Ardavan Amir-Aslani : « On a accepté des kidnappings de chefs d’État étranger, on a accepté l’incarcération abusive et l’extorsion de fonds… Mais maintenant on n’accepte plus ! »
Depuis l’affaire Khashoggi, l’Arabie Saoudite figure au banc des accusés, comme si certains découvraient seulement maintenant les pratiques de ce pays. Pour permettre de mieux les comprendre, l’avocat parisien Ardavan Amir-Aslani a publié l’an dernier un ouvrage passionnant sur l’histoire du royaume wahhabite, en soulignant qu’il se trouve à la croisée des chemins. Ardavan Amir-Aslani est avocat au barreau de Paris, il enseigne la géopolitique du Moyen-Orient à l’École de guerre économique et il conseille un certain nombre d’États du Moyen-Orient, dont l’Irak.
Ardavan Amir-Aslani répond aux questions de Yannick Urrien
Il a accepté de revenir sur son livre à l’occasion de l’affaire Khashoggi. Ardavan Amir-Aslani explique : « Les réalités qui apparaissent aujourd’hui ont toujours existé. On n’est pas confronté à des éléments nouveaux, on est juste confronté à une situation qui est aujourd’hui constatée par les médias: c’est-à-dire que ce pays est aujourd’hui dirigé par un homme qui, attaché profondément à la pensée wahhabite, se croit autorisé à se comporter de manière totalement impunie à l’échelle internationale. Si vous regardez bien les agissements du prince héritier saoudien, c’est un peu un roi Crésus à l’envers. Chaque fois qu’il prend une initiative, celle-ci se termine par une tragédie. Prenez l’exemple de la guerre au Yémen, qu’il a qualifiée de tempête décisive, la seule chose de décisive qu’il y a eu dans cette initiative fut la destruction des infrastructures de ce pays, la tuerie que l’on connaît aujourd’hui avec 50 000 morts civils, 8 millions de personnes au bord de la famine et 2 millions de personnes potentiellement touchées par le choléra… Quand on regarde ces agissements à l’échelle internationale sur le plan diplomatique, on constate l’affaire du Qatar, l’Arabie Saoudite a décidé de mettre ce pays dans un blocus international à peine légal, en lui interdisant le survol de son territoire, ou en lui interdisant de pouvoir avoir accès au commerce international via la frontière terrestre saoudienne qui est l’unique frontière dont ce pays dispose. C’est quasiment un acte de guerre pour présenter le Qatar comme étant un financier du terrorisme pour faire oublier que, globalement, Daesh et l’État islamique sont davantage proches de la pensée wahhabite que de la pensée des Frères musulmans que le Qatar soutient. Rappelez-vous également de l’affaire du Premier ministre libanais, qui avait été kidnappé par l’Arabie Saoudite, par ce jeune prince impétueux. Il a fallu l’intervention du Président de la République française pour le sortir des griffes de l’Arabie Saoudite. Rappelez-vous également l’histoire de l’incarcération et de la torture de 400 membres de la famille royale de la dynastie précédente, celle du roi Abdallah, et d’autres membres issus des élites antérieures qui ont été arrêtés dans un hôtel à Riyad et forcés d’abandonner leur fortune sous prétexte d’accusation de corruption. Regardez aussi son initiative pour remédier aux baisses des revenus pétroliers de l’Arabie Saoudite, du fait de la baisse des cours, mais également en raison de dépenses somptuaires effectuées par ce pays dans l’intérêt du prince, ainsi que des dépenses irresponsables engagées en Irak ou en Syrie, en soutien à des mouvements comme Daesh ou al-Nosra. Globalement, on constate que ce pays cherchait à coter en bourse 5 % du capital d’Aramco, qui est la vache à lait de l’Arabie Saoudite, pour aboutir finalement à un constat d’échec puisque les marchés internationaux n’en ont pas voulu. Chaque fois que ce pays touche à quelque chose, cela tourne mal. Et, pour finir, il y a eu cette affaire Khashoggi qui est particulièrement délicate, où l’on a vu un journaliste, globalement en accord avec le pays, qui a été brutalement torturé et assassiné, puis coupé en morceaux, dans le Consulat saoudien à Istanbul. L’Arabie Saoudite apparaît aujourd’hui sous son véritable jour ». Pourtant, dans le conflit opposant l’Arabie Saoudite au Qatar, le grand public ne savait pas vraiment qui était le plus méchant… Ardavan Amir-Aslani n’a aucun doute à cet égard, il