Pourquoi il faut se méfier des sondages et des statistiques.
Sami Biasoni est docteur en philosophie de l’École normale supérieure, professeur chargé de cours à l’ESSEC et conférencier. Dans son dernier livre, il évoque les sondages et les statistiques. Selon lui, « presque toutes les données sondagières ou statistiques que nous manipulons dans le débat public sont, à un certain niveau, erronées. » Il souligne que ces éléments constituent une menace croissante pour nos démocraties.
« Le statistiquement correct » de Sami Biasoni, préface de Michel Onfray, est publié aux Éditions du Cerf.
Kernews : Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les sondages sont une photographie assez exacte de l’opinion publique, mais à un instant T seulement. Déjà, il faut bien comprendre que c’est une photographie…
Sami Biasoni : Effectivement, c’est une photographie et pas une prédiction. Des personnes s’imaginent que l’on va prédire l’avenir, alors qu’il s’agit de rendre compte de l’état de l’opinion à un moment donné. Les méthodes sont très éprouvées. On procède par échantillonnage, on essaye de constituer des groupes de personnes qui ressemblent à la population dans son ensemble, et cela s’appuie sur un certain nombre de méthodes qui sont tout à fait solides. Cependant, cela reste imparfait, notamment dans la manière de poser une question, sur l’enchaînement des questions, ou même sur la constitution de l’échantillon.
Si vous avez une résidence secondaire en Bretagne, si vous photographiez la plage le 15 août avec un beau soleil et des gens qui se baignent, ce sera un cliché exact des lieux un 15 août, mais la personne qui va le voir au mois d’octobre va vous dire que cela ne ressemble pas à la photographie…
Oui, il faut bien prendre en compte le décalage entre la réalisation du sondage et le dernier sondage disponible, comme c’est le cas au moment des élections. En France, il est interdit de publier un sondage le jour des élections. Ce que vous décrivez est très juste : on a une sorte de cartographie météo, toutefois, même en météo, on donne des prédictions avec un degré de confiance, mais jamais de prédictions exactes.
Vous expliquez que l’on peut biaiser les sondages à travers des formulations ou des interrogations incomplètes. Il y a tout un jeu de questions préparatoires visant à préparer psychologiquement la personne sondée à aller vers une direction…
Absolument. Cela repose sur une multitude d’éléments psychologiques assez bien connus. Il faut vraiment distinguer le sondage politique, qui est encadré et qui répond à un certain nombre de règles déontologiques – qui peut quand même avoir des biais de formulation, mais qui pose des questions univoques – des autres sondages de ressenti ou de victimisation, à l’autre extrémité du spectre. Ces derniers sondages vont être très sensibles aux biais de formulation. Par exemple, si vous demandez à une personne si elle est victime de discrimination, la simple définition ou le contexte vont conditionner l’orientation de ses réponses et l’on aura des résultats beaucoup plus malléables et beaucoup moins précis.
Si vous êtes maghrébin et si une Française n’a pas voulu sortir avec vous la veille, vous allez répondre que vous avez été victime d’une discrimination…
Vous le dites en plaisantant, mais il y a un peu de cela… Le ressenti individuel va compter. La notion de discrimination est, par définition, très difficile à circonscrire. Il est très difficile de définir précisément les actes que l’on veut qualifier. Donc, on doit parler du phénomène dans sa globalité et, à ce moment-là, on peut arriver à des considérations assez nombreuses liées à la subjectivité des individus qui répondent. C’est l’un des pièges de ce type de sondage d’ailleurs.
C’est assez compliqué dès lors que l’on a affaire à des sujets d’actualité brûlante et sensible
Le plus grand piège n’est-il pas la multiplication des bons sentiments, sans se pencher sur les conséquences de la réponse que l’on donne ?
Il y a un phénomène bien connu, c’est ce que l’on appelle l’effet Front national : il fut un temps où, systématiquement, les sondages qui portaient sur l’élection présidentielle sous-évaluaient assez significativement – on parle de plusieurs points – le vote Front national. C’est le versant de ce que vous décrivez comme l’effet des bons sentiments, avec un effet de pudeur vis-à-vis de ce type de vote. Donc, les sondeurs ont intégré des corrections dans ce type de méthodologie. Systématiquement, ils ont corrigé les chiffres obtenus, de manière à tenir compte de ces effets. Aujourd’hui, il y a d’autres types de phénomènes. Il y a des sujets qui sont sensibles dans la société, par exemple les violences sexistes ou les discriminations raciales, et, quand on questionne les individus, lorsqu’ils parlent de leur point de vue de victimes, cela entraîne des effets d’amplification ou, à l’inverse, des effets de pudeur. On ne va pas capter le réel, mais un ressenti qui sera magnifié ou amoindri. C’est assez compliqué dès lors que l’on a affaire à des sujets d’actualité brûlante et sensible.
