Le professeur émérite d’histoire moderne à la Sorbonne et membre de l’Institut de France nous plonge dans l’histoire du vin.
Yves-Marie Bercé est professeur émérite d’histoire moderne à la Sorbonne, ancien directeur de l’Ecole nationale des chartes et membre de l’Institut de France. Ce spécialiste des anciennes sociétés campagnardes signe un livre très particulier dans lequel il raconte l’histoire du vin. C’est une approche originale, car il ne s’agit pas d’un énième guide œnologique, mais d’un document qui permet à chacun de découvrir de nombreuses anecdotes sur les modes, les évolutions et les influences politiques autour de la commercialisation du vin.
« Les secrets du vin » d’Yves-Marie Bercé est publié par la librairie Vuibert.
Kernews : Dans cette histoire du vin, tout se rapporte à la civilisation : le vin, est-ce finalement le reflet de la civilisation ?
Yves-Marie Bercé : C’est une épopée millénaire. On s’aperçoit que le vin est aux origines des premières civilisations. Les preuves archéologiques nous assurent que le vin était là 4 000 ans avant l’ère chrétienne, c’est-à-dire avec l’apparition des premières sociétés sédentaires. Le vin est aujourd’hui encore en expansion, puisqu’il conquiert des nouveaux territoires, avec des centaines de millions de nouveaux consommateurs chinois qui, jusque-là, n’avaient pas été touchés par le prestige du vin. Il y a une sorte d’immortalité du vin et une universalité grandissante.
C’est seulement au XIXe siècle que deux Français, André Jullien et Alexandre-Pierre Odart, ont commencé à travailler sur le référencement des différents vins…
André Jullien est un marchand de vin qui avait une boutique à Paris et c’est aussi un technicien qui explore les vins d’un point de vue gustatif et technique. Ensuite, le comte Odart écrit vers 1840 un ouvrage et c’est le fondateur de cette science nouvelle des cépages, qu’il appelle l’ampélographie. C’est quelque chose qui dépend de la chimie, de la technique agricole et de nombreuses connaissances spécifiques. Mais on n’avait pas conscience de tout cela avant Odart.
Alors, revenons au début des civilisations, puisque l’histoire du vin a commencé dès la sédentarisation partout dans le monde…
Alors, peut-être pas partout dans le monde, mais dans des régions du pourtour méditerranéen dans lesquelles il y a des conditions géologiques, l’exposition, le climat, où toutes les conditions sont réunies pour la culture de la vigne. La vigne est une espèce sauvage, présente dans une grande partie du monde, mais qui va faire l’objet d’une culture spécifique précoce dans le pourtour méditerranéen. Il y a eu des fouilles récentes dans les montagnes d’Arménie et du Caucase où l’on trouve des céramiques, des fragments de cruches, dont l’imprégnation révèle le jus de la vigne fermenté, ce qui suppose qu’il y a eu une culture de la vigne consciente avec foulage, presse et fermentation. C’est tout un appareillage de connaissances et de techniques qui ont évolué, mais dont les étapes essentielles sont toujours les mêmes.
