Comprendre l’animosité du monde à l’égard de l’Occident.
François Martin est géopoliticien, journaliste et essayiste. Diplômé de l’ESSEC et de l’EMBA HEC, et auditeur de l’IHEDN et de l’INHESJ, il a travaillé pendant 40 ans dans le commerce international de l’alimentaire sur plus de 100 pays et parle 6 langues. Il est président du club HEC Géostratégies et co-président du Pôle Globalisation d’HEC Alumni.
Dans son dernier livre, il analyse l’éloignement entre le Nord et le Sud. À cela, de nombreuses causes : moins le passé esclavagiste et colonial que ce que l’on peut croire, mais bien davantage une dérive du Nord, qui dit vouloir promouvoir les valeurs de liberté, de démocratie et de paix, mais répand au contraire, de façon perçue comme hypocrite par le Sud, la domination, le matérialisme, le pillage et la guerre.
« Le temps des fractures » de François Martin est publié aux Éditions Jean-Cyrille Godefroy.
Kernews : Vous indiquez que les Français ne se rendent pas compte à quel point le monde est fracturé et que les trois quarts de la planète éprouvent de l’animosité à l’encontre de l’Europe et des États-Unis. Est-ce ce que vous tentez de nous faire comprendre ?
François Martin : Cette réflexion a démarré il y a très longtemps. Je suis né au Congo, j’ai vécu au Sénégal, au Maroc, en Espagne, au Brésil… Donc, j’ai vu les choses changer progressivement pendant toute ma vie. L’une des choses les plus difficiles, c’est de changer de référentiel car, lorsque le paradigme change, on ne s’en aperçoit pas. On vit encore avec des paradigmes qui proviennent de la Seconde Guerre mondiale, avec l’omniprésence des États-Unis, sur le plan militaire, politique, philosophique ou culturel. J’ai vu les choses évoluer, avec la montée de la Chine, du Moyen-Orient, de l’Afrique et de l’Europe centrale. Nous ne sommes plus dans ce référentiel et les gens ne s’en aperçoivent pas. La guerre d’Ukraine a été le révélateur d’un basculement du monde, même d’une fracture, et maintenant il s’agit de savoir si cette fracture sera négative ou positive. Malheureusement, on voit de plus en plus un risque majeur, un effondrement total du Nord, et lorsque le Sud sera vainqueur de cette guerre, je crains qu’il n’y ait plus d’interlocuteurs fiables et valables au Nord. Ce vide politique se concrétisera par l’effondrement de ce que l’on peut appeler l’empire américain et on assistera à un maelstrom de haine et de violence.
Nous avons longtemps été une puissance admirée sur le plan intellectuel, respectée sur le plan diplomatique et forte sur le plan économique. Sommes-nous encore respectables, voire respectés ?
Il y a une animosité à l’égard de l’Occident qui vient essentiellement de l’hégémonie américaine et de la philosophie mondialiste et atlantiste qui s’est développée à travers les lobbys wokistes et néo-conservateurs. Ce sont deux branches différentes du spectre politique américain qui se sont unies pour essayer de profiter de l’hégémonie mondiale que Ronald Reagan avait apportée aux Américains. Les meilleurs spécialistes américains disent qu’il est tout à fait étonnant de voir que ce trésor apporté par Ronald Reagan, à travers la chute de l’Union soviétique, a entraîné une sorte d’hubris visant à dilapider cette victoire américaine en l’espace de 30 ans. Aujourd’hui, les Américains sont en train de perdre la guerre d’Ukraine, tout comme à Gaza, puisque, derrière, c’est une guerre entre les États-Unis et l’Iran. Sur les néo-conservateurs, ils sont apparus dans les années 90 avec Paul Wolfowitz, à travers cette doctrine d’hégémonie bienfaisante : en clair, on vous tue, on vous bombarde, on vous pille, mais c’est pour votre bien !