Nos concitoyens sont en train de découvrir les conséquences de la loi sur la non-artificialisation des sols, avec l’impossibilité de faire construire des maisons individuelles. Les politiques expliquent que les Français sont favorables à l’écologie et qu’ils répondent selon leurs attentes dans les sondages. Parallèlement, les députés reçoivent des jeunes qui apprennent qu’ils ne peuvent plus posséder une maison individuelle… En réalité, dans les sondages, plutôt que de parler d’écologie, n’aurait-il pas fallu évoquer ces effets et poser clairement la question de la disparition du jardin individuel ?
Nous sommes dans une très belle illustration. Je ne vais pas débattre des conséquences de la loi, mais simplement rester sur le plan technique. Si vous posez une question sur la défense d’un écosystème ou sur l’artificialisation des sols, vous aurez très massivement des gens qui vont vous répondre sur le plan moral, sans analyser les conséquences pragmatiques. Or, vous le dites très bien, c’est toute l’honnêteté d’un sondeur, la bonne question aurait été de demander : « Êtes-vous pour ou contre l’artificialisation des sols sachant que la fin de l’artificialisation des sols signe la fin des maisons individuelles ? » À ce moment-là, les réponses n’auraient pas été les mêmes. Or, c’est la bonne question qu’il aurait fallu poser. C’est ce que l’on appelle les biais de formulation et c’est très important, puisque l’on peut faire dire ce que l’on souhaite à un sondage, pour peu que l’on pose bien ou mal une question.
Il faut grandement se méfier des questions complexes
Peut-on faire des sondages sans avoir la culture générale du sujet qui est abordé, tout en sachant que cela va influencer les politiques ? Par exemple, pour prendre un thème d’actualité, on parle beaucoup de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, et tout le monde va répondre que les Azéris sont méprisables parce qu’ils ont chassé les Arméniens… Or, si l’on explique les 30 ans d’histoire, la première invasion qui s’est faite en sens inverse, ou les résolutions de l’ONU, les résultats seront différents. On peut développer cette illustration sur de nombreux sujets d’actualité…
Absolument. On est dans l’extension de notre conversation : il ne s’agit pas d’une formulation, mais de la contextualisation. Si vous posez exactement la même question et si vous environnez cette question d’un contexte informatif, du type de celui que vous indiquez, à ce moment-là vous aurez une réponse probablement tout à fait différente de la simple question abrupte pour savoir si l’on soutient, ou pas, un peuple qui souffre beaucoup en ce moment. La réponse évidente des Français va vers la solidarité, mais en contextualisant les choses, on peut orienter la réponse. C’est pour cela qu’il faut grandement se méfier des questions complexes, car on ne répond pas simplement à des questions complexes.
C’est quand même extrêmement grave, puisque cela influe sur les décisions des hommes politiques qui les prennent souvent en fonction des sondages…
Il y a quand même des forces de rappel et l’opinion joue ce rôle de force de rappel, à travers une critique exigeante vis-à-vis des personnes qui nous gouvernent. Il y a des institutions qui permettent de jouer ce contrepoids. Elles sont probablement insuffisantes, parfois elles se laissent berner, mais finalement le mensonge est utilisé par les régimes totalitaires et par les démocraties, c’est un fait. La grande différence, c’est qu’en démocratie on peut critiquer le mensonge sans risque. Il est de notre devoir d’être plus exigeants et la proposition de cet ouvrage est d’améliorer le débat public en la matière. Notre entretien est aussi une manière de sensibiliser nos concitoyens sur ces sujets.
Quand on parle de l’efficacité d’un vaccin face à la contamination, ou face à la mortalité, cela a pu constituer un élément décisif dans une décision politique historique
Évoquons les statistiques. C’est relativement neutre lorsque l’on nous explique que l’été dernier, tel pourcentage de Français n’est pas parti en vacances, tel autre est parti au bord de la mer, à la montagne ou à la campagne… On peut dire que c’est exact. À l’inverse, il y a des statistiques plus contestables, notamment lorsque l’on veut faire passer des messages…
J’explique dans le livre que toutes les statistiques ne se valent pas. Cela signifie qu’elles n’ont pas la même influence sur la société. Par exemple, le nombre de licenciés à la Fédération belge d’échecs, c’est intéressant, mais cela ne va pas conditionner le sort de l’humanité. En revanche, quand on parle de l’efficacité d’un vaccin face à la contamination, ou face à la mortalité, cela a pu constituer un élément décisif dans une décision politique historique. Il faut bien savoir que notre rôle de citoyens, mais aussi de médias, c’est d’être très attentifs lorsque cela a beaucoup d’importance et d’être plus souples quand cela a moins d’importance. C’est ainsi que l’on arrivera à avoir un regard critique bien orienté. Les chiffres nécessitent une grande attention et c’est pour cette raison que j’essaye de proposer des pistes pour ce que j’appelle une éthique de la responsabilité statistique : c’est-à-dire un ensemble de méthodes qui devraient nous permettre de nous améliorer considérablement, parce que nous partons de loin, dans la juste appréhension des chiffres. Particulièrement, ceux qui structurent fondamentalement la prise de décision.