Je me suis demandé pourquoi un professeur émérite à la Sorbonne et membre de l’Institut s’intéresse ainsi au vin… À la fin du livre, vous racontez avoir fait les vendanges quand vous étiez petit…
Mon oncle avait des parcelles de vignes, ce n’était pas une grande propriété et ce n’était pas un grand vin, mais je suis tout de même lié familialement et géographiquement à l’ensemble des vignobles bordelais. J’ai effectivement un peu de goût modéré pour le vin. Je n’ai pas bu une goutte de vin avant d’avoir une vingtaine d’années, je trouvais cela tout à fait amer et déplaisant, et je crois que c’est la bonne recette biographique. Il faut tout de même avoir une capacité d’ancienneté et d’expérience gustative pour, finalement, découvrir le vin et l’apprécier. Je ne vais pas prêcher la tempérance, mais il est vrai que le bon vin se boit avec modération, pour reprendre les slogans idiots…
Vous revenez à plusieurs reprises sur ce lien entre la religion et le vin, que ce soit dans le judaïsme ou le christianisme…
Le vin apparaît très tôt dans les civilisations du pourtour méditerranéen et l’on pense bien sûr à la civilisation judaïque dont on a les récits dans la Bible. Dans ce contexte historique de longue durée de la Palestine et du pourtour méditerranéen, le vin fait partie d’une alimentation banale, avec des différences de qualité et de diffusion sociale, mais à partir des îles de la Grèce et des vignes des hauts plateaux d’Arménie, il y a un commerce du vin dès l’Antiquité. Hérodote dit que les vins d’Arménie sont transportés dans des jarres de peau qui descendent l’Euphrate pour fournir Babylone ou Ninive. On a là déjà une commercialisation importante et une consommation qui relèvent de l’histoire de l’alimentation. Dans la Bible, cela a des échos religieux. On observe que deux personnages symboliques s’enivrent. Il s’agit de Noé, dont, après le déluge, la première préoccupation, pour son retour à la culture et à la vie quotidienne, est de planter une vigne et il s’enivre. Une ivresse scandaleuse qui est en quelque sorte un recommencement de la vie. En ce sens, Noé peut être comparé à Adam. Ève a mordu la pomme, l’humanité se lance dans une suite d’aventures qui peuvent être malheureuses ou heureuses, mais cela commence après la morsure dans l’arbre de la connaissance. Les commentaires judaïques des VIe et VIIe siècles de l’ère chrétienne pensent d’ailleurs que la pomme pouvait avoir été plutôt une grappe de raisin… Pour Noé, c’est un nouvel âge. De la même manière, Loth, le neveu d’Abraham, survit à la destruction de Sodome et Gomorrhe, et il est enivré par ses filles. De cette ivresse, là aussi scandaleuse, et de l’accouplement incestueux de Loth, il y a la naissance de nouveaux peuples. Donc, cette ivresse est en même temps fondatrice. On en vient à la vie de Jésus et le vin intervient très souvent dans la vie quotidienne de Jésus au cours de sa mission, au moment des noces de Cana, puis dans la Cène. Cette idée que le vin soit désormais lié à la commémoration du sacrifice du Christ, à l’eucharistie, fait que le vin ne peut pas être détaché de l’expansion du christianisme. La diaspora du vin dans le monde est aussi liée à l’expansion du christianisme. Partout où le christianisme pénètre, même dans des régions nordiques peu favorables à la culture de la vigne, en Angleterre, en Irlande, ou dans les royaumes de Scandinavie, on essaie d’en faire pousser ou de se procurer du vin pour pouvoir célébrer le christianisme.
Peut-on penser que c’est en opposition à cette expansion du christianisme que l’islam a riposté en interdisant l’alcool ?
Il est possible que des épisodes puissent prendre cette signification, mais je ne crois pas que ce soit une sorte de clivage véritablement éclatant et permanent. Il y a tout de même le fait que l’islam prend sa naissance dans les zones de l’Arabie qui sont peu propices à la culture du vin. Alors qu’en Palestine, le vin est immémorial – Jésus a vécu dans une civilisation qui buvait du vin, c’était une alimentation normale – Mahomet, à aucun moment, ne peut avoir eu ce rapport quotidien avec cette boisson. Est-ce une opposition totale entre le vin et les pays musulmans ? Non, on constate qu’il y a des vignobles en Turquie ou au Maghreb et, au XVIIe siècle, les Chahs de Perse consommaient du vin, à la cour de Perse, à Chiraz, Ispahan ou Téhéran, on avait des vins excellents et les Chahs de Perse, à la fin du XVIIe siècle, récompensaient leurs dignitaires avec des outres de vins fins. Ces vins doux et sucrés étaient particulièrement appréciés dans les cours orientales. Le divorce entre les différentes familles de l’islam et le vin n’est pas aussi éclatant qu’on pourrait aujourd’hui le croire.