N’est-ce pas une forme de tyrannie que l’on retrouve en ce moment un peu partout ? On vous fait du mal, mais c’est pour votre bien et, si vous ne l’acceptez pas, c’est que vous êtes des populistes…
C’est la méthode occidentale. Quand César a vaincu Vercingétorix, il a passé par l’épée 30 à 40 % de la population gauloise, c’était un génocide total. Pour autant, la mémoire collective française n’en veut pas aux Romains de l’avoir fait. On ne va pas demander réparation à Rome. Les peuples ont une faculté d’oubli à partir du moment où les conditions de l’échange leur permettent de reconstruire quelque chose. C’est ce qui s’est passé à l’époque. En ce qui concerne la question américaine, les peuples auraient compris cette doctrine, à savoir : « Nous sommes les vainqueurs et nous faisons ce que nous voulons. » Mais, ce qu’ils n’ont pas accepté, c’est ce principe de moralité permanente. En clair, nous sommes les vainqueurs, mais c’est pour votre bien. Cela a été appliqué après les attentats du 11 septembre. On a cherché à punir l’Irak, qui a été présenté comme un ennemi alors que l’on savait très bien que ce pays n’avait rien à voir avec le 11 septembre. Les Américains ont montré qu’ils étaient des pillards et des voleurs, puisque leur objectif était de piller l’Irak à travers son pétrole et ses richesses archéologiques. Il n’existe pas un empire hégémonique qui ait dilapidé tout son capital en une trentaine d’années, tout cela parce qu’ils ont manqué de patience et de prudence. Je rappelle que les Français ont eu un empire pendant plusieurs centaines d’années, tout comme les Anglais ou les Chinois. Les Américains ont été incapables de faire preuve d’intelligence et de diplomatie. Ils se sont lancés dans des guerres effroyables, pour des raisons d’argent, sous la pression du lobby militaro-industriel, et tout le monde sait qu’ils sont au bout du rouleau. Les Américains se basent essentiellement sur la puissance militaire et la puissance économique. Cependant, il leur manque un aspect fondamental, celui de la diplomatie, c’est-à-dire la faculté de trouver des alliances. Ils sont trop marqués par cet esprit protestant. À un moment donné, un certain nombre de dirigeants refuseront cette domination à outrance. Le premier train de sanctions contre la Russie, au début de la guerre, a été établi conjointement par la Communauté européenne et le département d’État américain, et ce sont les États membres qui ont délégué à la Commission européenne la mise en œuvre des sanctions, en étant prévenus une heure avant. La Russie est européenne, elle est coupée de l’Europe par un rideau de feu et ce n’est pas notre intérêt géostratégique.
Vous revenez sur le discours de Soljenitsyne à Harvard en 1978, qui a vraiment été prophétique…
C’est un discours essentiel, parce qu’il prophétise la chute de l’Union soviétique mais également la chute du système américain occidental. Il souligne que l’Europe et les États-Unis ont validé la philosophie des Lumières en expliquant qu’elle est basée sur un principe de bonheur sur Terre. Or, comme cette philosophie évacue le principe de la spiritualité, cette philosophie créait les conditions d’une implosion du système occidental. En effet, vous serez incapables de risquer votre vie le jour où vous devrez vous lever pour défendre vos enfants, car vous avez été habitués à l’argent, à l’amusement et au sexe, et non à l’attention vers le bien qui est la doctrine des personnes empreintes de spiritualité. On assiste véritablement à cette réalisation de la prophétie de Soljenitsyne. C’est essentiel pour comprendre la différence entre le Sud et le Nord, pour mesurer le progressisme occidental et le conservatisme du reste de la planète, ce qui permet à la Russie d’être en phase avec des gens comme les Chinois, les Africains ou les Indiens, alors que ce n’est pas la même civilisation. Ces gens se comprennent sur le plan du conservatisme. Ce système avait été mis en œuvre avec les Lumières et il est en train de nous tuer. Soljenitsyne avait prédit cela en 1978.
Quel peut être le rôle de la France ?
Il n’y a pas de mépris à l’égard de la France, mais une animosité, car il reste chez eux une admiration profonde pour ce que nous avons été, à savoir la civilisation chrétienne en matière d’humanité et d’efficacité. Dans cette fracture, la France a un très grand rôle à jouer, en tant que fille aînée de l’Église, mais aussi en tant qu’éducatrice des peuples. En mandarin, France signifie pays de la sagesse et pays des lois. Nous avons été le premier pays à reconnaître la Chine. Nous avons gardé des relations avec la plupart des pays africains, même si elles se dégradent à cause de la stupidité de nos dirigeants actuels, tout comme avec les pays arabes. La France doit parler par elle-même et ne plus répéter ce que les Américains lui demandent de dire. C’est pour cela que la souveraineté est indispensable sur le plan interne et extérieur. Si nous perdons les guerres actuelles, ces pays auront deux choix : nous piller, ou décider de faire des choses dans un esprit de coopération. Nous sommes justement le pays qui est capable de parler à tout le monde.