Un historien raconte le parcours de François Mitterrand à l’occasion de l’anniversaire des 40 ans de Mai 81
À l’occasion du quarantième anniversaire de Mai 81, Pierre-Marie Terral, agrégé et docteur en histoire, retrace l’existence de François Mitterrand à l’aune des lieux qui furent les siens. De Jarnac, sa ville natale, à sa terre d’élection de Château-Chinon, du rite de Solutré au havre landais de Latche, de l’Auvergne discrète au Luberon intime, les hauts lieux de la géographie mitterrandienne sont scrutés, tout autant que chaque recoin dissimulé sous le voile du secret, à l’image du Vichy des années noires. Parcourir et analyser ces points d’ancrage, c’est ainsi dessiner une singulière biographie selon un angle jamais exploré, éclairant l’histoire d’un personnage romanesque à souhait, tout en révélant des facettes méconnues.
« François Mitterrand. Un roman français » de Pierre-Marie Terral, préface de François Hollande, est publié chez Mareuil Éditions.
Kernews : Il y a quarante ans, en mai 1981, la France basculait dans le socialisme. Or, elle n’en est jamais sortie, si l’on se réfère aux propos de Valéry Giscard d’Estaing qui disait qu’un pays bascule dans le socialisme au-delà de 40 % de prélèvements obligatoires…
Pierre-Marie Terral : On pourrait parler de cette rivalité avec Valéry Giscard d’Estaing, d’autant qu’une partie de leur inimitié se jouait aussi en région Auvergne, où Valéry Giscard d’Estaing était ancré et où François Mitterrand avait une relation secrète avec Anne Pingeot, une jeune fille de la bourgeoisie de Clermont-Ferrand. Dans le débat de l’élection présidentielle de 1974, il y avait eu quelques allusions plus ou moins perfides de la part de Valéry Giscard d’Estaing à cet ancrage inconnu de François Mitterrand. Je me suis intéressé au cheminement de François Mitterrand, à son passage par différents lieux, notamment sa terre maternelle de Charente, pour retracer son cheminement politique, mais aussi son cheminement intérieur, puisque c’était un homme d’une grande complexité. D’ailleurs, sans pouvoir percer certains mystères, j’ai quand même essayé d’éclairer certaines facettes du personnage.
Il aurait pu naître dans notre région, puisque son père était chef de gare à Saint-Nazaire…
Exactement. Son père était chef de gare à Saint-Nazaire et François Mitterrand disait qu’il aurait pu naître à Nantes ou à Chantenay… Mais il est vrai que partout où il passait, il avait une grande habileté à se faire adopter en expliquant le lien fort qui l’unissait à une région. Il se trouve que c’est vrai, il aurait pu naître à Saint-Nazaire, si la tradition n’avait pas voulu que sa mère revienne en Charente auprès de ses parents pour le mettre au monde. C’était aussi pour lui l’occasion de rappeler que son père, qui était chef de gare, pouvait être rangé, non pas du côté des prolétaires, mais du côté des gens qui portaient le bleu de travail. Ce n’était pas innocent de sa part. François Mitterrand était également un amoureux de la Bretagne, puisqu’il aimait beaucoup Belle-Île-en-Mer et il avait débarqué dans le Finistère pendant la Résistance. Il a même dit qu’il aurait pu vivre à Belle-Île-en-Mer, s’il avait découvert cette île un peu plus tôt.
Pendant plus d’un siècle, la distinction entre la droite et la gauche en France n’a pas été celle que nous connaissons aujourd’hui, car la droite était plutôt monarchiste, anti-républicaine, attachée au terroir, à l’écologie et aux traditions. En me référant à ce classement, j’ai envie de vous demander si François Mitterrand était le dernier président de droite de la Ve République ?
En tout cas, il a été le premier président socialiste de la Ve République. Cela dit, dans son parcours et dans ses racines familiales et politiques, il est indéniable qu’il a été avant tout un homme de droite, contrairement à son premier ministre, Pierre Mauroy, qui était né à gauche. D’ailleurs, il ne s’en cachait pas et il y a certaines périodes, comme au moment du Front populaire, où il était du côté des opposants. Il y a ensuite la période de la collaboration, mais il bascule ensuite dans la Résistance. Jusqu’à son élection dans la Nièvre après la guerre, on ne peut pas parler de François Mitterrand comme d’un homme de gauche, mais il y a eu un certain nombre de changements, notamment quand il découvre la situation de l’empire colonial français.
