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Philippe Martin : « Le chef d’entreprise doit venir nous voir l’esprit libéré. »

Les décisions judiciaires, qui représentaient 3 420 cas en 2022, ont bondi de 43,45 % en 2023, soit l’équivalent de 4 906 jugements l’an dernier. Philippe Martin, président du tribunal de Commerce de Saint-Nazaire, entend insister sur la nécessaire anticipation des difficultés. En 2023, ces procédures préventives ont concerné 32 entreprises pour un effectif cumulé de 276 salariés.

L’invité de Yannick Urrien : Philippe Martin

Kernews : Vous annoncez une hausse du nombre de procédures collectives en 2023. La situation des petites entreprises devient-elle plus critique ?

Philippe Martin : Effectivement, au cours de l’année 2023, nous avons connu une recrudescence des ouvertures de procédures collectives, notamment des liquidations judiciaires directes, beaucoup plus nombreuses que les redressements judiciaires malheureusement. Cela concerne des toutes petites entreprises, mais ce n’est pas parce que ce sont des petites entreprises qu’il faut négliger l’emploi. Nous sommes toujours très vigilants. Nous n’hésitons pas à sauver les petites entreprises, mais si l’on prend une statistique nationale, on aura eu entre 55 000 et 56 000 ouvertures de procédures collectives en 2023, contre 60 000 au cours des dix dernières années en moyenne. On n’a pas tout à fait atteint le niveau constaté précédemment. Je pense que les mesures qui ont été prises pour sauver un maximum d’emplois ont pris fin et l’on assiste à un réajustement.

Mathilde Defretin, vice-procureure de Saint-Nazaire, a déclaré observer « un manque général de culture économique et financière parmi les dirigeants pris en charge. Beaucoup d’entreprises naissent ou sont reprises, sans aucune étude de marché sérieuse et sans étude suffisante des bilans et des comptes. » Qu’en pensez-vous ?

C’est ce que l’on peut constater effectivement. L’étude de marché doit se situer en amont quand on crée une entreprise. Il y a aussi un problème au niveau de la gestion courante. Bon nombre d’entrepreneurs sont d’excellents techniciens, très bons dans leur domaine d’activité, mais ils ont tendance à délaisser la gestion. On a encore eu des cas récemment où l’on était un peu effaré, ne serait-ce qu’au niveau de la gestion de base : suivre un poste client, maîtriser les coûts de revient, afin de fixer un prix de vente en considération d’une marge qui puisse permettre de dégager un résultat suffisant pour faire vivre le chef d’entreprise et qu’il puisse investir ensuite.

Notre environnement est de plus en plus mouvant. Les choses évoluent très vite et lorsque l’on fait une étude de marché, la réalité peut être devenue différente quelques semaines plus tard… Les attentes des consommateurs varient rapidement, il y a des concurrents que l’on n’imagine pas et qui arrivent du jour au lendemain…

La crise sanitaire, c’était une chose, mais on était loin de penser à certains paramètres, comme la hausse des prix, la raréfaction de certaines matières premières ou la baisse du pouvoir d’achat. Donc, l’économie a été un peu perturbée. La gestion des entreprises a été moins évidente qu’avant la crise. Si la gestion n’est pas suffisamment affinée, bon nombre d’entreprises risquent de rencontrer des difficultés. Je voudrais faire passer comme message qu’il ne faut pas attendre trop longtemps. Il existe des solutions en amont dans le cadre de la prévention des difficultés des entreprises. Il y a le mandat ad hoc ou la conciliation. Il faut savoir que ce sont des procédures extrêmement confidentielles. Sur la place de Saint-Nazaire, cela ne filtre pas et personne ne saura qu’il y aura eu la mise en place d’un plan d’apurement, une négociation avec les créanciers ou des abandons de créance de la part de certains.

Lors de toutes vos interventions, vous insistez sur la prévention, en invitant les chefs d’entreprise à venir vous voir dès leurs premières difficultés. Mais n’est-ce pas en contradiction avec l’esprit de l’entrepreneur, c’est-à-dire du grand sportif ? Si celui qui doit grimper une montagne est essoufflé à mi-chemin, il va quand même essayer d’atteindre son objectif. N’est-ce pas la mentalité du compétiteur ?

Ce parallèle est correct, à une nuance près : le sportif essaye de se dépasser en permanence, tandis que l’objectif du chef d’entreprise est d’avoir une affaire qui se développe, pour vivre décemment. Ce que l’on constate, c’est que lorsque l’on rencontre des difficultés, on a toujours l’espoir de trouver des solutions, que le chiffre d’affaires va à nouveau se développer, que l’on va affiner la gestion, maîtriser les coûts… Et puis, le mot tribunal fait peur. À partir du moment où le chef d’entreprise est quelqu’un de sérieux, il y a des aléas dans la vie professionnelle et il doit s’enlever de la tête que le tribunal est synonyme de sanctions. On prononce très peu de sanctions. Nous avons généralement affaire à des gens sérieux et consciencieux, donc quelqu’un qui demande un rendez-vous sera toujours bien accueilli. On ne sera pas là pour porter un jugement sur son passé. On n’a pas le droit de donner des conseils, mais le chef d’entreprise doit venir nous voir l’esprit libéré. Il y a des procédures pour mettre les affaires sous la protection du tribunal. Le respect de la confidentialité est observé dans tous les cas. Parfois, on vient nous voir un peu trop tard et l’on ne peut plus mettre en place ces procédures, donc on oriente l’entrepreneur vers le redressement ou la liquidation judiciaire. Mais il faut toujours laisser une chance à l’entreprise, bien comprendre ses difficultés, en ayant l’espoir que tout n’est pas perdu.

La vice-procureure de Saint-Nazaire déplore un manque de culture économique.

Mathilde Defretin, vice-procureure de Saint-Nazaire, souligne que nombreux sont les chefs d’entreprise qui pratiquent « la politique de l’autruche et repoussent l’échéance inévitable. Il peut être malheureusement constaté un manque général de culture économique et financière parmi les dirigeants pris en charge. Beaucoup d’entreprises naissent ou sont reprises sans aucune étude de marché sérieuse, sans étude suffisante des bilans et des comptes, sans anticiper les problématiques matérielles d’exploitation ou les travaux à réaliser, ce qui ne peut qu’entamer la confiance et la motivation des plus courageux, et aboutir à des situations signalées trop tardivement et, de ce fait, irrémédiablement compromises. » Ainsi, « dans 20% des dossiers, la date de cessation des paiements a été estimée par la juridiction à 18 mois en amont de l’ouverture de la procédure, soit le maximum que prévoit la loi. Environ 46% des procédures sont ouvertes alors que les comptes de l’année précédente n’ont pas été déposés au greffe. Il faut donc insister sur la nécessaire démarche proactive des chefs d’entreprise dont la méconnaissance de leurs obligations n’entame pas leur bonne foi, mais qui peuvent être guidés de façon insuffisante, parfois mal conseillés et qui se contentent d’une seule voix pour répondre à leurs questionnements. Les réseaux de conseil et de coaching ont de l’avenir. »

Par ailleurs, Mathilde Defretin ajoute : « Le parquet restera également vigilant face aux agissements malhonnêtes de quelques chefs d’entreprise qui voient dans leur société une succursale de la banque ou une coquille leur permettant de dissimuler d’autres activités illégales. À ce titre, je ne peux que souligner un constat qui s’accentue concernant l’activité pénale : celui du déficit d’enquêteurs spécialisés en matière économique et financière, compromettant l’efficacité des investigations à mener face à des avocats de plus en plus spécialisés. »

Écrit par Rédaction

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