Michel Maffesoli est souvent présenté comme l’un des plus grands intellectuels français. Dans son dernier ouvrage, il nous invite à réfléchir sur le sens de la maçonnerie et sur le rôle du Grand Orient. Michel Maffesoli est entré au Grand Orient de France en 1972. Il y a toujours été le tenant d’une maçonnerie symbolique et traditionnelle, qu’il considère comme un mode de rassemblement des personnes souhaitant suivre un chemin initiatique, c’est-à-dire un parcours de vie qui repose sur le rapport entre le visible et l’invisible. Toutefois, il estime que le Grand Orient a peu à peu abandonné sa tradition, a délaissé la recherche spéculative, a considéré les symboles et les rituels comme un décor plus ou moins dépassé, pour devenir une sorte de club politique, un think tank socialisant. Ainsi, selon lui, les ambitions politiques, le carriérisme et les affaires ont pris le pas sur la tolérance, la générosité, l’entraide et la recherche commune de la connaissance. Pourtant, c’est cet idéal qui retrouve, de nos jours, une force et une vigueur indéniables. En particulier chez les jeunes générations.
Michel Maffesoli, philosophe, sociologue et professeur émérite à la Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France, docteur honoris causa de nombreuses universités étrangères, a consacré son œuvre à la définition du paradigme postmoderne. Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages, traduits dans une quinzaine de langues.
« Le Grand Orient – Les Lumières sont éteintes » de Michel Maffesoli est publié aux Éditions Tredaniel.
Kernews : La critique que vous faites de la maçonnerie d’aujourd’hui serait celle émise naturellement par nos concitoyens depuis quelques décennies, parce qu’ils n’ont jamais idéalisé son travail intellectuel et la présentent comme un simple cercle de pouvoir…
Michel Maffesoli : Pour le grand public, comme vous le dites, il y a un côté mystérieux, c’est une structure agissante et politique, sans bien savoir ce qu’il peut y avoir derrière. La conception que l’on a de la maçonnerie concerne précisément le Grand Orient, qui a une orientation plutôt de gauche, socialisante et révolutionnaire. C’est l’image que l’on peut avoir de la maçonnerie, alors que c’est simplement celle du Grand Orient.
Votre livre plaide-t-il pour une définition de la maçonnerie comme vous l’aviez écrit il y a une dizaine d’années dans « Le Trésor caché » ?
Vous faites référence à ce livre qui m’est cher. Le sous-titre est intéressant : « Lettre ouverte aux francs-maçons et à quelques autres… » Je voulais donner l’essence de l’ordre maçonnique. C’est quelque chose que l’on retrouve dans toute civilisation. Il y a toujours des sociétés qui ont pour fonction d’être ésotériques, c’est-à-dire qui s’emploient à rechercher l’essentiel, non pas à se préoccuper de ce qui advient politiquement, mais de ce qui est la source de l’esprit. Déjà, à l’époque, c’était une lettre ouverte pour expliquer que le Grand Orient était en train de dilapider ce trésor. Maintenant, je tire les conclusions d’une dizaine d’années de réflexions et d’actions au sein du Grand Orient, où j’ai toujours expliqué qu’il fallait garder ce trésor. Malheureusement, il a été dilapidé.
Vous présentiez la maçonnerie comme un club de réflexion et de liberté, en faisant même un parallèle avec Wikipédia…
Oui, bien sûr. Pour moi, telle que la maçonnerie s’est restructurée au XVIIe et au XVIIIe siècle, ce n’est que la reconduction de ces sociétés de pensée, comme les pythagoriciens dans l’Antiquité, la pensée égyptienne ou les Templiers, que l’on retrouve d’ailleurs dans les confréries médiévales. Si je cite mon maître Gilbert Durand – qui a écrit de très beaux textes sur la franc-maçonnerie – c’est une structure anthropologique, quelque chose que l’on retrouve constamment. Le Grand Orient a pu être cela à partir du XVIIIe siècle. Je dis qu’il a été cela pendant fort longtemps, mais il est devenu un petit club politique en quelque sorte. Un club de syndicalistes… Donc, il a perdu ce trésor caché, qui me paraît être le propre même de toute civilisation qui a besoin de sociétés où l’on s’attache à l’essentiel, et non pas au superflu.