Mais une partie de la droite était aussi contre l’empire colonial…
Exactement. Pour François Mitterrand, il est indéniable que lorsque la droite gaulliste s’empare du pouvoir en 1958, cela favorise stratégiquement son choix d’incarner la gauche parce qu’il n’y a pas d’autre issue possible, si ce n’est que d’être un opposant au général de Gaulle. Il sait qu’il sera l’éternel second derrière le général, qu’il va critiquer de manière très virulente dans son livre « Le coup d’État permanent ». Ce qui ne l’empêchera pas, quelques années plus tard, de se glisser dans les institutions du général de Gaulle.
François Mitterrand disait souvent qu’il vivait la France et qu’il avait une conscience instinctive et profonde de la France : « L’âme de la France, inutile de la chercher, elle m’habite. » Cela signifie qu’il est à l’opposé de ce que peut déclarer Emmanuel Macron, quarante ans plus tard, sur une chaîne de télévision américaine : « Nous devons déconstruire notre propre histoire ». Jamais François Mitterrand n’aurait tenu de tels propos…
François Mitterrand était habité par la France. Cette conception de la France était avant tout sentimentale pour lui : c’était la Charente, la Dordogne de ses grands-parents, puis la Bourgogne. La période de la guerre et son passage dans la Résistance ont été fondamentaux parce qu’il découvre la France à vitesse grand V et il ne cessera de la sillonner au gré de ses déplacements politiques. La vie de François Mitterrand est une partie de campagne permanente. Cette sensibilité n’est pas feinte. Il a un réel attachement à cette France éternelle que l’on retrouve sur l’affiche de « La force tranquille » en 1981, avec un ciel qui n’est pas bourguignon, mais un ciel du Morbihan qui a été rajouté à cette photographie.
Justement, vous racontez comment s’est déroulée la prise de ce cliché à Sermages : il fait froid et, un samedi matin, Jacques Séguéla vient avec un costume qu’il demande à François Mitterrand d’enfiler. Et le candidat à la présidence de la République va se changer derrière un buisson…
François Mitterrand n’était pas très à l’aise avec les photographies posées, comme il n’était pas très à l’aise à la télévision, un outil qu’il a réussi à dompter avec un certain talent. Il faut savoir que c’est François Mitterrand qui a choisi le village de Sermages, mais c’est Jacques Séguéla qui a trouvé ce slogan formidable « La force tranquille » pour rassurer les Français. En 1981, certains pensaient que les blindés russes arriveraient sur les Champs-Élysées avec les ministres communistes au pouvoir. Cette affiche ne rassure pas tellement les responsables socialistes de l’époque, mais François Mitterrand leur impose ce choix de manière assez habile, en s’absentant de la réunion durant laquelle elle est choisie, car les socialistes estimaient que c’était une affiche aux tonalités réactionnaires et pétainistes.
Pierre Mauroy, Pierre Bérégovoy, Lionel Jospin, Pierre Joxe et Paul Quilès jugent cette affiche archaïque et pathétique. Et même pétainiste. Mais c’était la volonté de Jacques Séguéla, validée par François Mitterrand, de faire une affiche de droite pour rassurer les électeurs…
Effectivement, c’est devenu une affiche historique. C’est devenu le symbole de la France éternelle et c’était assez fidèle à ce qu’était François Mitterrand, qui appréciait au plus haut point la visite des églises ou même la visite des cimetières. Cependant, il avait demandé que le clocher soit un peu gommé de l’affiche, parce qu’il ne voulait pas passer pour un prêtre devant son église…
Ceux qui n’ont pas de culture politique peuvent être déboussolés par le parcours de François Mitterrand. Mais en réalité, on observe quand même une certaine cohérence parce qu’il y avait une droite traditionaliste et monarchiste qui était proche du peuple avec des valeurs de gauche…
Ce parcours de François Mitterrand a son unité et il a un certain nombre de fidélités successives. François Mitterrand n’est pas un homme qui va forcément rompre, y compris avec les hommes qu’il a rencontrés dans son passé. Je suis certain que chacun découvrira une facette de François Mitterrand dont on ne se doute pas forcément.
