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Michel Ruimy : « Il ne faut pas s’exonérer d’une profonde réflexion sur la nouvelle organisation du monde. »

Michel Ruimy est économiste. Il a écrit de nombreux ouvrages et articles consacrés à l’économie et la finance, qu’il enseigne dans divers établissements universitaires et grandes Écoles (Sciences Po Paris, ESCP…). Il est régulièrement sollicité par les médias pour son analyse de la situation économique et financière. Michel Ruimy est directeur du think tank SPAK où il supervise les questions de société et la macroéconomie. Nous l’avons interrogé sur les impacts des bouleversements économiques et géopolitiques, avec notamment la contestation par les BRICS du système monétaire actuel.

Kernews : Vous êtes l’auteur de nombreux ouvrages pédagogiques sur l’économie. On a toujours le sentiment que c’est dans ce domaine que l’inculture reste la plus forte…

Michel Ruimy : Aujourd’hui, même des personnes qui ont une bonne culture générale n’ont pas nécessairement de bonnes connaissances économiques et financières. Il y a beaucoup d’erreurs et d’incompréhension sur les mécanismes. Et les investissements qui s’ensuivent ne sont pas forcément à la hauteur.

L’économie, c’est aussi la compréhension du bon sens…

Ce n’est pas parce que vous avez un bac + 10 que vous avez de meilleures connaissances. Vous avez simplement l’aspect théorique. Il y a l’intelligence pratique et même une personne qui n’a pas nécessairement les bagages intellectuels peut comprendre ce qu’est le monde, donc ce que les clients souhaitent, ou la volonté des marchés. Il convient d’assimiler la pratique et la théorie, et la symbiose de ces deux aspects permet de progresser. La théorie ne permet pas de faire de bons investissements, on apprend beaucoup de ses échecs, donc il faut avoir de la pratique. En apprenant, en s’éduquant, en prenant l’initiative de mieux comprendre ses échecs et ses succès, on progresse régulièrement.

Est-on sorti des clichés sur l’économie et le capitalisme ?

Le monde est complexe. J’explique à mes étudiants que même s’ils sont spécialisés dans la philosophie, la défense ou l’environnement, il y a toujours un aspect financier qui arrive à un moment donné. Il faut s’intéresser à la levée de fonds, comprendre les taux d’intérêt, ou calculer le PIB. S’ils ont l’intelligence de comprendre pourquoi leur entreprise a connu un échec, c’est grâce à leur cerveau. Donc, il faut apprendre pour comprendre et comprendre pour rebondir.

Le fait économique majeur du moment est-il le bousculement planétaire que nous vivons entre l’Occident et les BRICS ?

Il y a les années civiles qui commencent les siècles et il y a des dates qui marquent. Je pense que le XXIe siècle commence avec la décennie de 2020, car à la suite de la crise financière de 2008, on s’est aperçu que le système monétaire international avait des difficultés. Donc, différentes parties de la planète ont souhaité s’orienter vers autre chose. Aujourd’hui, les BRICS se sont élargis. Il y a une fragmentation, il y a des zones géographiques qui ont différents niveaux de croissance, il y a une volonté de certaines régions de s’émanciper de l’hégémonie occidentale, donc du dollar. On est en train d’assister au basculement d’un nouvel ordre mondial, qu’il convient de reconstruire avec un nouveau système monétaire international avec plusieurs devises. Le système monétaire de Bretton Woods a pris conscience que les guerres sont arrivées par l’exacerbation de nationalismes et de totalitarismes. Face à cela, on s’est dit qu’il valait mieux faire du commerce que la guerre. Ce système a fonctionné, avec les États-Unis au cœur. Mais aujourd’hui, ce système s’essouffle face à certains totalitarismes. Le monde occidental a-t-il la capacité de revivifier le système que l’on a mis en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Aujourd’hui, tout le monde est favorable à la mondialisation, mais à une autre mondialisation.

On a cru que les guerres s’étaient développées avec les nationalismes. En réalité, ne sont-elles pas nées sous l’humiliation ? On aurait peut-être évité la Deuxième Guerre mondiale, si l’on n’avait pas humilié l’Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale ? On aurait peut-être évité l’émergence du terrorisme islamique, si l’on n’avait pas humilié l’Irak ?

Le mot humiliation est fort, mais je comprends le sens que vous en donnez. Ce n’est pas la mondialisation pour quelques-uns, mais la mondialisation pour tous : c’est-à-dire ce que l’on appelait la mondialisation heureuse. On s’aperçoit qu’il y a eu une logique de prédation et cette mondialisation a profité à certains qui ont oublié les autres. À côté de cette libéralisation, il y a eu le capitalisme patrimonial, c’est-à-dire faire de l’argent avec de l’argent, ce que l’on retrouve un peu dans le film Wall Street. Les entreprises étaient là pour faire un maximum d’argent, au détriment des salariés et du reste du monde. Aujourd’hui, l’argent occupe une place centrale dans l’économie et la finance, et l’on se dit que si vous gagnez beaucoup d’argent, c’est que vous êtes intelligent. Si l’on continue à développer cet aspect, on va voir que les tensions sociales vont de plus en plus remettre en cause l’ordre en cours. Nous en sommes à ce moment. Maintenant, les laissés-pour-compte ne sont plus d’accord et cela entraîne des tensions sociales.

Le monde n’est-il pas en train de s’inverser et les laissés-pour-compte d’hier ne sont-ils pas en train de prendre leur revanche ? Ne sommes-nous pas les nouveaux laissés-pour-compte, ce qui explique sans doute la montée des populismes dans la plupart des pays occidentaux ?