s’agit pour lui bel et bien l’Arabie Saoudite : « Cette affaire est apparue à un moment où le doigt était pointé vers l’Arabie Saoudite, présentée comme le véritable financier de Daesh et de l’État islamique en Irak et en Syrie. Lorsque le califat de Daesh a été prononcé en Irak, les livres dans les écoles étaient identiques aux livres scolaires en Arabie Saoudite ! Pour essayer de se dérober de ces accusations, l’Arabie Saoudite n’a pas trouvé mieux que de pointer le doigt sur le Qatar, en disant que c’est le Qatar qui est le véritable financier du terrorisme islamique, puisque le Qatar soutient les Frères musulmans. Or, il n’y a rien de commun entre un Daesh qui coupe la tête des opposants, un Daesh qui viole les minorités ethniques, un Daesh qui transpose la pensée la plus véhémente et médiévale et un mouvement comme les Frères musulmans. C’était une initiative visant à écarter les soupçons de soutien de financement du terrorisme à l’égard de l’Arabie Saoudite pour les orienter vers le Qatar. D’ailleurs, cette opération a été un échec, puisque le Qatar n’a pas accepté les demandes de l’Arabie Saoudite et cette affaire a produit l’effet inverse puisque, non seulement le Qatar a accepté d’échanger des ambassadeurs avec l’Iran et, en plus, ce pays s’est engagé dans des échanges commerciaux particulièrement fructueux avec ce pays ». Maintenant, la seule question qui se pose, c’est que faire ? On peut penser que, comme les lieux saints de l’islam sunnite sont en Arabie Saoudite, ce pays ne sera jamais attaqué par les puissances occidentales. Ardavan Amir-Aslani insiste sur le fait que l’Arabie Saoudite n’a jamais autant été en position de faiblesse : « Je ne pense pas que cela va déclencher la troisième guerre mondiale. Aujourd’hui, il faut régler deux problèmes. D’abord, il faut regarder la composition démographique de l’Arabie Saoudite. Il y a 28 millions d’habitants dans ce pays, dont la moitié sont des travailleurs étrangers qui ne comptent pas, qui n’ont pas le droit de vote et qui sont juste tolérés sur le territoire. L’autre partie de la population n’est pas composée exclusivement de sunnites ou de wahhabites, comme la famille régnante d’Arabie Saoudite, un tiers de ces 14 millions restants sont des chiites qui peuplent les territoires des provinces de l’est où 100 % de la population est chiite. Ce sont les territoires où 100 % du pétrole saoudien est concentré. Au sud, vous avez 3 ou 4 % de chiites ismaéliens. Pour le reste, les musulmans sunnites ne sont pas tous adhérents à la foi wahhabite personnifiée par la famille royale saoudienne. Globalement, on parle d’une population qui représenterait au maximum 4 millions de personnes ! Donc, vous avez 4 millions de personnes qui contrôlent le plus grand gisement pétrolier au monde et les lieux saints de l’islam… Est-ce normal de permettre à la version la plus radicale de l’islam de contrôler les lieux saints de l’islam pour le compte de 1,4 milliard de musulmans qui n’adhèrent pas à cette version ? Il convient aujourd’hui d’envisager un statut nouveau pour les villes saintes de La Mecque et de Médine. C’est le premier enjeu. Le deuxième enjeu, c’est que l’on se tait devant l’Arabie Saoudite à cause de la puissance financière de ce pays. Il faut arrêter la chose, parce qu’aujourd’hui on ne peut plus accepter que les valeurs de la démocratie et des droits de l’homme, qui incarnent nos sociétés occidentales, soient systématiquement bafouées sous prétexte de quelques contrats d’armement ou d’infrastructures. D’ailleurs, ces contrats relèvent davantage de la théorie que de la pratique. Par exemple, sur les 500 milliards d’euros de contrats annoncés avec le président américain Donald Trump lors de sa première visite, il y a plus d’un an, aucun de ces contrats ne s’est réellement manifesté. On a fait miroiter des contrats vis-à-vis de la France, comme la ligne TGV entre La Mecque et Médine, qui a finalement été donnée à l’Espagne. Ce pays fait miroiter beaucoup de choses, mais en livre très peu dans la pratique. En tout état de cause, la réserve financière de l’Arabie Saoudite ne permet pas à ce pays de faire face aux attentes des vendeurs potentiels des contrats d’infrastructures d’armement. Le moment de remettre en question ces relations est arrivé ».
