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Michel Santi : « Il semble y avoir une fragilisation invraisemblable du système bancaire mondial. »

Michel Santi est un macro-économiste franco-libano-suisse, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales, et expert en géopolitique. Dans son dernier livre, intitulé « BNS : rien ne va plus. Une banque centrale ne devrait pas faire ça », il enquête sur la Banque Nationale Suisse : « Les Suisses ont été manipulés par leur banque centrale et ils devraient l’interpeller avec véhémence. La BNS spécule avec l’argent du peuple suisse. Depuis 2010, cette vénérable banque centrale s’est progressivement transformée en l’un des hedge funds les plus massifs au monde par ses positions spéculatives les plus folles, comme par la taille de son bilan qui a atteint et dépassé le seuil vertigineux des 1000 milliards. Sa défense désordonnée du franc suisse lui a fait perdre plus de 130 milliards sur la seule année 2022. Ses fonds propres, eux, sont passés en une année de 198 à 66 milliards. Contre toute attente, cette institution a attisé la volatilité des marchés, a contribué à la formation d’une bulle spéculative planétaire, allant jusqu’à parier sur des titres de sociétés dont la valorisation s’est parfois effondrée de plus de 90 % ! »

Kernews : La banque centrale suisse a-t-elle agi différemment des autres banques centrales, notamment celles des pays anglo-saxons ?

Michel Santi : La Banque centrale européenne, la Banque d’Angleterre ou la Réserve fédérale américaine, lorsque les taux d’intérêt sont à zéro, mettent de l’huile dans les rouages à travers les baisses de taux quantitatives, en créant de l’argent. Cet argent sert ensuite à acheter des obligations d’entreprise afin de faire en sorte que le système continue. Toutes les banques centrales ont fait cela depuis 2008, jusqu’à il y a deux ans.

Lorsque l’on fait trop tourner l’imprimante, l’argent ne vaut plus rien…

Certains oiseaux de mauvais augure ont prévenu que, justement, à force de trop faire tourner la planche à billets, cela finirait par attiser l’inflation. Personnellement, je pense qu’il y a des raisons structurelles derrière tout cela. Mais revenons à la banque centrale suisse, qui était dans une situation totalement différente puisque le franc suisse est une monnaie refuge. Le franc suisse a remplacé l’or. C’est la monnaie de prédilection vers laquelle se ruent tous les épargnants et tous les investisseurs.

C’est aussi lié à la fameuse neutralité suisse…

Oui, les autorités suisses, à travers les âges, ont toujours su préserver la neutralité de leur pays, mais aussi maintenir un taux d’inflation inférieur à ce que l’on observait dans le reste du monde. Le Suisse est un personnage travailleur, productif et discipliné. La Suisse est un pays exportateur qui a pu s’en sortir tout à fait honorablement en dépit d’un franc suisse élevé alors que, par définition, une monnaie élevée handicape les exportations. La crise mondiale démarre en 2007 et, à force d’achat du franc suisse par les investisseurs internationaux, la valeur du franc suisse a littéralement doublé en quelques années. Une banque centrale doit intervenir dans ce contexte pour enrayer la hausse de sa monnaie afin de protéger ses entreprises et maîtriser la spéculation. La banque centrale suisse a travaillé totalement différemment, en imprimant du franc suisse, non pas pour l’injecter dans les entreprises suisses, mais pour le revendre immédiatement sur le marché, contre des euros et des dollars, et ainsi affaiblir le franc suisse. Le problème, c’est que ces dollars, qui ont été achetés au fil des années, n’ont pas été parqués dans des placements sûrs, dont le bon du trésor américain qui est le placement le plus sûr au monde. La banque centrale chinoise possède des dizaines de milliards de dollars de réserves qu’elle a placés dans les bons du trésor américain, parce que c’est aussi l’actif le plus liquide au monde. La banque centrale suisse a placé des dizaines de milliards de dollars dans les bourses américaines, donc elle s’est transformée en une sorte de grand fonds spéculatif, en devenant le plus gros investisseur au monde. D’abord, elle a acheté tout à tort et à travers, elle a investi dans Apple et dans Tesla, mais aussi dans des sociétés pourries, notamment dans du gaz de schiste. Il est impensable qu’un pays comme la Suisse investisse dans des sociétés qui encouragent les industries fossiles ! Elle a aussi investi dans des start-up qui n’existent plus. Donc, c’est une perte totale. Elle a également investi dans d’autres sociétés du Nasdaq dont la valorisation s’est effondrée de 95 % au cours de ces dernières années. En canalisant systématiquement des milliards de dollars vers la bourse américaine, elle a aussi contribué à enfler une bulle spéculative à taille planétaire. C’est à partir du décrochage des bourses américaines, au début de l’année 2022, que la banque centrale suisse a senti le vent tourner en liquidant des positions à perte. Une banque centrale doit défendre les intérêts de ses citoyens et de ses entreprises. Le problème n’est pas celui de la perte d’argent, mais celui de l’image de marque de la Suisse qui en prend un sacré coup.

Que faut-il penser de ce qui vient de se passer avec le Crédit Suisse ?

Nous avons une série d’incidents, depuis quelques années, qui ternissent considérablement l’image de la Suisse. On pourrait comprendre des égarements de la part d’un établissement privé, comme le Crédit Suisse, qui a été condamné à de nombreuses reprises au cours de ces dernières années. Le Crédit Suisse a perdu des centaines de millions pour ses investissements dans des fonds hyper-spéculatifs. Mais on ne peut pas comprendre cela quand ces agissements viennent d’une vénérable banque centrale. De tels agissements dépassent l’entendement, surtout de la part d’un pays conservateur et traditionaliste. Il y a autre chose qui m’a choqué, c’est que ces informations que je divulgue dans mon livre n’ont pas été découvertes en Suisse, parce qu’il y a une opacité de la part de la banque centrale helvétique. Elle se contente, sur son bilan, d’indiquer, sous la simple appellation « Pertes en devises étrangères : 130 milliards », sans que l’on sache ce qu’il y a derrière. Il a fallu que j’aille chercher aux États-Unis tous les détails, puisque les investisseurs institutionnels sont tenus de remplir trimestriellement le récapitulatif de leurs investissements.

