’adulte. Si l’enfant humilié ne travaille pas sur lui en psychothérapie, il va engranger une telle colère et une telle rage que, s’il ne se reconstruit pas, il peut vraiment passer à l’acte. Je dis toujours que l’humiliation est la pire méthode éducative, parce que vous fabriquez de la colère et cela va forcément ressortir sous forme de violence vis-à-vis d’autrui, ou sous forme de violence retournée contre soi avec des tentatives de suicide.
Dans la description de votre maman, il y a un aspect presque méditerranéen ou moyen-oriental avec cette bascule permanente entre « Je t’aime » et « Je te déteste »…
Dans la perversion narcissique, il y a l’humiliation, la culpabilisation, le chantage, l’isolement, mais il y a aussi quelque chose d’extrêmement important, j’avais fait un parallèle avec la crise sanitaire, en évoquant la famille maltraitante, à travers l’injonction paradoxale. C’est-à-dire que l’on met l’enfant dans une mission impossible. L’injonction paradoxale, c’est : « Tu ne dois pas rater ta vie, parce que tu me ferais honte, mais tu ne dois pas réussir ta vie, parce que tu me ferais de l’ombre… » Donc, j’étais tour à tour la seule personne qui pouvait comprendre ma mère mais, après, j’étais une garce ou une salope parce que j’avais laissé un cheveu sur ma taie d’oreiller. Cette oscillation entre la glorification idéalisée du Messie, puis Satan cinq minutes après, cela ne veut pas dire que ma mère était bipolaire, cela veut dire qu’elle était incapable de voir son enfant comme une personne. Ce n’était que du superlatif. Je n’étais pas humaine dans le superlatif, comme dans le négatif, mais à aucun moment je n’étais simplement une petite fille. J’étais monstre ou dieu, mais jamais un enfant. Pour arriver à avoir une image de soi à peu près réaliste, il faut faire un gros travail sur soi, mais c’est faisable, et c’est vraiment le message du livre. Vous pouvez avoir été plombé, mais vous pouvez aimer la vie et les autres après, être capable de recevoir de l’amour quand on vient de là.
Vous faites ce parallèle avec la crise sanitaire et le sabotage de deux ans de nos vies…
Je veux bien que l’on me prenne deux ans de ma vie, entre 40 et 42 ans, mais je ne veux pas qu’on les bouffe à ceux qui sont en train de construire leur identité, car si vous n’avez pas de contacts sociaux, ce n’est pas récupérable. Je vois aujourd’hui, comme dégâts psychiques, des choses bien pires qu’il y a deux ans. Ces jeunes ne se sont pas remis. On leur a volé des moments de construction identitaire, donc ils n’ont pas pu se construire. On ne peut pas mettre sur pause avec un être humain, nous ne sommes pas encore des algorithmes, n’en déplaise à certains transhumanistes. C’est quelque chose dont la société civile doit absolument prendre conscience, parce que l’on a vraiment volé leur construction et c’est vraiment très grave.
La société civile ne réfléchit plus sur le temps long…
On est dans l’instantanéité. C’est dramatique, parce que cela fait des syndromes dépressifs.
Donc des patients pour Marie-Estelle Dupont…
N’étant pas perverse, j’aimerais avoir des patients qui viennent pour travailler sur eux et pas des petites filles de sept ans qui viennent parce qu’elles ont vomi dans leur masque et que la maîtresse leur a interdit d’enlever le masque !