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Raphaël Rossello : « C’est parce qu’il va y avoir une érosion de la valeur des patrimoines que nous allons entrer en récession. »

L’économiste et banquier d’affaires Raphaël Rossello invite les décideurs politiques à repenser le concept de « croissance ». Alors que cette notion n’avait pas existé dans les deux premiers siècles de la prodigieuse expansion européenne, elle est devenue dans les années 60 comme l’indicateur suprême de tout programme politique, au moment même où elle entamait son déclin. De plus, la croissance « à crédit », continuelle depuis 1970, a travesti la récession tout aussi permanente en croissance apparente. Raphaël Rossello nous met en garde contre la toxicité de l’argent magique du « quoi qu’il en coûte » qui laissera des abysses de dettes après s’être évaporé. Pire, il aura donné aux dernières générations l’illusion d’un sentiment d’aisance, de légèreté et de facilité. Le réveil sera douloureux une fois l’imposture dissipée.

Raphaël Rossello est économiste, professeur d’économie, banquier d’affaires. Il est proche de l’homme politique Arnaud Montebourg.

« Demain. La fin de l’insouciance ? » de Raphaël Rossello est publié chez Mareuil Éditions.

Extraits de l’entretien 

Kernews : Nos hommes politiques s’évertuent à tenter de nous faire croire que le monde de demain ressemblera à celui d’aujourd’hui, ce qui signifie que c’est par la croissance que l’on pourra rembourser la dette, alors que vous affirmez qu’il est trop tard…

 Raphaël Rossello : J’ai eu la chance merveilleuse d’être à mi-chemin entre le monde de la plus grande précarité et le monde de la plus grande richesse, et j’ai l’avantage d’avoir un pied des deux côtés et de comprendre les erreurs de diagnostic qui se répètent. Au fur et à mesure de mes interventions, j’essaye d’affiner ma propre compréhension. À l’origine, il y a eu le 17 octobre 1987, la journée de krach la plus forte de toute l’histoire des bourses occidentales. Et, face au risque de tsunami, les États et la doxa mondialisée ont laissé filer deux paramètres. Il y a d’abord eu le déficit et l’on s’est accoutumé au financement de la croissance par le crédit, sans jamais se demander ce qui se serait passé s’il n’y avait pas eu recours à cette dette. La réponse est violente, parce que des pays comme la France, l’Angleterre ou les États-Unis auraient été en récession depuis 40 ans. Après 1989, on était dans l’euphorie. On ne voyait plus de risques socialistes ou communistes. Donc, le libéralisme, qui est devenu le néo libéralisme, est apparu comme la seule solution. Aujourd’hui, on entend un ministre expliquer que c’est la croissance qui remboursera la dette, alors que la croissance n’est que le produit d’un accroissement de la dette.

La croissance est aussi la conséquence de la société du plaisir, que l’on a abandonnée au profit de la société du principe de précaution, puisque la croissance est d’abord le fruit de la volonté de consommer… 

Mes idées sont extrêmement proches. En réalité, ce n’est pas le problème du plaisir, de la joie ou du bonheur : le problème est de considérer cela comme un dû. Nous faisons partie d’une génération où nous savions que pour accéder au plaisir, il y avait une phase d’efforts, de renoncement et d’ingratitude. Je pense que la croissance économique a disparu parce que les gains de productivité ont également disparu, ce qui paraît insensé quand on a de la technologie à portée de main. Les motivations individuelles ont changé et ne sont plus en alignement avec cette foutue croissance. On a dérégulé tout ce que l’on pouvait déréguler, y compris en termes de création monétaire, en se disant que c’est en inondant de liquidités les consommateurs et les investisseurs que l’on pourrait créer un effet richesse. C’est effectivement ce qui s’est passé. Pourtant, le mot richesse est ambigu. Il y a les richesses que la société a générées, ce sont les biens et les services utiles à notre épanouissement, notre sécurité, notre santé et notre plaisir. Ce sont des richesses collectivement utiles. Il y a aussi l’effet patrimoine et, quand on regarde la courbe des patrimoines, il faut savoir que pendant le siècle qui a précédé 1988, le patrimoine augmentait à peu près au rythme de la production des richesses socialement utiles, avec des variations liées à des guerres, mais c’était quand même synchrone. À partir de 1988, on a eu le sentiment, avec la hausse de l’immobilier et des marchés financiers, que l’on arriverait à entretenir un mécanisme qui pourrait tirer vers le haut le maximum de populations. J’ai commis une erreur en tant qu’acteur du système : l’effet de ruissellement n’a pas du tout fonctionné et on a créé une hypertrophie du monde abstrait des valorisations en laissant sur le carreau ceux que l’on appelle aujourd’hui les trumpistes, les brexiteurs ou les Gilets jaunes. Ce sont tous ceux qui n’ont pas bénéficié de la croissance de l’effet patrimoine. Il y a plus de la moitié de la société qui est dans un état de souffrance que nous n’avions pas connu à l’origine. Dans les années 80, un couple composé d’un ouvrier et d’une secrétaire, avec deux enfants, pouvait vivre honorablement intra-muros dans Paris. 40 ans plus tard, ce n’est plus possible et ces gens n’arrivent plus à s’en sortir, sauf à devoir faire des arbitrages. La dignité de l’effort n’est plus récompensée et c’est mon souci.

