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Philippe Crevel : « Cette volonté du gouvernement de reporter l’âge de départ à la retraite vise aussi à augmenter le volume de travail en France pour créer de la richesse. »

Philippe Crevel est un spécialiste des questions macro-économiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques Lorello Ecodata, il dirige également le Cercle de l’Épargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite.

Kernews : L’année dernière, vous aviez publié une étude indiquant qu’une majorité de Français avaient compris qu’il n’y avait pas assez de cotisants pour financer les retraites et qu’il fallait travailler plus. Comment expliquez-vous qu’aujourd’hui cette réforme des retraites soit rejetée par de nombreux Français ?

Philippe Crevel : Je ne crois pas que les Français aient réellement changé leur opinion sur ce sujet. En 2022, quand le Cercle de l’épargne a réalisé cette enquête, les Français expliquaient qu’ils n’étaient pas opposés à une réforme, à condition qu’il n’y ait pas de report de l’âge de départ à la retraite. Les Français considèrent que le système de retraite est menacé, que le pouvoir d’achat des pensions actuelles, comme de l’avenir, se dégrade ou se dégradera, donc il y avait un consensus sur la nécessité d’avoir des modifications. En revanche, il n’y avait pas du tout de consensus sur les solutions à apporter : les Français sont toujours opposés au report de l’âge de départ à la retraite, ils sont peu favorables, évidemment, à une diminution des pensions, et ils ne sont pas favorables non plus à l’idée d’une augmentation des cotisations.

N’est-ce pas aussi paradoxal que si quelqu’un disait qu’il n’est pas opposé à l’idée de manger de la viande à condition qu’aucun animal ne soit tué ?

C’est bien la difficulté de gouverner et, pour le pouvoir, de trouver les moyens de satisfaire tout le monde, sans décevoir tout le monde ! Évidemment, la gestion d’une population amène à surfer sur les contradictions. Comme il y a des crispations fortes sur la question de la retraite, puisque nous souhaitons tous être en bonne santé à la retraite et qu’en plus la retraite est un miroir de la vie en société, cela concentre les frustrations et les problèmes économiques et sociaux. Donc, c’est un domaine qu’il est très difficile de réformer.

On nous a habitués à ce terme du « quoiqu’il en coûte » et le Français moyen entend dire tous les jours que l’on va distribuer des centaines de millions à tel ou tel pays : donc, il se dit qu’il y a de l’argent… 

Depuis 2020, la France a connu deux crises, la crise sanitaire et la guerre en Ukraine, avec chaque fois des plans importants du gouvernement pour soutenir l’activité et maintenir le pouvoir d’achat, plus de 45 milliards d’euros pour l’énergie et plus de 200 milliards durant la crise sanitaire… Donc, la dizaine de milliards d’euros pour les retraites apparaît comme une somme bien faible par rapport à ces montants. Maintenant, il faut savoir que c’est chaque année en matière de retraite. Derrière la question de la retraite, il y a aussi le problème du taux d’emploi, parce que la France a un faible taux d’emploi par rapport à ses partenaires et, s’il n’y a pas suffisamment d’emplois, il n’y a pas suffisamment de création de richesse, donc il est difficile ensuite de financer la protection sociale et les retraites. Cette volonté du gouvernement de reporter l’âge de départ à la retraite vise aussi à augmenter le volume de travail en France pour créer de la richesse. Cela dépasse des épisodes dramatiques de la guerre en Ukraine ou de la crise sanitaire que nous avons connue auparavant.

 Les Français continuent-ils de raisonner comme si nous étions un pays riche et une grande puissance, en oubliant que nous continuons de vivre à crédit ?

Ce sont des illusions perdues. Les Français rêvent de grandeur et ils ont parfois l’impression de vivre en enfer, tout en sachant que cet enfer serait extrêmement désirable pour une très grande majorité de la population mondiale… Parfois, nous avons un comportement d’enfants gâtés, même si pour une grande partie de la population les salaires sont extrêmement modestes, et surtout les perspectives, c’est ce qui crée beaucoup d’amertume et de défiance. Nous n’avons plus de perspectives avec l’idée que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Nous avons des réflexes conservateurs qui ne facilitent pas l’adaptation à notre nouvelle époque, notamment au digital, à la transition énergétique, mais aussi au vieillissement de la population. Chacun essaye de se replier. Cela peut s’expliquer par la multiplication des crises et par les difficultés qu’une partie de la population rencontre dans sa vie courante.

Il y a aussi le discours des médias et des politiques qui est plutôt morose, qui n’incite pas à la consommation, avec le rejet de la propriété privée. On nous martèle que la planète est en danger et qu’il ne faut plus prendre sa voiture ou l’avion. Par rapport aux générations précédentes, une telle communication n’incite guère à la fête et à la dépense… 

Nous sommes dans une période de mutations importantes et cela remet en cause nos comportements quotidiens. Les nouvelles générations sont beaucoup plus sensibles que les anciennes sur ce sujet. Les modifications d’habitudes sont des sources d’angoisse et il y a aussi ce sentiment que c’est moins difficile pour certains que pour d’autres. Pour ceux qui vivent en milieu rural, la voiture est essentielle, alors que les urbains ont des transports publics. Il faut que les pouvoirs publics aient des messages clairs et transparents sur les objectifs à atteindre et sur les moyens permettant d’éviter la montée des inégalités au sein des territoires et au sein des différentes catégories socio-professionnelles.