Il est aussi intéressant de noter que le vin a été l’un des premiers produits qui aient fait l’objet de commerce entre les hommes. Cela signifie que l’homme a compris que cette boisson issue de la fermentation des vignes était différente selon les régions… On imagine des caravanes de voyageurs vers Babylone avec ce vin dans des peaux de cuir…
Oui, mais ce vin ne vieillit pas, puisque l’on boit des vins de l’année. On cherche à le préserver en bouchant les récipients, qui sont plutôt en cuir ou en terre cuite, avec une couche d’huile, une coulure de cire ou un broquelet de bois qui épouse les contours de la cruche. Mais le vin se gâte très vite. On boit le vin nouveau entre décembre et janvier dans les anciennes sociétés rurales occidentales. L’étude de l’histoire de la population montre que les mariages se situaient plutôt en janvier et en février avant le carnaval, parce que l’on disposait des charcuteries et surtout du vin nouveau qui est frais et buvable. Au XIVe siècle, on a des ordonnances des rois d’Angleterre qui prévoient que dès le mois de septembre, il faut jeter dans la Tamise les tonneaux de vin qui restent et qui vont être remplacés par le vin nouveau apporté de Bordeaux ou de La Rochelle.
Plus près de nous, on a appris à trafiquer le vin pour créer des boissons énergisantes. Ainsi, vous citez le Coca-Cola,dont l’origine remonte à la boisson énergisante préférée du Pape Léon XIII…
Il y a la consommation de vin dans les palais pontificaux et l’on s’aperçoit que la référence au Pape est un argument de qualité et de publicité pour les producteurs. À la fin du XIXe siècle, le Pape Léon XIII, qui a des problèmes pulmonaires, prend un vin réconfortant puisqu’on lui a conseillé un vin qui contient du quinquina et du sucre : c’est un vin tonique. Ces vins toniques apparaissent à la fin du XVIIe siècle lorsque l’on commence à exploiter la noix de Quina, que l’on appelle la noix des jésuites, que l’on découvre au Pérou. En 1680, des taverniers londoniens fabriquent déjà des vins avec de la noix de Quina, c’est l’ancêtre de ces boissons réconfortantes. C’est celle que l’on fait boire au Pape Léon XIII, mais aussi à la reine Victoria ou au chancelier Bismarck. Cette recette va être utilisée par un pharmacien d’Atlanta, vers 1880, et ainsi naît la Coca-Cola Company. Effectivement, on peut rattacher le Coca-Cola à cette brillante tradition de vins toniques apparus à la fin du XVIIe siècle.
Le premier classement de 1855 n’était pas qualitatif, contrairement aux idées reçues, mais simplement le classement des meilleures ventes…
En 1850, il y a cette mode des expositions universelles dans les grandes capitales européennes et, dans l’exposition universelle de 1855, le ministère du Commerce demande à la Chambre des courtiers de Bordeaux d’établir une liste des vins qui sont à recommander pour une facile commercialisation. En quelques semaines, les courtiers font cette liste qui rend compte des meilleures ventes au printemps 1855. En l’occurrence, ils s’arrêtent au Médoc et à quelques Graves. Ils ne cherchent pas à faire une recension exhaustive, cela correspond simplement à l’état des ventes à ce moment-là. Après, tous ceux qui ont été exclus trouvaient que cette liste n’était pas juste, mais elle correspondait simplement aux meilleures ventes du printemps 1855.