Il y a aussi une catégorie de la population qui se croit à l’abri, sans se douter qu’elle figurera dans les Gilets jaunes de demain…

 On a toujours le choix. Faut-il continuer de danser, de jouer et de boire, comme l’orchestre du Titanic, parce qu’il n’est pas encore démontré que le bateau va couler ? Le seul problème c’est que toutes nos déviances constituent un phénomène planétaire. Il faut arrêter de rêver sur une Chine qui est exactement dans la même déviance que celle que nous connaissons. Si vous enlevez le déficit augmenté, avec les régions et les provinces, le déficit public de la Chine se situe depuis plusieurs années entre 10 et 12 %, contre une croissance de 7 %. Sur 1,4 milliard de Chinois, il y en a 400 millions qui sont tirés par cela, mais vous en avez encore 1 milliard dans les vallées profondes. Si ces gens devaient perdre les quelques yuans de survie qu’ils ont, ils descendront avec des fourches dans les vallées. Je ne vois plus comment on peut laisser faire…

C’est la tactique actuelle…

 C’est la tactique de Monsieur Macron et de ses camarades du G20, parce qu’ils n’ont pas le courage d’affronter la réalité. C’est un problème de peur, ce n’est pas un problème d’intelligence. Simplement, ce n’est plus le modèle d’avant. Alors, comment s’adapter ? Face à cela, il faut être en alerte, un peu plus fourmi que cigale, parce que le modèle de nos parents n’existe plus. Il est mort il y a 30 ans ! On a créé un décor, une grande illusion version 2.0, et cela va mécaniquement se révéler au plus grand nombre. Si vous avez eu le temps de vous préparer à cela, vous allez le vivre mal, toutefois vous allez pouvoir vous y adapter. Mais si vous êtes dans le déni, en pensant que vous êtes un protégé, vous allez voir votre gamin, parti à Londres pour faire fortune, revenir avec une boîte en carton parce qu’il aura été viré sine die. Vous verrez des gens qui vont encore dire que ce n’est pas juste, parce qu’on ne l’a pas dit… Mais on le dit depuis longtemps ! Dans mon univers des banquiers d’affaires, mon discours n’est pas accepté.

Il est compris, mais il n’est pas accepté publiquement. Nous sommes dans une époque où les gens disent ce qu’ils ne pensent pas et ne disent pas ce qu’ils pensent…

C’est vrai. Nous allons vers une récession, on le sait tous. Mais ce qui est intéressant, c’est que cette récession va venir du fait que la valorisation des actifs qui sont dans les fonds de pension va continuer de descendre. Le consommateur anglo-saxon va être obligé de réduire sa consommation et nous sommes dans l’effet patrimoine inverse de ce que l’on avait voulu créer à l’époque des Mario Draghi… C’est parce qu’il va y avoir une érosion de la valeur des patrimoines, que nous allons entrer en récession. Nous n’avons plus les moyens de tirer sur de la dette, parce que cela commence à coûter cher. Si vous regardez les 3 000 milliards de la dette publique française, cela coûtait 20 à 30 milliards par an quand les taux étaient bas. Or, maintenant, vous allez être à 2,5 % et cela va vite coûter 60 à 70 milliards. Cela veut dire que le service de la dette en intérêts va représenter le plus gros poste du budget de la France. J’ai évoqué cela avec tous les grands cabinets d’audit. Monsieur Macron, avec le « quoi qu’il en coûte », a créé un appel d’air de dingue avec notre chéquier.