Vous évoquez les fidélités successives comme un train auquel on ajoute des wagons sans jamais détacher ceux qui étaient là auparavant, contrairement à d’autres qui ont oublié ceux qui étaient là au début, alors qu’avec François Mitterrand ce n’était pas le cas, notamment lorsqu’il s’agit de François Dalle ou d’André Bettencourt…
Exactement. Il n’a jamais rompu, il n’a jamais renié. Même lorsqu’il s’agissait de personnes plus douteuses dont il a estimé qu’il leur devait beaucoup, y compris parfois la vie : c’est le cas de René Bousquet du temps du régime de Vichy. Le fait d’avoir été averti qu’il était recherché et qu’il pouvait être arrêté avec son réseau, une fois devenu résistant, a fait que Mitterrand a continué de voir cet homme. Je ne suis pas juge, ni procureur. J’essaie simplement de relater le plus honnêtement possible mes lectures et mon enquête à propos de ce personnage qui continue de m’habiter, car chaque lieu peut donner une image différente de François Mitterrand.
J’ai cité cette phrase d’Emmanuel Macron sur la déconstruction de l’histoire de France : on devine qu’il est à l’opposé de François Mitterrand sur ce point. Qu’en pensez-vous ?
Effectivement, Emmanuel Macron n’a pas passé sa vie politique à parcourir la France, puisqu’il a été élu très rapidement. Il n’a pas la même épaisseur historique et temporelle. Mais Emmanuel Macron a la volonté de s’inscrire dans la lignée de ses prédécesseurs pour compenser sa jeunesse et son absence d’ancrage. En 2019, il est allé à Chamalières pour saluer la mémoire de Valéry Giscard d’Estaing et, le lendemain, il est allé au lac Chauvet, là où François Mitterrand et ses amis se réunissaient.
François Mitterrand continuait de fleurir la tombe du maréchal Pétain…
Oui, comme celles de tous les grands maréchaux de la Première Guerre mondiale. Mais François Mitterrand a toujours pris soin de contourner Vichy, chaque fois qu’il se rendait dans l’Allier, car il était hors de question pour lui d’être vu à Vichy. Il connaissait la force des symboles et il faisait tout pour éviter que l’on se souvienne qu’il a pu y séjourner quelque temps.
Vous racontez la première histoire d’amour de François Mitterrand avec Marie-Louise Terrasse en précisant que c’était un peu intéressé, puisque son père, André Terrasse, était secrétaire général d’un parti centriste. C’était pour lui une manière d’entrer en politique. Or, cette jeune femme est devenue la « fiancée des Français » puisqu’il s’agissait de la speakerine Catherine Langeais…
Il avait peut-être l’idée de joindre l’utile à l’agréable, mais l’agréable passait en premier, parce qu’il était vraiment fou amoureux de cette jeune fille. Lorsqu’il remet la Légion d’honneur à Catherine Langeais, on sent une émotion perceptible, c’était quarante ans plus tard. C’est une très belle histoire qui a beaucoup marqué le jeune Mitterrand qui est un personnage romanesque, romantique. Sa vie est un roman national. Il s’est aussi inventé une destinée romanesque et il avait un intérêt certain pour la gent féminine.
Il était aussi joueur au point de s’inventer des descendances jusqu’à des ministres de François Ier. Personne ne peut vérifier cela, peu importe, mais cette démarche est assez romanesque…
Il aimait jouer avec l’histoire. Dès son adolescence, c’est un homme qui est convaincu de sa destinée. Il a dit à plusieurs reprises qu’à cette époque il s’imaginait général ou sauveur de la France. Quand on s’intéresse de près à la biographie du général de Gaulle, il y a aussi très vite cette idée qu’il servira son pays. Chez François Mitterrand, il y a vraiment cette idée de s’inscrire dans l’histoire. C’est un enfant de la IIIe République. Cette histoire romanesque de la France, il la fait sienne et il sait qu’un jour ou l’autre il aura l’occasion ou la vocation de la poursuivre.
