Retour sur un fait méconnu de l’histoire de France : la bataille de Toulon.
L’écrivain Philippe Bornet revient sur le siège de Toulon, un conflit militaire qui s’est déroulé de septembre à décembre 1793, après que les royalistes se sont emparés de la ville et l’ont livrée aux Britanniques. Il oppose l’armée de la Première République française à ses ennemis coalisés. Bonaparte commande l’artillerie et croit à l’Être Suprême. Il trouve et reconquiert l’unique point clef dont dépend le sort de la campagne. Mais il ne rédige pas seulement ce plan auquel l’armée doit la victoire, il doit lutter contre l’impéritie de ses chefs et déjouer les plans d’élimination des services secrets.
« Qui veut tuer Bonaparte ? » de Philippe Bornet est publié aux Éditions Via Romana.
L’invité de Yannick Urrien : Philippe Bornet
Kernews : Dans votre nouveau livre, vous vous intéressez au siège de Toulon, lorsque les forces de Napoléon se sont battues contre les royalistes. Vous précisez qu’il ne s’agit pas d’un roman historique, mais d’un roman stratégique. Quelle est la particularité d’un roman stratégique ?
Philippe Bornet : Tout le monde connaît le roman scientifique, qui a été inventé par Jules Verne, et tout le monde connaît le roman historique, qui a été inventé par Walter Scott et Alexandre Dumas. En revanche, tout le monde devrait connaître le roman stratégique. C’est un roman inventé par un Français, le colonel Driant, qui était le gendre du général Boulanger, un militaire qui voulait galvaniser la jeunesse en préparant la guerre de 14-18 et il a inventé ce style. Quand Tom Clancy écrit « Octobre rouge », il fait un roman stratégique.
Ainsi, les faits et les dates sont réels, et vous introduisez un peu de fiction pour pimenter l’histoire…
Oui, mais je prends mes précautions. Il y a une trame historique qui respecte scrupuleusement l’histoire et tout est vrai dans les moindres détails. Je rajoute des causes aux effets historiques. Mon personnage féminin, une femme brillante, va chercher à s’opposer à Napoléon, mais cela ne fera pas dévier le cours de l’histoire.
Le personnage de Napoléon Bonaparte est très connu, certains savent qu’il est mort à Sainte-Hélène, mais après on reste sur des images assez floues…
C’est vrai. Malheureusement, je m’inscris dans la tradition du Roman national, je veux que les Français connaissent leur histoire par le divertissement. C’est aussi un cours d’histoire et de stratégie.
Dans les conquêtes de Napoléon, il y avait toujours une volonté de maintenir les États, mais de placer l’empire français au-dessus. Napoléon a-t-il finalement mis en place ce que l’on observe actuellement entre les États-Unis et les pays de l’OTAN ?
Je vois à quoi vous faites allusion, vous avez tout à fait raison. Napoléon explique qu’il n’est pas le successeur de Louis XIV, mais de Charlemagne. Il y a plusieurs manières de concevoir l’organisation politique du monde. Au début, c’étaient les familles et les tribus, ensuite les cités, puis les nations, l’État-nation typique, c’est la France et, au-dessus, il y a l’empire. L’empire, ce n’est pas la nation, mais c’est aussi une solution. L’Empire romain a duré 2000 ans dans sa partie orientale, donc ce n’est pas une utopie. Ce n’est pas la solution retenue par les Capétiens. Jean-Claude Valla, ancien rédacteur en chef du Figaro Magazine, a bien expliqué que Napoléon était un successeur qui voulait recréer l’Empire Romain d’Occident. Quand vous reprenez les ancêtres de Napoléon, vous vous apercevez que ce sont tous des gibelins, mais pas des guelfes. Le guelfe est favorable à la cité, il est proche du pape, qui est généralement un contre-pouvoir vis-à-vis de l’empereur. La famille de Napoléon Bonaparte a toujours été au service des empereurs du Saint Empire romain germanique. Napoléon veut recréer un nouvel empire et, cette fois-ci, c’est la France qui le dirigera.