Maintenant, ce sont les indépendants et les petites entreprises qui sont en train de tomber. Comment faire en sorte que l’opinion publique accepte de régresser dans son développement ? Par exemple, on a l’habitude de prendre une douche bien chaude chaque jour. Si l’on dit que ce n’est plus possible, les gens vont descendre dans la rue. Pour les amener à l’adhésion, on peut marteler qu’une telle douche quotidienne n’est pas bonne pour la santé, ou pour la planète et, au fur et à mesure, cela sera entendu par la population. Qu’en pensez-vous ?

On parle de la financiarisation du monde et je dirai que nous sommes dans la mathématisation du monde. Les dirigeants, au cours de ces 40 dernières années, ont été persuadés que la gestion rationnelle des hommes permettrait de se protéger des aléas. On est dans la conviction que les outils de calcul des algorithmes sont d’une telle puissance que nous allons arriver à gérer les êtres humains. En fait, on oublie que la loi des statistiques marche sur certains cycles pendant des temps bien limités et dans des conditions bien limitées. Normalement, Jacques Chirac et ses successeurs auraient dû prendre le risque d’être impopulaires en disant la vérité aux Français : on vous annonce 2 % de croissance, mais pour générer 2 % de croissance, il faut augmenter la dette publique de 4 %. Un enfant de quatre ans peut comprendre que cela ne peut pas durer. Je ne parle même pas de licenciements ou de fonctionnaires, je dis simplement que les budgets doivent être à l’équilibre. Nous aurions été en récession consciente et organisée, bien entendu dans le cadre européen. Maintenant, l’atterrissage va être obligatoirement plus violent, puisque nous avons accumulé 3 000 milliards de dettes. Je reviens sur votre exemple de douche. On peut apaiser la colère sociale en disant que l’on ne peut plus conserver une douche chaude chaque jour, mais tous les deux jours. À l’inverse, on peut prendre des mesures contre l’ultra richesse que l’on voit quotidiennement. Regardez les concessions automobiles à la sortie des villes moyennes en France. Celui qui vend des voitures de luxe a toujours une très belle concession et, quand vous n’arrivez pas à entretenir votre Mégane, qui est un outil indispensable pour aller travailler, vous ne comprenez pas pourquoi le gars qui est au bout de la route continue de vendre des Ferrari ou des Porsche. Il faut montrer que les gens ne seront pas seuls à subir cela et que celui qui a bénéficié à plein de l’effet richesse et patrimoine devra beaucoup moins gagner qu’il ne l’a fait historiquement.

Il sera tenté de partir à l’étranger…

J’étais à Monaco récemment pour voir un entrepreneur local qui habite depuis 18 ans à Monaco et qui bénéficie d’un système fiscal redoutable d’avantages. Mais il est surtout à Monaco pour des raisons de paix sociale, car le sentiment d’insécurité n’existe pas à Monaco. Bernard Arnault a fait quelque chose d’incroyable : il a compris que l’homme allait s’identifier avec des marques. La personnalité serait en réalité le fruit des marques qui sont arborées. Cela a marché parce que, pendant 40 ans, on a créé une survaleur dans des proportions phénoménales. C’est l’ampleur du phénomène qui me sidère. Une bulle avec 40 % de plus, on est d’accord, mais cette fois-ci on est à 600 % au-dessus d’une quelconque normalité ! Même si vous prenez Tesla, alors qu’ils ont perdu 40 %, on est encore à 500 % au-dessus de la normalité. Il faut que les gouvernants disent qu’il faut aller chercher un peu d’argent dans des poches où il y en a. Je m’entretiens souvent avec Arnaud Montebourg sur la problématique de la réindustrialisation de la France et je lui explique qu’il faut faire en sorte que le coût du capital, pour des entreprises matures, ne soit pas à 12 ou 15 %, mais à 6 ou 7 %. On ne peut pas industrialiser si l’on ne trouve pas cet argent. Or, quand on s’adresse à la BPI en évoquant cela, on se fait gifler puisque l’on nous explique que ce ne sera pas accepté par Bruxelles. On se mord la queue, puisque Bruxelles est l’émanation du néo-libéralisme mondialisé. Plutôt que laisser des populistes incultes s’emparer de la peur, faisons un populisme éclairé : cela s’appelle l’impôt sur la fortune tout simplement. Autour de moi, je connais beaucoup de patrons qui reconnaissent que ce qui a mis le feu aux poudres, c’est l’augmentation du patron de Total dans des proportions considérables, au moment où le Français moyen avait du mal à remplir son caddie…

Écrit par Rédaction

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