Vous expliquez que lors d’une crise, il y a toujours une ruée vers les actifs les plus sécuritaires, dont l’argent. Pourtant, on pourrait penser que c’est l’inverse et que l’on s’éloigne de l’argent en temps de crise, car ce n’est que du papier qui peut très rapidement ne plus rien valoir…

Je vais préciser mon idée : en temps de crise, on se précipite vers les actifs les plus liquides car, en cas de besoin, il faut pouvoir vendre cet actif pour manger ou pour s’échapper. Par définition, c’est l’argent, mais vous introduisez une nuance tout à fait judicieuse, à savoir l’inflation. L’argent est basé uniquement sur la confiance. L’argent ne fonctionne que parce que celui que vous payez a confiance dans l’argent que vous allez lui donner. Nous avons connu une période bénie, avec une très basse inflation, mais maintenant nous sommes dans un paradigme tout à fait nouveau. Les banques centrales sont à la croisée des chemins. Il y a eu récemment le sauvetage d’une banque américaine de la Silicon Valley qui était dans le Top 30 des banques américaines, une autre banque américaine a été sauvée et il y a maintenant le Crédit Suisse. Il semble y avoir une fragilisation invraisemblable du système bancaire mondial. Comme nous le savons, les banques centrales sont dans un cycle de hausse des taux d’intérêt pour contrer les pressions inflationnistes car, jusqu’à nouvel ordre, la banque centrale n’a pas d’autres instruments pour lutter contre l’inflation, à part la hausse des taux d’intérêt. Or, c’est précisément le phénomène qui affaiblit le système bancaire. Nous sommes à la croisée des chemins. Faut-il continuer à augmenter les taux d’intérêt, au risque de fragiliser davantage les banques ? Faut-il interrompre la hausse des taux et laisser aller l’inflation ? C’est vraiment une question existentielle.

Le rapprochement entre la Chine et la Russie est-il susceptible de fragiliser le dollar ? Un monde alternatif est-il en train de se construire ?

Il y a les pays que vous venez d’évoquer, mais il y a aussi l’Inde qui essaye d’internationaliser la roupie. La Chine essaye de plus en plus de faire en sorte que les achats de pétrole soient libellés dans sa monnaie. Le dollar a régulièrement été menacé au cours de ces dernières décennies. Finalement, ce qui a consacré le dollar, c’est bien entendu la victoire des États-Unis lors de la Première et de la Deuxième Guerre Mondiale. Le dollar est devenu incontournable, surtout lorsque les achats et les ventes de pétrole ont été libellés en dollars. Le franc suisse est la valeur refuge par excellence en temps d’incertitude, mais il y a aussi le dollar qui est la monnaie la plus liquide au monde. Quoi qu’il arrive, le dollar n’est pas près d’être détrôné. Il y a des manœuvres politiques qui visent à diminuer l’importance des États-Unis à travers le monde mais, sincèrement, je ne pense pas que de mon vivant il y aura d’autres monnaies pour concurrencer sérieusement le dollar. On a cru que l’euro serait une alternative, mais nous en sommes encore loin.

 Joe Biden souhaite déclassifier les documents sur les origines de la Covid au moment même où la Chine se rapproche de la Russie : est-ce un avertissement lancé aux Chinois ? 

C’est une question foncièrement géopolitique. Il y a une guerre larvée entre les États-Unis et la Chine. Personnellement, je ne vois pas trop de relations avec le dollar. Il y a aussi, à mes yeux, une question de politique intérieure vis-à-vis de la gestion de Donald Trump. L’objectif vise peut-être à l’empêcher de revenir sur le devant de la scène en mettant en avant de multiples erreurs qu’il aurait peut-être pu commettre.

Si la Chine devient un peu trop gênante, est-ce une manière de les avertir ? La gestion de cette crise a coûté des centaines de milliards à l’économie mondiale, donc la Chine devrait peut-être dédommager la communauté internationale ?

On ne peut pas connaître les objectifs réels. C’est vrai qu’il est un peu tôt pour déclassifier de tels documents et, si les informations accusent nommément la Chine, cela peut être grave, notamment vis-à-vis des opinions mondiales.

Les opposants à l’euro ont présenté la banque centrale suisse comme un modèle idyllique, mais on s’aperçoit que c’était une erreur. Existe-t-il un système idéal entre les deux ?

La banque centrale est un outil indispensable, on a pu le vérifier ces quinze dernières années. Je rappelle le cataclysme ambiant au moment de la crise des dettes souveraines et, pour moi, Mario Draghi a été le sauveteur de l’Europe en rappelant aux marchés que la Banque centrale européenne serait là quoi qu’il arrive. Cette déclaration théâtrale a fait baisser de plusieurs crans la gravité de ce que l’on subissait à l’époque. Sans son intervention, il est très probable que l’euro aurait été démantelé. Pour revenir à la Suisse, prenons de la hauteur. C’est quand même la banque centrale de la Suisse, qui est un pays exemplaire sur le plan écologique : alors, pourquoi avoir investi dans des sociétés de pétrole et de gaz de schiste aux États-Unis ? Il y a une défaillance dans la gouvernance qui est évidente.

Écrit par Rédaction

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