Si les Capétiens avaient retenu cette solution de l’empire, la Bretagne serait un État, tout comme la Bourgogne ou la Savoie…
C’est possible, mais vous connaissez Louis XIV : il était à deux doigts de mettre la main sur l’Espagne et, si les Anglais avaient laissé faire, l’Europe aurait connu un autre destin. Il y a eu une tentation de l’empire aussi chez les rois de France. Louis XIV s’est efforcé de diviser l’Allemagne pour la contrôler. Il y a une tentation impériale chez les Bourbons. Les choses ne se sont pas passées de cette manière, c’est la glorieuse incertitude de l’histoire.
Pourquoi la bataille de Toulon est-elle particulièrement symbolique et importante dans ce que l’on appelle l’art de la guerre ?
Elle est importante parce qu’elle est une bonne illustration de la pensée d’un écrivain militaire du XXe siècle, Liddell Hart, donc ce n’est pas Clausewitz. Clausewitz présente la bataille d’anéantissement comme le sommet de l’art du stratège, alors que Liddell Hart ne veut pas mettre les doigts dans l’engrenage. Il s’efforce d’agir sur le champ de bataille par une manœuvre indirecte et à distance. Napoléon Bonaparte va effectuer une manœuvre de ce type à Toulon. Si c’était une guerre classique, il aurait ouvert la tranchée, il aurait opéré une brèche dans le mur de Toulon et il aurait dit au général en chef d’aller prendre la ville. Napoléon Bonaparte raisonne. Il s’aperçoit que les Anglais sont très timides et qu’ils ont manqué l’occasion de sortir de Toulon à deux reprises, alors qu’ils sont en supériorité numérique. Cela lui semble très bizarre et il réfléchit. Il se dit que les Anglais ne veulent pas conquérir la France, mais qu’ils veulent détruire la flotte française qui a permis la naissance des États-Unis d’Amérique. S’il empêche toute communication entre la logistique anglaise et les royalistes de la ville, les Anglais partiront plutôt que de risquer leur précieuse flotte militaire. Donc, le raisonnement de Napoléon n’est pas d’ouvrir la brèche, mais de disposer ses canons pour arroser les deux rades et, une fois l’objectif obtenu, les Anglais partiront.
S’agit-il d’une stratégie plus offensive que celle d’un embargo classique ?
C’est ce qui s’est passé. Il a bombardé la rade de Toulon et les Anglais sont partis. On n’avait pas prévu que les Anglais allaient quand même essayer de détruire la flotte française en l’incendiant. Ils ont tenté de le faire, mais c’était techniquement très difficile. Autour de Toulon, il y a trois points qui permettent de bombarder la rade. À l’époque, la portée utile était d’un kilomètre environ. Napoléon a travaillé sur ce point en arrivant. Sur les trois solutions, il y avait un lieu inutilisable, puisque c’était au pied d’un fort qui défendait la ville, un autre était situé de telle manière que l’on ne pouvait pas l’occuper sans exposer ses propres communications, et il y en avait un troisième, surnommé le petit Gibraltar par les Anglais, qui a été occupé par les troupes de Napoléon. Malheureusement, les troupes n’étaient pas suffisamment nombreuses pour pouvoir le défendre. Les Anglais l’ont repris et ils ont bâti un fort de campagne. Il a fallu que Bonaparte bombarde ce fort de campagne pour permettre aux Français de le reprendre. Il a pu installer ses canons et, en 48 heures, les Anglais sont partis.
La première fois, lorsque Napoléon arrive à Marseille, il est furieux en découvrant le plan de ses soldats…
Il demande que tout soit changé. Il a affaire au général Carteaux, un incompétent qui ne connaît même pas la portée de ses canons. Bonaparte est un officier particulier. Il est extrêmement désobéissant et il a très bien compris que le véritable commandement vient des représentants en mission et non du général en chef. Ce sont des agents qui ont beaucoup de pouvoir et Napoléon fait la connaissance du frère de Robespierre et d’un autre représentant qui l’encourage.
Vous soulignez qu’il était un peu inquiet de sa propre audace : peut-on dire que parfois, il y allait au flan ?
Il a toujours eu le sens du bluff, ou plutôt du bleffe, puisque le mot bleffer, c’est comme flirt, c’est un vieux mot français. Un bleffe qui réussit, cela montre que vous avez pris la mesure de votre adversaire : vous prenez un risque, mais vous êtes capable de le faire partir. C’est souvent arrivé dans l’histoire des guerres. Napoléon est un maître en tactique, mais c’est aussi un maître en psychologie.