Il y a l’épisode de Vichy : son bureau n’est pas très loin de celui du maréchal Pétain et il travaille sur la recherche de renseignements concernant les adversaires du régime de Vichy. Vous écrivez que même s’il a nié cela, on a retrouvé les preuves qu’il était bien employé dans ce service en janvier 1942. Vous ajoutez que le départ de François Mitterrand ne tient pas à des motivations vraiment politiques, mais plutôt à la haute estime qu’il a de lui-même : c’est-à-dire qu’il aurait quitté le service du maréchal Pétain parce qu’il ne se voyait pas demeurer gratte-papier toute sa vie…
Dans une lettre de François Mitterrand, à ce moment-là, il s’estime sous-employé par rapport à ses capacités dans ce travail de gratte-papier et il aspire à de plus hautes ambitions, y compris à Vichy. Il est fasciné par le maréchal Pétain, comme à cette époque un grand nombre de Français, car il apparaît comme un protecteur. Quand François Mitterrand dit qu’il est rentré en résistance en juin 1942, c’est à la fois vrai et faux : effectivement, il commence à fréquenter des réunions de résistants, des réseaux d’évadés de camp de prisonniers allemands, mais le 15 octobre 1942 il rencontre le maréchal Pétain. On est vraiment dans un entre-deux qui rajoute au mystère de François Mitterrand. On sait qu’il est clairement entré dans la Résistance début 1943. Je ne porte aucun jugement sur cette période que je n’ai pas vécue, mais il faut dire que certains sont entrés beaucoup plus tard dans la Résistance et, parfois même, le jour de la Libération !
Ce n’était peut-être pas la complexité du personnage François Mitterrand, mais surtout la complexité de l’époque…
Effectivement, c’était la complexité de cette époque et de grands historiens ont forgé ce concept de vichysto-résistants: c’est-à-dire de gens qui ont été les deux, la plupart du temps successivement. Même si François Mitterrand admettait le fait d’avoir eu la Francisque, lorsque ses amis résistants s’en offusquaient, il leur répondait : « Cela nous permettait de dîner au restaurant sans être inquiétés ». Il voyait en cela un honneur. Evidemment, cette Francisque a été cachée pendant des années, mais d’autres l’ont eue, comme Maurice Couve de Murville chez les gaullistes. Le général de Gaulle n’a jamais souhaité utiliser cet argument, car il avait tout misé sur l’amnistie et l’amnésie de ces années. On lui avait donné, lors de la campagne de 1965, la photo de la remise de la Francisque à François Mitterrand et il n’avait pas souhaité l’utiliser comme une boule puante.
Pour résumer les choses d’une façon simple, il y avait une sorte de double jeu permanent à cette époque. Or, dans ce double jeu, on retrouve un résistant qui était proche de François Mitterrand, c’est passionnant, puisqu’il s’agit de Philippe Dechartre. C’est loin d’être anecdotique puisqu’il était gaulliste de gauche et il avait appelé à voter François Mitterrand en 1981 contre Giscard…
Exactement, c’est toute cette complexité. Philippe Dechartre était gaulliste, membre des réseaux de prisonniers. C’était une amitié improbable au printemps 1943, car ces deux hommes n’avaient rien en commun et, malgré tout, c’est une sorte de coup de foudre intellectuel. Les deux hommes ne se sont jamais vraiment quittés depuis. Certains disent que l’on peut être des amis malgré les divergences politiques. C’est tout à l’honneur des humains. En tout cas, leur objectif commun leur a permis de surmonter leurs différences.
C’est le paradoxe : vous dites que ces deux hommes n’avaient rien de commun, car Philippe Dechartre était un homme de gauche alors que François Mitterrand était à droite…
C’est une époque complexe en raison de la densité de faits et de lieux. Il est délicat de suivre un homme dans la clandestinité. On peut retrouver certaines traces, mais on ne peut pas suivre au jour le jour un homme qui vit sous une fausse identité, car la plupart du temps il s’appelle Morland. Cette période est fondatrice parce que François Mitterrand comprend qu’il a une certaine aura, qu’il est capable de parler aux hommes et de séduire par la parole. C’est son premier capital politique. Effectivement, François Mitterrand est issu de la petite bourgeoisie de Charente, mais il se forge lui-même son capital politique, car il n’est pas fils de député ou de ministre.
Justement, on quitte cette période et, en 1947, il devient à l’âge de 31 ans ministre en charge des Anciens combattants et des victimes de guerre : c’est le plus jeune ministre du gouvernement Ramadier…
Paul Ramadier, un grand honnête homme, comme disait le général de Gaulle, lui permet de rentrer dans cette carrière politique et c’est le poids des réseaux de résistants et de prisonniers qui lui permet cette entrée directe en politique à une époque où les coalitions font et défont les gouvernements. Il aura l’occasion d’élargir sa palette de compétences en ayant beaucoup de responsabilités successives. C’est une époque où s’élargit considérablement son horizon géographique. La France c’est aussi l’empire et il découvre toute une facette de cette France qu’il ignorait jusque-là. Chaque fois qu’il est parti à l’étranger, il revenait en disant qu’il aimait davantage la France.
