Après quarante-trois années d’une carrière militaire qui l’a conduit à devenir chef d’état-major des armées, le général Pierre de Villiers s’adresse aux jeunes dans son dernier ouvrage, intitulé « Paroles d’honneur : Lettres à la jeunesse ». Il souhaite leur transmettre ce qui se fait encore dans le cadre militaire, où l’on s’instruit pour vaincre, autour de principes de vie tels que le courage, le devoir et la fidélité. Pierre de Villiers répond aux questions de Yannick Urrien.
« Paroles d’honneur : Lettres à la jeunesse » de Pierre de Villiers est publié chez Fayard.
Kernews : Il y a dix, vingt ou trente ans, on aurait dit que votre discours est décalé et hors du temps. Cependant, n’assiste-t-on pas à un mouvement de balancier après la génération 68, la génération Mitterrand et la génération Chirac ? C’est-à-dire tous ceux qui ont plus de 40 ans et qui rejettent l’idée de Nation, pour retrouver une génération plus attachée aux idées patriotes ?
Pierre de Villiers : Probablement. Votre question est importante. C’est la pertinence de la transmission qui est mon moteur : transmettre ce que j’ai appris pendant quarante-trois ans dans l’armée, au service de soldats magnifiques, de marins et d’aviateurs, tout cela pour la France. Ce sont 45 lettres destinées aux jeunes. Il n’est pas facile d’être jeune aujourd’hui, notre période a des difficultés spécifiques, et je propose des points d’ancrage pour avancer en toute sécurité, avec efficacité. Je défends des qualités clés dans la période de crise que nous vivons, mais aussi quelques valeurs qui font leurs preuves au quotidien dans l’armée, puisque nous nous incorporons 25 000 jeunes chaque année dans les armées françaises. Je résume tout cela en disant qu’il faut revenir à quelque chose de simple. De la même manière que l’on aime ses parents, sa famille, son village et sa région, il faut apprendre à aimer la France. Je constate que les jeunes sont très sensibles à ce discours qui n’est pas un discours de process, de rationalisation, de gain de productivité ou d’intelligence… C’est d’abord un discours de tripes, de convictions, de raison d’être et d’engagement.
La maison individuelle, on en prend soin, elle nous a été transmise, on l’entretient avec bonheur, alors que la chambre d’hôtel n’est qu’un endroit de passage et, s’il y a du bruit en bas de la rue, vous changez d’hôtel… Jacques Attali nous avait expliqué que les Nations n’existaient plus et que chaque pays n’était qu’une chambre d’hôtel. Comment faire prendre conscience que la Nation est notre maison ?
C’est en train de se faire tout à fait naturellement. La pandémie a été un accélérateur formidable des différentes tendances. Cela n’a pas changé fondamentalement la bonne marche du monde, encore moins de notre pays, mais cela a accéléré toutes les tendances que nous observons depuis une dizaine d’années. J’étais en opérations en Afghanistan en 2006 et en 2007, je commandais 2 500 soldats de 15 pays différents, la plupart du temps des pays européens, et j’ai constaté que l’on pouvait travailler en coopération, au sein d’une coalition, sur ce qu’il y a de plus sensible, en allant même jusqu’au sacrifice suprême, c’est-à-dire donner et recevoir la mort, et c’est un test en grandeur réelle. En revanche, j’étais obligé de faire avec les Nations, car on ne pouvait pas commander un soldat turc comme un soldat italien, danois ou français. Si je n’avais pas su ce qu’était une Nation avant cette expérience, je l’aurais compris en étant sur place. On ne peut pas s’affranchir des Nations. Une Nation, c’est une communauté d’hommes et de femmes qui vivent ensemble sur un territoire, avec des valeurs communes. La patrie est la terre des pères et il faut revenir à ces choses simples. Je rencontre des jeunes qui ont entre 20 et 30 ans, de tous les milieux sociaux, dans les campagnes, les villes ou les cités, et ces jeunes attendent ce sentiment d’appartenance à quelque chose qui nous dépasse. Il ne vous a pas échappé qu’à l’issue de la finale de football perdue par la France, de nombreux jeunes sont allés sur les Champs-Élysées avec des drapeaux français à la main, il y a quelques années, on aurait dit que c’était du nationalisme ou de l’extrémisme, alors qu’aujourd’hui on dit que les gens retrouvent la fierté française.