Autre leçon : il s’est retiré du quartier général pour aller vivre avec ses canonniers et ses hommes de troupe. Est-ce pour mieux comprendre la mentalité de ses hommes ?
Le général Patton disait qu’une troupe, c’est comme un spaghetti cuit, on ne peut pas le pousser, il faut le tirer… Bonaparte partage le danger de ses troupes. Il y a un feu épouvantable autour de Toulon et Napoléon montre l’exemple, il sait faire cela magnifiquement. Il a même reçu une blessure qui était très grave, puisqu’il a failli être amputé.
Napoléon n’avait que 24 ans à cette époque…
Oui, il était simple capitaine. Il termine général de brigade, c’est une promotion éclair. Après la prise de Toulon, les troupes républicaines ont opéré un véritable génocide sur la population toulonnaise, avec des massacres de femmes, d’enfants et de vieillards. C’était épouvantable. L’armée française a essayé de retenir la main des représentants, parfois en vain, et, après le siège de Toulon, Napoléon commande l’artillerie de l’armée d’Italie. Il revient en 1794 à Paris, où il tente de se suicider en tentant de se jeter dans la Seine. C’est l’un de ses amis qui le retient au dernier moment en lui donnant de l’or qu’il a sur lui, parce que Bonaparte est ruiné. Il doit nourrir sa famille. C’est seulement avec le 13 vendémiaire qu’il va se remettre en selle en protégeant le directoire des royalistes. C’est là que commence véritablement sa courbe historique.
Vous évoquez les massacres de Toulon, parce que la ville était royaliste…
Tout le monde est royaliste. Déjà, le provençal est plutôt de nature à droite, pour utiliser une expression anachronique. Nos amis provençaux sont très attachés à leur flotte de guerre et la Révolution va suivre une courbe qui est exactement celle de Paris, mais avec quelques mois d’avance. La réaction qui va se produire à Paris avec le 18 Brumaire va se produire à Toulon, mais quelques mois plus tôt. Dans un premier temps, les jacobins mettent la main sur toutes les sections et, comme d’habitude, ils bourrent les urnes pour mettre en place un gouvernement tyrannique à coups de guillotine. Il y a une réaction locale et les gens reprennent le pouvoir. La réaction royaliste se fait dans l’opposition à la République, mais il y a aussi des gens qui ne font pas de politique et qui veulent simplement que l’on arrête de guillotiner les gens. Cette réaction se produit plus tôt qu’à Paris et cela va provoquer un drame parce que les jacobins ont en main l’armée. Ils règnent à coups de guillotine et ils font régner la terreur, y compris auprès des officiers généraux. Cela leur permet de reprendre Toulon et Dieu sait que la chute de Toulon a été douloureuse, avec une partie de la population décimée, et je pèse mes mots. Personne, parmi les militaires qui prennent Toulon, n’a aimé ce qui s’est passé après, y compris le général en chef Dugommier qui a bien mérité sa station de métro… On convoque toute la population toulonnaise sur la place centrale et les trois représentants demandent aux militaires d’ouvrir le canon sur toute cette foule jusqu’à ce que tout le monde soit tué. Dugommier refuse en expliquant que ce sont les gens qui partent en chaloupe qui sont coupables, alors que ce sont les innocents qui sont restés. Il y aura, malgré tout, beaucoup de massacres, mais l’armée a réussi à éviter le plus gros. En 1794, Napoléon va même jusqu’à sauver la vie d’une famille royaliste en la cachant dans les fourgons de ses canons pour la faire sortir de la ville.
Et Toulon a été renommé Port-la-Montagne…
On voulait effacer Toulon de la carte et condamner le nom de Toulon à disparaître de la mémoire des hommes, ce qui n’a pas eu lieu.
Malheureusement, cette histoire est peu connue du grand public…
C’est un peu de la faute de Napoléon, parce qu’il en parle de manière assez brève dans ses mémoires. Le grand vainqueur, ce n’est pas Napoléon Bonaparte, mais le général Dugommier qui était quand même le patron. C’est une victoire du général Dugommier. C’est la raison pour laquelle il faut retenir le nom de ce général, qui était un honnête homme, et il faut se souvenir aussi que son premier collaborateur était un jeune officier de génie.