On saute plusieurs années : il y a l’installation du pouvoir gaulliste en 1958 et François Mitterrand a un déclic sur son positionnement politique. Le général de Gaulle devient le fédérateur des droites, ce qui signifie qu’il y a plus de place à prendre sur cet échiquier. Alors, François Mitterrand se positionne clairement à gauche, parce qu’il sait qu’il y a une place à prendre…
C’est ce que j’écris. L’ambition préside à certaines destinées. François Mitterrand s’est rapproché progressivement de la gauche, mais le vrai basculement se produit effectivement en 1958, car, lorsque l’on n’est pas gaulliste, on doit être anti-gaulliste. Il sait qu’il va avoir de grandes difficultés au cours des prochaines années, mais il va pouvoir expérimenter ce positionnement dans la Nièvre, qui est son laboratoire politique, et il développe l’idée d’unir les gauches. Ce qu’il parvient à faire en 1965, en créant la surprise, puisque le général de Gaulle est fortement déçu, blessé dans son amour-propre, par le fait d’être contraint à un second tour par François Mitterrand. L’accession au pouvoir n’est pas un long fleuve tranquille et cette histoire n’a rien de linéaire. Ce qui m’énerve le plus en histoire, ce serait de faire une analyse qui commencerait par la fin : or, rien ne disait que François Mitterrand serait élu un jour. Rien n’était écrit à l’avance. C’est ce qui explique la complexité de ce cheminement.
À propos des lieux chers à François Mitterrand, il y a le fameux 22 rue de Bièvre. Il explique qu’il a eu un coup de cœur parce qu’il trouve que cette petite rue est très typique et qu’elle est marquée par le Moyen Âge : « J’ai l’impression de retrouver les petites villes de mon enfance ». On retrouve le François Mitterrand vraiment français…
Quelque part, il restera toute sa vie un provincial. Il aime beaucoup Paris, avec les bouquinistes, les libraires et les monuments mais, en même temps, il a toujours besoin de s’en échapper et il consacre de nombreuses pages à la Bourgogne ou à son Morvan. Quand il est en province, l’appel de Paris est permanent. Il aime se promener dans les collines du Morvan. C’est un homme de la province qui est tout entier pénétré par l’histoire de France. Pas simplement l’histoire de Jean Jaurès, mais aussi celle de la France éternelle et de ses rois. La géographie n’est pas éternelle et les aberrations architecturales des années 60 et 70, en raison du nécessaire développement, lui font des bleus à l’âme, car il voudrait que le paysage soit inchangé.
Il y a l’affaire de l’Observatoire : le 15 octobre 1959, il dîne tranquillement chez Lipp. En sortant, il est poursuivi, il y a des coups de feu et il va se réfugier dans les jardins de l’Observatoire. Tout le monde est paniqué car il y a cette tentative d’attentat contre François Mitterrand. Mais on découvre que c’était un vrai-faux attentat, car il avait demandé à un poujadiste, Robert Pesquet, d’organiser cette opération pour se faire de la publicité…
Ma version est différente : j’écris qu’il n’aurait pas demandé, mais qu’il aurait accepté cette proposition… La nuance est importante, car il est lui-même piégé en pensant qu’une dimension héroïque pourrait ressortir de cet événement. Il ne comprend pas qu’il est tombé dans un piège qui aurait pu lui être fatal politiquement, car il aurait pu y perdre toute crédibilité. Cela a été le cas, car certains de ses amis de la Résistance se sont totalement détournés de lui et il était au plus bas pendant quelques mois.