Lorsque l’on parle de la franc-maçonnerie, les gens répondent spontanément : « C’est pour connaître du monde et faire carrière… »
Cette opinion que vous venez d’indiquer, qui est effectivement juste, s’est répandue au cours des quatre ou cinq dernières décennies, ce qui n’est pas négligeable. Une partie de la franc-maçonnerie, en l’occurrence le Grand Orient, s’est en quelque sorte abâtardie, en oubliant son origine, qui est pourtant maintenue dans d’autres obédiences. Je connais bien d’autres maçons qui ont gardé cette grande perspective symbolique et spirituelle. Il se trouve que l’obédience dont on parle plus, le Grand Orient, progressivement, au cours des dernières décennies, a mis l’accent sur une dimension politique, affairiste et d’entraide. À l’origine, bien sûr, il y avait de la solidarité entre les membres. Mais cette solidarité est tout à fait secondaire, c’est un élément de la solidarité générale qu’exercent les maçons par rapport à tout un chacun. Il s’est trouvé que dans le club maçonnique du Grand Orient, cette solidarité est devenue un copinage et, sur ce point, l’opinion publique a raison.
Pourquoi l’esprit de liberté a-t-il disparu de la maçonnerie ?
Vous avez raison, c’est le vrai problème. Ceux qui étaient à l’origine de la maçonnerie plaidaient pour la liberté de pensée. C’est quelque chose qui est affirmé régulièrement, même au sein du Grand Orient. De fait, ce n’est plus le cas. J’explique que, comme dans beaucoup d’institutions, le Grand Orient a privilégié une techno bureaucratie, une caste oligarchique qui a le pouvoir. Cette caste, pour maintenir son pouvoir, a dénié cette belle et grande idée de liberté d’esprit. C’est-à-dire qu’il y a une multiplicité d’approches et que l’on ne peut pas privilégier une attitude. J’appelle cela une bureaucratie diabolique, dans le sens simple du terme. Le diabolos, en grec, c’est celui qui coupe, qui désunit et qui sépare. En la matière, cette techno bureaucratie est devenue une sorte d’Inquisition qui veut imposer une seule idée, celle de la bien-pensance, celle des pouvoirs publics. On a pu le voir au cours des trois dernières années. Cette franc-maçonnerie n’a fait que reproduire les injonctions du pouvoir, alors que la liberté de penser faisait que l’on pouvait se poser des questions. Je me suis posé des questions et j’ai écrit un livre : « L’ère des soulèvements ». Cela m’a été reproché au sein même du Grand Orient parce que, justement, je montrais qu’au-delà des injonctions, un homme libre doit savoir poser des questions avant de donner des réponses.
Je vais faire un parallèle avec votre livre « Le Temps des peurs » : est-ce justement sur les contraintes individuelles imposées à la population par nos gouvernants, que la maçonnerie aurait pu apporter un éclairage différent ?
J’en suis même certain. J’ai essayé de contribuer à cet éclairage différent dans différents livres depuis 1978, où j’ai expliqué qu’il fallait se méfier d’une société où l’on hygiénisait tout et que le propre de l’espèce humaine est de savoir affronter la finitude, accepter le risque, car c’est notre grandeur et notre richesse. Il ne faut pas parler de toute la maçonnerie, mais d’une partie de la maçonnerie, celle du Grand Orient que je critique, car celle-ci s’est appliquée à dupliquer les injonctions du pouvoir. Il ne faut pas tout mélanger. La bureaucratie du Grand Orient, celle qui a le pouvoir, a copié la bureaucratie étatique qui est de plus en plus totalitaire en France. On a vu ce qui s’est passé au cours des trois dernières années et il faut se méfier de ce qui risque d’arriver dans les mois et les années qui viennent. Le Grand Orient a repris à son compte cette intolérance alors que, à bien des égards, ce qui était encore une fois son trésor caché, ses racines profondes, c’est la liberté de penser. Il faut savoir poser des questions et ne pas accepter un dogme d’une manière verticale. C’est le propre des débats, c’est ce que l’on entend dans les conversations quotidiennes. Cette partie de la maçonnerie a dénié cette capacité de poser des questions et d’être différent. Cette techno bureaucratie du Grand Orient ne fait que mimer la bureaucratie de la verticalité du pouvoir surplombant.
Sommes-nous en train de quitter des décennies de lumières pour entrer dans une période moyenâgeuse où toute tentative de débats, sur n’importe quel sujet, est automatiquement battue en brèche avec le terme de complotiste ?