Redonner notre fierté française, c’est aussi ne pas transformer notre histoire. On déforme notre histoire vers le mal quand on évoque la colonisation, en transposant la manière dont se sont comportés les Anglo-saxons, mais en oubliant Lyautey. Et l’on transforme aussi notre propre histoire vers le bien, par exemple en occultant ce qui s’est passé en Vendée lors de la Révolution…
Je suis fier d’être Français. J’ai consacré ma vie au service de la France. Quand on est jeune officier, on réfléchit à tous ces sujets et je peux aller jusqu’à mourir pour la protection de la France et des Français. Les Français admirent leurs soldats, ce qui n’était pas le cas quand j’étais jeune en 1977 à Saint-Cyr. Il n’était pas bon d’être engagé au service des armées. Les choses ont changé et les gens ont besoin de cette appartenance, de ce drapeau, de cette patrie. Ce sont des mots qui ont une résonance que l’on a un peu laissée à l’abandon, captée par un certain nombre de gens qui en ont fait usage pour kidnapper ces concepts. Les jeunes d’aujourd’hui ont besoin de cette authenticité et de cette vérité. J’observe cela dans les associations, les entreprises ou les clubs de sport, un peu partout… Dans l’armée, nous n’avons pas de difficultés pour recruter 25 000 jeunes, garçons et filles, dans une société qui ne prône pas forcément le sens de l’effort, la rigueur, la discipline et l’obéissance.
Vous évoquez souvent la nécessité de se faire respecter lorsque l’on est un dirigeant. Je vais me livrer à un exercice en vous décrivant un chef de guerre : d’abord, il lance des ordres contradictoires sur le champ de bataille. Du jour au lendemain, tout peut changer. Vous observez qu’il pratique la stratégie de la peur vis-à-vis de ses soldats. Ensuite, il leur demande de manger des rations dont on ne connaît pas la composition et, si un soldat s’interroge sur ce qu’il y a l’intérieur de la boîte de conserve, il se fera traiter de complotiste… Comment jugeriez-vous cet officier ?
Je comprends votre parallélisme et il y a trois mots qui sont essentiels aujourd’hui et qui sont extrêmement actuels. Le premier, c’est la confiance, la confiance en soi et la confiance dans les autres, ce sont deux confiances en équilibre. Quand il y a trop de confiance en soi, on n’a pas confiance dans les autres. Parfois, quand on délègue trop, c’est que l’on n’a pas confiance en soi. Cette confiance est fondamentale, car c’est ce qui crée l’obéissance d’amitié. L’ordre est exécuté avant d’avoir été donné. C’est l’inverse de la contrainte. La confiance, c’est le carburant de l’autorité. C’est d’ailleurs mon deuxième mot, l’autorité au sens étymologique : c’est-à-dire faire grandir, faire croître, élever vers… C’est un mouvement du bas vers le haut, et non pas du haut vers le bas, qui est l’autoritarisme. En France, quand on parle autorité, on pense souvent autoritarisme, c’est une erreur. L’autorité, c’est ce qui permet de mettre en ordre. On apprend cela quand on est jeune officier. On devrait réapprendre cela dans les écoles de formation des dirigeants. Le troisième mot-clé, c’est stratégie. On a perdu le sens de la stratégie. On est dans la petite tactique, on est dans le comment et le moyen, mais pas dans l’objectif et dans la fin. Ce monde de l’urgence ignore les priorités. C’est la dépêche AFP de l’après-midi, alors que normalement, un dirigeant digne de ce nom doit voir loin avec une stratégie de long terme. Comment peut-on emmener des gens loin, vite et fort, si l’on ne sait pas exactement où l’on va ? On manque de vision. Toujours autour de ce mot de stratégie, il faut assumer cette anticipation nécessaire, avec le degré d’incertitude qu’elle comporte, c’est-à-dire l’évaluation des risques, dans leur intensité et dans leur probabilité d’occurrence. Aujourd’hui, on a perdu une qualité, j’observe cela partout : c’est le sens de l’audace, l’anticipation et la maîtrise des risques. Donc, pour répondre à votre question, j’emploierai trois mots-clés : la confiance, l’autorité et la stratégie. Avec ce triptyque, on remet les choses dans le bon ordre.