Vous relevez un point de caractère de François Mitterrand, cette volonté de ne pas avoir le tutoiement facile. C’est là qu’il y a quand même une distorsion, quand il rencontre les hiérarques socialistes, comme Pierre Mauroy, qui sont des bons vivants, attablés jusqu’à quatre heures de l’après-midi en chantant des chansons de gauche : ce n’est clairement pas son truc…
Il y a cette fameuse anecdote : lorsqu’un militant de longue date lui rappelle qu’ils ont été prisonniers dans le même camp durant la guerre, il lui propose de le tutoyer et François Mitterrand a cette réponse qui tombe comme un couperet : « Si vous voulez ». Cela rappelle un peu la phrase de François Mitterrand lors du débat avec Jacques Chirac, lorsqu’il lui a répondu « Monsieur le Premier ministre ».
Il n’aimait pas la culture populaire, il était plutôt élitiste. Mais quand il était chez lui, dans la Nièvre, il était parfaitement intégré et il devenait lui-même homme du peuple…
Par son éducation, il avait une certaine retenue. Il n’était pas antipathique, mais ce n’était pas quelqu’un qui créait de la proximité. Il était intimidant. Il savait jouer de cette allure, mais cela ne veut pas dire qu’il haïssait les gens : au contraire, il avait de l’affection pour la paysannerie, lorsqu’il visitait les cours de ferme ou lorsqu’il allait voir l’un de ses amis qui était sabotier. C’était un homme distant qui ne se désintéressait pas de ses semblables et il profitait de chaque contact populaire pour faire un sondage de terrain. Il était très à l’écoute des remontées de terrain, ce qui lui a permis de forger ses conceptions politiques.
On peut découper la vie de François Mitterrand en plusieurs parties : son enfance avant Vichy, la période de Vichy, la période entre la Libération et 1958, ensuite son engagement à gauche. Mais on sent un vrai virage après la cohabitation qui était difficile. À partir de là, on parle de « La France unie », on fait déjà allusion à la France « black blanc beur » et l’on ne retrouve plus le François Mitterrand que l’on a connu jusqu’en 1958…
On voit que vous connaissez bien le personnage ! Effectivement, après la cohabitation, il y a ce deuxième mandat. C’est un président qui est réélu grâce à la cohabitation, qui était désastreuse pour lui. Il arrive à se présenter comme un opposant à Jacques Chirac, l’âge aidant, après un certain nombre d’échecs sur son programme politique, alors que Ronald Reagan ou Margaret Thatcher étaient au pouvoir dès le début de son mandat. Il y a un certain enlisement. Rapidement, il y a des affaires un peu moins reluisantes. L’homme est moins dynamique. C’est une période plus pathétique. Le mot est un peu violent, mais je parlerai plutôt de tristesse : l’homme perd une grande partie de ses moyens physiques, son visage est de plus en plus marqué et, paradoxalement, cela crée une certaine affection chez les Français, notamment avec cette phrase lors de son dernier vœu : « Je crois aux forces de l’esprit et je ne vous quitterai pas ». Cela m’amène à cette dimension religieuse et mystique de François Mitterrand.
Je souhaitais justement conclure sur ce point. J’ai cité tous les parcours de vie de François Mitterrand et l’on a le sentiment qu’il a achevé sa vie avec un retour à la case départ…
Exactement. Ce chemin de vie prend fin et la boucle est bouclée. Cette boucle a commencé à Jarnac et elle se termine à Jarnac. Cet homme va de lieu en lieu faire ses adieux aux gens et aux lieux de son enfance, comme l’église de son enfance, les cimetières où ses amis sont enterrés, en disant : « Eux, au moins, ils savent ». Cet homme était officiellement agnostique…
Mais il avait quand même toujours une vieille Bible dans sa bergerie de Latche…
François Mitterrand se dit toujours agnostique, mais il l’est de moins en moins au fil du temps, notamment lorsqu’il écrit à Anne Pingeot, qui est clairement croyante. Il fait le vœu d’une messe à la fin de sa vie. Il hésite sur le lieu de son enterrement, entre Jarnac, la Bourgogne ou ailleurs : pourquoi pas la tentation du Nil à Assouan. C’étaient des lieux symboliques. Au final, le symbole le plus grand était de reposer auprès des siens à Jarnac, à quelques centaines de mètres de sa maison natale. La dernière phrase que l’on retient reste : « Je crois aux forces de l’esprit et je ne vous quitterai jamais ». Le président se situait sur un autre plan dans son rapport aux Français. C’était un homme qui pouvait dire ainsi qu’il allait veiller sur les Français de là où il serait et cette phrase a beaucoup surpris. Il est important de la recontextualiser. Il était en communion avec la France profonde.