Vous me posez une question difficile… Je vais vous avouer ce que je suis en train de penser : c’est la première fois que je le dis. C’est un nouveau Moyen Âge qui est en train de s’élaborer. Je suis en train de lire un livre d’un philosophe russe des années 20 sur le nouveau Moyen Âge. Le problème, quand on parle du Moyen Âge depuis le XIXe siècle, c’est pour le présenter comme un siècle d’obscurantisme. Au contraire, nombre de bons auteurs – je pense à Régine Pernoud et à bien d’autres historiens – ont montré qu’il y avait de vrais débats au Moyen Âge. Je travaille beaucoup sur le XIIe et le XIIIe siècle. Pierre Abélard, qui est un philosophe pas négligeable, mais aussi Saint Thomas d’Aquin, qui est l’un de mes inspirateurs, montrent bien qu’il y avait de vraies discussions. Quand on voit la somme théologique de Saint Thomas d’Aquin, il pose un argument, le contraire et une conclusion. Il y avait un débat. À partir du XVIIIe siècle, il y a eu les Lumières, ce qui fut une belle chose. Or, pour ma part, je considère cette période comme assez intolérante. Voltaire en est une bonne expression. Ce qui est certain, c’est que toute une série d’intellectuels se réfèrent aux Lumières comme étant quelque chose d’intangible. Je montre que les Lumières deviennent de plus en plus clignotantes… Il y a quelques années, j’avais publié un livre intitulé « Éloge de la raison sensible ». Je ne veux pas nier la raison, mais je ne veux pas que la raison devienne une systématisation, un rationalisme, car, dans toute société, il y a de la lumière et de l’ombre. Un homme sans ombre est un zombie. Une société sans ombres n’existe pas. Le propre du débat est de rappeler cette complémentarité. Dès que l’on pose cette question, on est taxé de complotisme… Alors que c’est la sagesse populaire qui sait qu’il y a de tout pour faire un monde : à côté de l’ombre, il y a la lumière ; à côté du jour, il y a la nuit ; à côté de la vie, il y a la mort… On pourrait multiplier cela à l’infini. Vous avez raison, à la fin de cette modernité, peut-être sommes-nous en train de restaurer un nouveau Moyen Âge avec la dynamique et le débat très fort qui existait à ce moment-là.
Faut-il se méfier de toute attitude religieuse, c’est-à-dire de dogmes que l’on ne peut plus contester, ni même poser la moindre question ?
Je pense cela. Au Moyen Âge, dans les couvents, il y avait les frères lais. On dirait de nos jours les techniciens de surface… Donc, ce n’étaient pas des curés. Il y avait les moines et les frères lais qui balayaient. Ceux qui étaient les laïcs, ce n’étaient pas les curés. Le paradoxe; c’est que, progressivement, c’est le cas au Grand Orient, les laïcs sont devenus des nouveaux curés, avec une nouvelle Inquisition qui interdit de penser et de poser des questions. Vous évoquez le confinement, ce que j’ai appelé le port de la muselière, les gestes barrières et tutti quanti. Il y a lieu de poser des questions ! Je discute avec nombre de bons esprits. Je ne suis pas compétent pour en parler médicalement, mais il n’en reste pas moins que nombre de bons esprits se posent des questions. Le professeur Raoult en est un. On discute souvent, on se rencontre souvent. On est d’accord sur le fait que l’on pouvait poser des questions sans accepter d’une manière totalitaire ce qui était le propre même des injonctions étatiques. C’est ce que j’ai essayé de faire tout au long de ma carrière et c’est pourquoi je montre comment le Grand Orient a copié l’autoritarisme du pouvoir à oublier le cœur battant qui était le sien, c’est-à-dire la liberté de penser. Actuellement, dès que l’on est un esprit libre, on est accusé de complotisme. Je dis que non. J’observe que les jeunes générations sont des esprits libres. Elles ne se soumettent pas, et il y a lieu d’être attentif à cela.
Votre dernier livre sur la maçonnerie est très bien classé dans le palmarès des ventes : n’êtes-vous pas surpris de cet intérêt, parce que la maçonnerie n’est pas un sujet que l’on aborde tous les jours ?
Un peu… Au travers de l’exemple que je donne, précisément celui du Grand Orient, il y a énormément de discussions. Je reçois de nombreux messages et je fais pas mal d’émissions. Cela m’étonne. Derrière cela, cela montre au-delà de l’inquisition, de l’injonction du pouvoir, cet autoritarisme de la technostructure étatique, cette volonté de discuter. Un grand philosophe de la post modernité, Jean-François Lyotard, disait que nous sommes à la fin des grands récits de référence, c’est-à-dire des grands systèmes explicatifs. Dès le moment où il y a la fin des grands systèmes explicatifs, on revient dans le questionnement. Les pouvoirs établis, le club maçonnique en étant un, essayent d’imposer une seule vérité, alors que je considère, quand on regarde les réseaux, qu’il y a un vrai débat qui est en train de se produire. C’est pour cela que je suis optimiste.