L’affaire Khashoggi constitue la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour Ardavan Amir-Aslani : « C’est la goutte qui fait que les pays ne sont plus disposés à tout pardonner à l’Arabie Saoudite. L’Arabie Saoudite est confrontée à la pire crise politique internationale que ce pays ait connue depuis l’affaire du 11 septembre à New York, où 15 des 19 terroristes étaient des Saoudiens et l’ensemble des 19 sunnites adhérents à la foi wahhabite saoudienne. Il arrive toujours un moment où la goutte fait déborder le vase. Par exemple, lors de la Seconde Guerre mondiale, la France et l’Angleterre se sont tues quand la Rhénanie a de nouveau été réarmée. La France et l’Angleterre se sont tues quand Hitler a commencé à envahir tel ou tel pays. Mais, à un moment, la goutte de trop est arrivée et la guerre a été déclenchée à l’échelle internationale contre l’Allemagne nazie. Jusqu’à maintenant, on a accepté beaucoup de l’Arabie Saoudite. On a accepté des kidnappings de chefs d’État étranger, on a accepté l’incarcération abusive et l’extorsion de fonds… Mais maintenant on n’accepte plus ! »
Face à cette baisse d’influence de l’Arabie Saoudite, la grande puissance régionale reste l’Iran, mais ce pays a toujours des difficultés à émerger au sein de la communauté internationale. Ardavan Amir-Aslani dresse l’état des lieux de la zone : « Il y a trois grandes puissances au Moyen-Orient : l’Arabie Saoudite qui apparaît sous son véritable jour, l’Iran et la Turquie. La Turquie a la volonté de remplacer la version wahhabite comme l’élément dominant dans le monde sunnite pour faire triompher la thèse que prime Monsieur Erdogan, celle des Frères musulmans, et vous avez l’Iran. L’Iran a été mis au ban de la communauté internationale. L’Europe cherche à trouver des solutions, mais malheureusement l’Europe, à part la rhétorique, n’a pas grand-chose à offrir dans cette affaire. Toutes les initiatives européennes proposées n’ont pas abouti. Or, l’Iran est encore là, simplement l’Iran n’est pas encore correctement positionné, parce que Washington, qui représente 25% de l’économie mondiale, qui est la principale puissance militaire et diplomatique, a décidé de déclarer la guerre au gouvernement et au peuple iranien car cette administration est totalement dominée par la diplomatie du portefeuille de l’Arabie Saoudite et par la diplomatie du Likoud en Israël – je dis bien du Likoud et non pas d’Israël – qui essaie de tout faire pour écarter l’Iran du concert des Nations. Mais le moment viendra où la réalité éclatera et l’on verra que le seul État de la région c’est l’Iran, que la Turquie représente davantage une menace pour la stabilité européenne qu’une solution et que l ’Arabie Saoudite apparaît comme un problème et non pas comme une solution. »
« Arabie Saoudite. De l’influence à la décadence » d’Ardavan Amir-Aslani est publié aux Éditions L’Archipel.