Dans ce tour de France, on comprend aussi qu’il y a des caractères et des personnalités différentes selon les vins…
C’est le cépage qui fait l’essentiel de la qualité ou du défaut d’un vin. C’est tardivement que l’on a eu une nomenclature précise des cépages. Il y en a un très grand nombre, mais on peut les grouper par familles. Aujourd’hui, les analyses chimiques permettent d’en faire un tableau logique. Dans l’agriculture traditionnelle, le paysan plantait les cépages utilisés par son père et il y avait plusieurs cépages dans le même terroir. Le paysan mélangeait tout cela en toute innocence – ou en tout savoir-faire – dans le pressoir et on avait donc des cépages dont le mûrissement n’était pas exactement le même. Ils mélangeaient ces vins et cela pouvait donner des réussites très agréables, parfois des catastrophes, dont on n’avait pas vraiment conscience. C’est au cours du XVIIe siècle que des grands propriétaires fortunés, avec des gros investissements, ont lancé des vendanges tardives pour modifier le degré d’alcool ou la quantité de sucre. Ils font des mélanges très précis de cépages pour construire un vin qui leur est propre. C’est seulement vers 1760 que l’on va avoir des vins de propriétaires, alors qu’auparavant c’étaient des vins qui avaient des noms génériques, comme des vins du Quercy ou du Val de Loire. On va aussi pouvoir faire vieillir les vins, parce que l’on peut faire des bouteilles qui sont plus longues que rondes et que l’on peut coucher. Ensuite, on obture le goulot avec un bouchon de liège : c’est quelque chose qui vient du Portugal, où il y a les plus grandes forêts de liège d’Europe, et les commerçants anglais, dans les exploitations viticoles de la région de Porto, ont été les premiers à utiliser l’obturation par le bouchon de liège. Ce sont aussi les Anglais qui ont conçu ces bouteilles allongées et très résistantes. La forme longue et le bouchon de liège vont permettre le vieillissement parce que, si la bouteille est couchée, le vin est au contact du bouchon et ils vieillissent ensemble. C’est cette situation qui permet le vieillissement du vin. On change totalement le type de consommation ainsi que les possibilités de prix et de commercialisation.
Notre rapport au vin semble évoluer. Avant, on n’hésitait pas à boire un ou deux verres de vin presque à chaque repas, y compris au moment d’un déjeuner professionnel. Or, aujourd’hui, on observe que les jeunes ne boivent pratiquement plus de vin à cette occasion, alors que paradoxalement ils n’hésitent pas à consommer des alcools forts, presque sans limites, le week-end… Comment analysez-vous cela ?
On voit la continuité d’une opposition entre les pays du Nord et les pays méditerranéens. Les pays méditerranéens, producteurs et consommateurs de vin, tombent rarement dans l’ébriété contrairement aux pays du Nord qui ont besoin de s’évader en s’enivrant. Les pays du Nord venaient acheter ce vin méditerranéen et les Anglais, pour éviter que les vins ne s’aigrissent lors du transport par mer, rechargeaient le vin d’alcool au cours de la traversée. Le vin qui arrivait dans les tavernes de Londres n’avait plus beaucoup de rapport avec ce que l’on pouvait boire à Bordeaux ou à Nantes, et c’était un vin beaucoup plus titré en alcool, beaucoup plus sucré aussi. Cela correspondait aux goûts des gens qui habitent dans les pays où il pleut et où il fait froid, avec cette volonté de s’évader par l’ébriété. Ils veulent devenir ivres très vite, c’est ce que cherchent les Anglais et les Hollandais, par exemple. Dans la période contemporaine, nos goûts sont en grande partie influencés par les modes anglo-saxonnes et c’est vraiment une mode des pays du Nord que de boire de la bière à outrance. Vous évoquez les nouvelles générations, mais le début de la jeunesse est une tranche d’âge où l’on n’a pas encore un goût extrêmement raffiné et prononcé, et l’on peut espérer que, quand ils seront un peu plus vieux, ils découvriront le vin. Il y a toujours une conquête du vin. Regardez les succès des vins américains, les succès de qualité des vins de Nouvelle-Zélande ou d’Australie, leur production est en croissance constante. Mais la France n’est pas malheureuse et elle ne peut qu’assister avec bienveillance à cette montée.