En Asie, il y a eu cette volonté de contrer l’ordre occidental. Et le reste du monde s’est constitué en BRICS, avec le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine ou l’Afrique du Sud. On peut considérer le monde occidental comme quelque chose d’unifié, avec un projet commun, alors que les BRICS n’ont pas de projet commun puisqu’ils sont très éclatés au niveau mondial. La constitution de cette organisation est principalement le fait de pays qui souhaitent avoir une influence dans leur région et il n’y a pas de projet économique au sens large. Même si les BRICS constituent à peu près la moitié de la population mondiale, on s’aperçoit que cette organisation est tirée par la Chine, qui a la puissance économique, alors que derrière il n’y a pas de projet économique de développement. Donc, c’est plutôt une organisation technique.

En Europe, nous sommes en copropriété avec les Espagnols ou les Italiens, par exemple, parce que nous sommes culturellement proches. À l’inverse, les Russes et les Chinois, qui ne s’aiment pas, ne peuvent pas avoir de projet commun. Est-ce finalement un projet de circonstance technique ? Les Russes ne sont-ils pas avec les Chinois tout simplement parce que l’Occident ne veut pas d’eux ?

C’est vrai, mais la Russie n’a pas tout fait pour se faire aimer. J’espère que la répudiation est temporaire. Il faut comprendre que la Russie a un pied en Asie et un pied en Europe. Elle a une position très importante et elle peut faire des choses fantastiques. Maintenant, il faut choisir ses alliés. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le flux atlantique était prédominant. Aujourd’hui, c’est un flux pacifique. Demain, ce sera sans doute un flux russo-chinois qui va gouverner les échanges. Il ne faut pas s’exonérer d’une profonde réflexion sur la nouvelle organisation du monde car, le problème est là, il y a des pays qui rejettent l’ancien système monétaire.

En France, on a souvent une vision erronée de la vie à l’étranger, comme si les autres étaient encore mal soignés, mal nourris et n’étaient pas aussi heureux que nous…

C’est vrai, il y a une certaine vision occidentale qui persiste, notamment à l’égard de l’Asie du Sud-Est, où il y a réellement une montée de la classe moyenne. Derrière, il faut une politique avec des projets pour permettre aux populations de se développer. Quand on voit certains pays où l’on retrouve un certain mode de vie à l’occidentale, on constate que ce n’est pas si mal, alors que dans d’autres régions du monde, il y a encore des pays en défaillance qui sont les laissés-pour-compte de la mondialisation. Le monde change. Maintenant, vers quelles valeurs allons-nous ? Est-ce que le fait de s’habiller à l’occidentale fait que l’on porte les valeurs occidentales ? C’est ce qui convient de voir. Chaque pays doit s’acclimater à son environnement culturel. La vision politique de l’État doit-elle s’immerger dans le côté privé ? La religion doit-elle rester dans le privé ? Aujourd’hui, la laïcité est typiquement française puisque, même dans le monde anglo-saxon, c’est un concept difficile à gérer. Aujourd’hui, il y a un environnement multiculturel. J’enseigne dans des écoles où il y a de nombreuses nationalités, il m’arrive d’avoir une majorité d’étudiants étrangers à Sciences Po et je dois m’adapter.

Ce multiculturalisme doit-il se transformer en une nouvelle culture ? Ou doit-il se prolonger en prenant acte des différences de chacun ?

Ce qui compte, c’est le vivre ensemble. Je suis avec des personnes qui sont différentes de moi et nous vivons ensemble. Il ne faut pas oublier que je vis en France, avec certaines valeurs, certaines règles à respecter, et je dois m’adapter. Donc, le multiculturalisme ne doit pas aller vers les extrêmes. On doit accepter la différence, mais on doit aussi respecter les lois du pays d’accueil. C’est quelque chose d’essentiel à saisir. Quand une femme va dans un pays musulman, elle évite de mettre une minijupe et elle couvre ses cheveux. Donc, elle respecte le pays qui l’accueille. On peut tous vivre ensemble. Il y a des cultures qui s’imbriquent, tout cela a des conséquences, mais l’essentiel est de respecter les règles du vivre ensemble dans le pays d’accueil.

Enfin, revenons à ce qui préoccupe beaucoup de nos concitoyens : la crise de l’endettement. Comment s’en sortir ?

Il faut bien saisir que la dette est perpétuelle. Cela veut dire que l’on ne remboursera jamais le capital, mais que l’on payera toujours les intérêts. On nous dit qu’il y a 3 100 milliards de dettes, mais tant que l’on payera les intérêts, on nous prêtera de l’argent. Le meilleur client pour une banque, c’est celui qui s’endette régulièrement et qui rembourse ses dettes. L’État émet des obligations de façon perpétuelle, il paye les intérêts, donc il n’y a pas de problème. La question qui se pose, puisque tous les pays font la même chose, est de savoir si nous allons vers un monde de dettes insolvables. Tout le monde se tient par la barbichette, tout le monde se bat sur la confiance, en espérant que la confiance ne sera pas détruite.

Dans l’histoire, on a vu que cela pouvait conduire à la guerre…

Oui. Ou une forte inflation. Il y a deux façons d’annuler la dette : l’inflation ou la guerre. Il faut souhaiter que la guerre ne soit pas notre proche avenir. Donc, il faut être plus rationnel, éviter d’avoir trop de dettes, car on laisse un fardeau à nos générations futures. Elles pourraient très bien dire qu’elles ne sont responsables en rien de ces dettes et donc ne plus vouloir les payer.

Écrit par Rédaction

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