Dans votre livre, vous faites l’éloge de la parole, ce qui est de moins en moins possible : d’abord, parce que l’on ne peut plus débattre, ensuite parce que le vocabulaire se limite souvent à « c’est inspirant » ou « c’est choquant »…
Mon livre s’appelle « Paroles d’honneur » parce que la parole nous différencie des animaux. Les mots sont aussi des idées et aujourd’hui les mots ont perdu leur sens. On n’ose plus dire les choses avec vérité, donc ce sont des mots un peu vides de sens, alors que la jeunesse a besoin de sens. La jeunesse veut savoir avant d’exécuter, elle veut comprendre pourquoi on lui demande de faire cela et quel est le sens exact. Est-ce utile pour la planète ? Est-ce utile pour la société ? Est-ce utile pour mon village ? Cela commence par le sens des mots, mais un sens authentique et honnête, pas un débat balzacien, en l’occurrence la comédie humaine, avec des éléments de langage. La jeunesse veut la vérité. À Versailles, récemment, j’ai rencontré 600 jeunes, ce sont les futurs dirigeants de notre pays. J’ai bien senti qu’ils cherchaient une rencontre avec quelqu’un d’authentique, pas quelqu’un qui vient leur raconter quelque chose pour avoir plus de pouvoir ou pour faire passer un message de communication, mais quelqu’un qui vient leur parler avec le cœur et en vérité. La vraie loyauté, c’est de dire la vérité. C’est comme ça que les jeunes veulent : non pas la communication, mais la parole, la parole d’honneur.
Évoquons maintenant les questions militaires. On nous martèle que notre armée doit s’adapter aux guerres technologiques, à la guerre cyber, alors qu’après le 11 septembre on nous a expliqué que nous étions beaucoup trop modernes et trop cyber, donc inefficaces face aux djihadistes qui combattent encore comme au Moyen Âge. L’avenir est-il de concilier le renseignement humain de quartier et le renseignement de très haute technologie ?
Votre question est au cœur de la cohérence entre les menaces, les missions et les moyens. Il faut arrêter ce verbiage technocratique incompréhensible, surtout dans la situation actuelle de notre monde. Le rôle de l’État est de devoir faire face à toutes les menaces, car l’État est là pour protéger la France et les Français. On paye suffisamment d’impôts pour avoir droit à cette protection. Il faut que nous conservions notre modèle global, qui est un modèle en difficulté, car nous avons fait plusieurs impasses depuis une quarantaine d’années et notre modèle d’armée est attaqué sur les effectifs, les équipements, la logistique et la technologie. Entre 2010 et 2015, nous avons perdu plus de 40 000 postes, ce qui est colossal, avec un Livre blanc qui expliquait au même moment que le monde était de plus en plus dangereux et que les missions seraient de plus en plus compliquées. Mais cela ne gênait personne… Il faut garder notre modèle global en étant capables de faire face aux deux lignes de conflictualité majeure que nous avons aujourd’hui : le terrorisme islamique radical, qui est une idéologie qui utilise la barbarie, non pas comme moyen, mais comme fin, et le retour des États puissances qui sont pour l’essentiel des anciens empires qui cherchent à regagner leur influence perdue et qui ont des stratégies à trente ou cinquante ans. Pendant que nos démocraties vont d’élection en élection, ils vont de génération en génération. Nous faisons face à ces deux lignes de conflictualité et il faut analyser les missions qui en découlent pour nos armées, donc les moyens en équipements, en hommes, en stratégies ou en finances. Ce n’est pas le volume financier qui doit conditionner le modèle d’armée, c’est bien l’analyse des menaces, des missions, et les moyens qui doivent suivre. C’est toute la difficulté de la loi de programmation militaire qui est actuellement en étude. C’est bien long. On est en économie de guerre, mais on n’est pas en procédure de guerre. L’administration n’accélère pas les procédures, c’est le moins que l’on puisse dire, mais il faudra évaluer le modèle d’armée à l’aune de cette double capacité, pour faire face au terrorisme et faire face aux combats de haute intensité, comme celui auquel nous assistons en ce moment entre les Russes et les Ukrainiens. La guerre de l’information fait aussi partie de ces nouveaux théâtres, sans oublier l’espace, le cyber, et même les fonds marins. C’est un chantier énorme. On ne réalise peut-être pas suffisamment que nous sommes dans un point de bascule. Nous avons quitté le monde bipolaire et nous sommes entrés dans un monde multipolaire qui n’a pas trouvé son nouvel équilibre. Le problème, c’est que nos stabilisateurs automatiques, c’est-à-dire les organisations internationales qui ont été mises en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ne sont plus capables de faire face à ces lignes de conflictualité que je vous ai décrites.