Une certaine époque, nos dirigeants politiques voulaient que les Français prennent du bon temps, soient heureux et accèdent aux innovations… Aujourd’hui, les ministres sont dans l’interdiction en nous expliquant qu’il ne faut surtout pas que la planète se réchauffe… 

Une partie de la population, notamment les jeunes, considère que le gouvernement ne va pas assez loin dans les efforts de lutte contre le réchauffement climatique, tandis que d’autres soulignent que cette mutation modifie les comportements et nous empêche de nous amuser et de vivre normalement, alors que l’amélioration ne sera pas très importante puisque les Chinois et les autres continuent de polluer aisément. Il y a beaucoup d’incompréhension et c’est pour cela qu’il est important d’avoir une pédagogie et une action internationale cohérentes pour emmener l’ensemble des pays vers une neutralité carbone qui apparaît comme la seule solution pour éviter les désastres environnementaux, qui ne sont pas à l’horizon de trois ou quatre générations, mais d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années.

Il y a aussi une partie de la population qui considère que c’est un bon prétexte pour préconiser la lutte des classes en s’attaquant aux piscines privées et aux maisons individuelles…

Il y a en France un fond marxisant et un fond trotskiste de lutte des classes beaucoup plus exacerbé qu’aux États-Unis ou en Allemagne. En France, on aime dénoncer les riches. Par exemple, on évoque la valorisation des sociétés LVMH qui entraînerait un gain totalement virtuel de 80 milliards d’euros pour Monsieur Bernard Arnault. Il n’a pas cet argent dans ses poches, mais le débat donne l’impression qu’il a 80 milliards d’euros sur ses comptes ! Ce sont des raccourcis qui sont peu propices à avoir un débat rationnel sur la transition énergétique ou sur le financement des retraites. Mais c’est une vieille tradition française d’opposition des classes.

Vous estimez que la question du logement devrait être plus importante pour le gouvernement que celle des retraites. Pourtant, on va interdire la construction de maisons individuelles et les nouvelles normes font que des centaines de milliers de logements vont sortir du marché de la location…

Le problème du logement est, selon moi, l’un des problèmes les plus importants auxquels est confrontée la société française. Les jeunes ont des difficultés à trouver des logements dans les grandes agglomérations, ou sur le littoral, ils sont obligés d’être en collocation, et ils doivent s’éloigner de leur lieu de travail. Tout cela est un réel problème. Le sentiment d’appauvrissement des Français est largement lié à l’augmentation des dépenses consacrées au logement, qui absorbent une part croissante du budget. Pour les jeunes, cela peut atteindre 40 à 50 % de leur rémunération. Donc, il y a un sentiment de pauvreté, le sentiment de ne pas pouvoir partir en week-end, de ne pas pouvoir aller au restaurant. Donc, on est dans un sentiment contraint. Il y a évidemment une urgence pour trouver des solutions. C’est un constat connu depuis une dizaine d’années. Les prix de l’immobilier augmentent, mais la construction plafonne autour de 350 000 logements neufs par an. Donc, il n’y a pas de possibilité, comme vous le dites, à travers le principe de ne pas créer de nouvelles maisons individuelles, d’accroître l’offre de logements. Il serait nécessaire de desserrer les contraintes pour donner la possibilité de construire davantage. Il faudrait aussi industrialiser davantage la construction de maisons en France. C’est un processus artisanal et long, il y aurait des progrès à réaliser pour le secteur du bâtiment aussi.

 Vous avez aussi travaillé sur une sorte de cotisation prélevée sur les retraités qui sont propriétaires…

C’est une question complexe. C’est l’idée que les retraités assument davantage de dépenses au profit du reste de la population. Il y a 17 millions de retraités aujourd’hui en France et leur niveau de vie est supérieur à la moyenne de la population. C’est quelque chose qui passe difficilement dans le grand public, parce que le montant moyen de la pension reste relativement faible, mais aujourd’hui le niveau de vie moyen des retraités est supérieur à celui de la moyenne de la population et leur taux de pauvreté est deux fois plus faible que celui des jeunes. Il y a l’idée d’une nouvelle solidarité pour que ce ne soit pas toujours les actifs qui payent pour les retraités. Il faudrait peut-être une répartition des charges plus équilibrée. C’est pour cette raison que le risque de la dépendance, qui est un risque grave, pourrait être financé en partie par les retraités à travers un système de mutualisation, avec une prise en compte du niveau de revenus des retraités. Cette solidarité entre les générations existe déjà, puisque les grands-parents aident déjà beaucoup leurs petits-enfants, mais il faudrait avoir une répartition un peu plus équitable. C’est très complexe parce que 17 millions de retraités, c’est aussi 17 millions d’électeurs. Il ne faut pas l’oublier, d’autant plus qu’ils se déplacent.

Écrit par Rédaction

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