La statistique comportementale n’a-t-elle pas pour but de nous influencer ? Si l’on veut emmener les Français vers tel comportement, même s’il est minoritaire, on nous indique que 70 % d’entre eux ont l’intention d’acheter ceci ou cela, tout simplement pour faire comprendre aux autres qu’ils sont en marge de la société…
Il est difficile d’établir une intentionnalité, mais il est certain qu’il y a des effets d’auto-prophétie dans un sondage. Si, demain, nous nous amusions à choisir un individu lambda dans la société, en expliquant qu’il est le favori de la prochaine élection présidentielle, quelque part vous réaliseriez le début d’une prédiction qui peut se révéler réelle. Si vous expliquez aux Français que quelqu’un que personne ne connaît a 35 % de taux de notoriété et de probabilité d’être le prochain président de la République, les gens vont s’y intéresser et donc découvrir ses qualités et ses défauts. Ils vont commencer à considérer que c’est peut-être un candidat crédible et ils vont déconsidérer ceux qui sont trop loin dans les sondages. C’est ce qui s’est passé d’ailleurs pour Madame Pécresse et pour Madame Hidalgo, lors de la dernière élection présidentielle, au-delà de toute considération de compétences. Dès le début, les sondages ont annoncé qu’elles étaient beaucoup trop loin, peu importe le scénario. Il faut avoir conscience de ces phénomènes, le sondage agit sur le réel et le réel conditionne le sondage. On est dans un effet d’interpénétration. J’ai pris l’exemple du sondage, mais cette réponse vaut aussi pour les statistiques. Le sondage est une sous-composante de la discipline statistique. Quand on fait de la statistique, on ne fait pas apparaître des éléments qui n’existent pas, simplement, on conditionne les comportements après avoir livré une radiographie.
Tout cela n’a-t-il pas vocation à nous conditionner pour nous faire rentrer dans le troupeau ? Regardez les publicités pour les livres : les éditeurs signalent que tel ouvrage est numéro un, donc les gens vont l’acheter parce qu’il figure en tête des ventes mais pas parce qu’il correspond à la sensibilité du lecteur… Il y a aussi les publicités pour les radios ou les émissions de télévision, on nous martèle que que le journal de 20 heures de telle chaîne a les plus fortes audiences, mais cela ne veut pas dire que c’est le plus instructif… Pourquoi cette volonté d’être toujours en troupeau ?
Nous sommes des animaux sociaux et nous avons des capacités cognitives relativement limitées. Il est impossible de comparer la qualité de tous les journaux. Vos certitudes d’aujourd’hui ne sont pas celles de demain et le changement d’un rédacteur en chef peut complètement changer la qualité d’un journal. Face à cela, l’une des manières d’évaluer le monde, c’est de se référer aux autres, ce que l’on appelle la sagesse des foules. À tort ou à raison. Il y a une forme d’économie cognitive, on fait cela pour éviter de faire beaucoup d’efforts pour appréhender le monde qui nous entoure. On sait tous les malheurs qui sont survenus, tout au long de l’histoire du XXe siècle, en raison de la grégarité. C’est l’une des forces de l’espèce humaine, mais aussi l’une de ses grandes faiblesses que d’être grégaire, et, pour les personnes les moins bien intentionnées, c’est une manière de réaliser des destins politiques et militants par le truchement de la manipulation de l’opinion. C’est quelque chose qu’il faut défaire patiemment et c’est pour cette raison que nous avons cette proposition politique de la démocratie. On a difficilement trouvé mieux qu’un système où chacun puisse s’exprimer, même avec les opinions les plus absurdes, parce que l’on dispose collectivement d’avis contrastés qui nous permettent de formuler des opinions qui sortent de la grégarité naturelle. En marketing, c’est le phénomène de la queue devant un restaurant. Si vous en avez un qui ne fonctionne pas très bien, pour faire venir du monde, vous mettez une file d’attente factice… Donc, les gens vont faire la queue pour rejoindre les autres et cela va faire la réputation de l’établissement. On attire du monde par le simple effet de grégarité.
La grégarité, c’est de vouloir faire comme autrui et bénéficier de ce dont autrui bénéficie
À l’inverse, vous installez devant une boîte de nuit pendant les 15 premiers jours un videur dont le rôle sera de refuser l’entrée à tout le monde en disant que c’est complet. Ensuite, tout le monde va essayer de revenir…
Les videurs ont deux rôles, peu de gens le savent. Le premier, c’est de maintenir la sécurité, mais c’est aussi de susciter le désir par la privation, qui est un levier important. La grégarité, c’est de vouloir faire comme autrui et bénéficier de ce dont autrui bénéficie. Si vous n’avez pas la possibilité d’entrer et si d’autres ont la possibilité d’entrer, vous vous renvoyez une image qui n’est pas celle que vous souhaitez. Vous générez de la frustration, donc du désir. Et le désir vous conduit à revenir. Ce sont des mécanismes très fondamentaux de l’espèce humaine.