Parce que ces organisations internationales se sont discréditées, notamment avec la Yougoslavie et aussi l’Irak. Un pays membre permanent du Conseil de sécurité a attaqué un pays illégalement, malgré le veto d’autres membres, notamment la France, ce qui n’a pas empêché les Américains de partir comme des cow-boys pour attaquer l’Irak… Comment voulez-vous, ensuite, faire une leçon de morale à un autre pays membre du Conseil de sécurité et lui reprocher de se comporter comme un cow-boy vis-à-vis de son voisin ?
Oui, vous citez cet exemple. Plus globalement, depuis trente ans, on a gagné toutes les batailles, mais on a perdu toutes les paix : je peux citer la Libye, la Syrie, l’Irak et notre départ pitoyable d’Afghanistan sous commandement de l’OTAN. Il faut réfléchir à cette architecture de sécurité européenne et je souscris tout à fait à ce qui a été dit par le président Macron, à l’occasion de ce conflit entre l’Ukraine et la Russie. Il est temps de réfléchir à une architecture de sécurité européenne qui soit à la hauteur de la situation actuelle.
On évoque la jeunesse, ce qui implique les hommes et les femmes. Il y a un livre remarquable qui est sorti l’année dernière, « Femmes combattantes » de Marie-Laure Buisson, qui raconte les histoires de ces héroïnes…
Oui. Quand je suis rentré dans l’armée, nous étions pratiquement le dernier pays européen en termes de féminisation dans nos armées et, lorsque j’ai quitté l’armée en 2017, nous étions à 15 %. Aujourd’hui, nous sommes le quatrième pays au monde en termes de féminisation, ce qui est remarquable. Les femmes ont un rôle essentiel dans nos armées. Je suis tout à fait opposé à la discrimination positive : les femmes ont suffisamment de qualités pour éviter la discrimination positive et, surtout, elles n’en veulent pas, à juste raison. J’ai commandé la deuxième brigade blindée, héritière de la deuxième division blindée du Maréchal Leclerc, et j’ai eu le privilège de rencontrer les dernières Rochambelles avant qu’elles ne disparaissent de cette Terre. C’étaient des héroïnes incroyables. Les femmes ont toujours eu un rôle tout à fait important dans les périodes de difficultés de notre pays. On dit qu’il n’y a pas de grands hommes sans grandes femmes, on peut dire aussi l’inverse, il n’y a pas de grandes femmes sans grands hommes. En tout cas, je crois beaucoup au rôle des femmes. Quand j’étais chef d’état-major des armées, je n’ai pas attendu cette nouvelle idéologie de la féminisation, car je suis contre toutes les idéologies, pour m’entourer à peu près de la moitié d’officiers féminins qui m’ont apporté des qualités particulières et un regard spécifique. Dans l’armée, on est un bon exemple de ce qui manque dans notre société. La diversité, c’est la richesse.
On vous demande souvent si vous allez faire de la politique. Les militaires ne réussissent pas vraiment en politique, à l’exception du général Bigeard, mais on n’imagine pas le général de Gaulle aller sur les marchés quémander des voix, car ce sont les circonstances de l’histoire qui ont fait qu’il est devenu un homme d’État, presque malgré lui. Donc, si un jour on vous retrouvait en politique, ce ne serait pas après avoir distribué des tracts sur les marchés, ce seraient les circonstances, mais vous ne le décideriez pas…
J’ai toujours dit que je ne rentrerais pas en politique. J’ai beaucoup d’admiration pour les gens qui servent notre pays autrement que dans l’armée, notamment dans la politique, et je souscris à votre appréciation. Les grands hommes de l’histoire de France, au-delà des militaires, comme le général de Gaulle, c’est toujours la rencontre entre des circonstances et des personnalités. J’ai beaucoup d’admiration pour deux grands chefs militaires qui m’ont façonné : le maréchal de Lattre, c’était un homme incroyable de rassemblement, et le Maréchal Leclerc, c’est le serment de Koufra : « Nous nous arrêterons que lorsque le drapeau français flottera au sommet de la cathédrale de Strasbourg » et il dit cela au cœur de l’Afrique, dans la Libye actuelle, par 45°, à des gens qui n’avaient aucun équipement ! Ce qui compte, c’est de faire son devoir, là où on est, chacun à sa place, toute autorité est un service, en gardant à l’esprit ce sens du service là où nous sommes. Comme disait Mère Teresa, chacun apporte sa petite goutte d’eau. L’essentiel, c’est de le faire, en gardant un point majeur, c’est l’espérance, la petite fille chère à Péguy, l’espérance qui fait que cette jeunesse, que je connais bien, on pourra lui faire confiance. D’ailleurs, confiance et espérance riment avec France.