Le général Pinatel analyse deux ans de guerre en Ukraine, en se fondant uniquement sur des sources anglo-saxonnes. Il souligne l’aveuglement des dirigeants de l’Union européenne, qui n’ont pas envisagé un seul instant que le monde avait changé et que les sanctions contre la Russie ne la mettraient pas à genoux, car elles seraient contournées par la très grande majorité des pays. Dans un livre sourcé, il explique pourquoi l’impossibilité pour l’Ukraine de gagner cette guerre était prévisible dès le mois de février 2022.
Officier parachutiste, instructeur commando, blessé en opérations, Jean-Bernard Pinatel, a été l’un des fondateurs du Groupe Permanent d’Évaluations de Situations (GPES), chargé de l’évaluation du renseignement. Il a dirigé le SIRPA durant cinq années. Créateur d’une société d’analyse des données textuelles multilingue, il est président de la Fédération des Professionnels de l’Intelligence économique (Fépie). Docteur en études politiques, titulaire d’une maîtrise de sciences physiques (option physique nucléaire), ancien auditeur de la 37e Promotion de l’IHEDN, le général Pinatel est l’auteur de six ouvrages géopolitiques
« Ukraine – Le grand aveuglement européen. Carnets de deux ans de guerre d’Ukraine » de Jean-Bernard Pinatel est publié aux Éditions Balland.
Kernews : Vous démontrez que l’on s’est lourdement trompé sur la situation économique de la Russie et sur la capacité de l’Ukraine à gagner cette guerre. Comment peut-on expliquer une telle erreur ?
Jean-Bernard Pinatel : Les Anglo-saxons voulaient cette guerre, les États-Unis en premier, parce qu’ils voulaient absolument empêcher un rapprochement économique et stratégique entre l’Europe et la Russie. Brzeziński avait clairement écrit cela dès 1997 dans « Le Grand échiquier », en indiquant que pour conserver la primauté mondiale des États-Unis, il fallait absolument éviter la création de l’Eurasie. Il avait bien désigné l’Ukraine comme le coin qu’il fallait enfoncer entre l’Europe et la Russie. Les États-Unis n’ont jamais pensé qu’ils pourraient battre la Russie, le but est de faire une guerre qui dure pour à la fois affaiblir l’Europe et la Russie, mais en aucune manière battre la Russie. La Russie est la première, ou la deuxième, puissance nucléaire au monde, et les Américains savent très bien que la Russie peut nucléariser le conflit en cas de grandes difficultés. Biden et les stratèges du Pentagone ont donné pour consigne, dès les premiers jours de la guerre, de tout faire pour aider l’Ukraine, sans jamais inquiéter Poutine. Un ami, général américain, m’a dit cela dès le début de la guerre. L’objectif est de faire durer cette guerre, quitte à envoyer à la mort des centaines de milliers d’Ukrainiens et de Russes, pour créer un mur de haine entre l’Europe et la Russie. Quand le Nord Stream 2 a été détruit par des charges, on sait aujourd’hui de quelle manière cela a été fait, on a bien compris cela. C’est la première fois depuis 1945 qu’une puissance nucléaire mène une guerre à ses frontières en expliquant qu’elle le fait parce que ses intérêts vitaux sont en jeu. Les États-Unis veulent conserver une primauté mondiale. L’Ukraine n’est qu’un pion dans leur jeu. Taiwan en est un autre, le Moyen-Orient en est un autre, donc ils ne vont pas risquer Washington pour défendre Kiev. À l’inverse, Poutine est décidé à utiliser l’arme nucléaire car, dans tous les écrits des stratèges américains, il est bien précisé que l’on ne pourra rien faire pour stopper Poutine, qui pourra toujours arguer d’un « intérêt vital » alors que, pour les États-Unis, c’est sans doute important mais ce n’est pas vital. Voilà pourquoi j’ai dit dès le début qu’il fallait arrêter cette guerre le plus vite possible. D’ailleurs, on a failli l’arrêter en avril 2022. Cependant, il a fallu que Boris Johnson se précipite à Kiev pour dire à Zelensky, qui n’est qu’un pantin dans les mains des Anglo-saxons, qu’il fallait continuer cette guerre. Aujourd’hui, l’armée ukrainienne est sur le point de s’effondrer. Pendant que nous formons une brigade de 2 000 hommes en France, il y a 5 600 déserteurs chaque mois dans l’armée ukrainienne.
On peut voir de nombreuses vidéos qui circulent, avec la police ukrainienne qui interpelle tous les hommes valides au coin des rues…
Quand les gens ne veulent pas se battre, ils ne se battent pas. J’en sais quelque chose. On peut toujours s’en sortir en se cachant derrière un caillou ou dans un trou. J’ai été blessé en opérations. Tous ceux que l’on envoie au front aujourd’hui ne pensent qu’à survivre, et non pas à se battre. Donc ils se rendent aux Russes ou ils désertent. Zelensky se rend compte de cela et il dit qu’il est prêt à arrêter la guerre sur la ligne de front. Vous comprenez bien que les Russes vont aller jusqu’à la limite des oblasts qu’ils ont annexées, puisque c’étaient des terres russes. C’est une histoire affreuse et je suis fou de rage. En avril 2022, sous l’égide de la Turquie, ils étaient arrivés à un accord. L’Ukraine acceptait d’être neutralisée en acceptant aussi que ces oblasts russophones restent dans l’Ukraine, mais avec un statut d’autonomie. On aurait pu éviter des centaines de milliers de morts et de blessés. La première chose qu’il fallait faire, c’était répondre à la demande de Zelensky de créer une zone d’interdiction de vol au-dessus de l’Ukraine. Mais les Américains ont refusé, parce qu’il n’était pas question que les pilotes américains affrontent les pilotes russes, avec des risques de dérapage, puis une escalade nucléaire. Les Américains se sont servis d’une façon honteuse de l’Ukraine pour atteindre leurs objectifs mondiaux. Zelensky est un garçon qui n’avait aucune compétence pour être chef d’État et il a été entouré d’oligarques qui n’ont fait que s’enrichir durant cette guerre. Je ne reproche pas aux Américains de défendre leurs intérêts, mais ce qui est grave, c’est que les leaders européens ne défendent pas les intérêts de l’Europe, puisqu’ils sont totalement vassalisés aux intérêts américains.
Vous êtes un professionnel de l’analyse de l’information et de la désinformation, vous avez occupé les plus hautes fonctions dans ce domaine. Si vous vous promenez dans la rue, plus de 90 % de nos compatriotes vont répondre que la guerre a commencé en février 2022 par l’envoi des chars en Ukraine, avec une occultation totale de ce qui s’est passé au cours de ces quinze dernières années, notamment les accords de Minsk ou l’interdiction de la religion orthodoxe russe en Ukraine. Qu’en pensez-vous ?
On ne peut pas contester que Poutine est l’agresseur, mais ce sont les Américains qui ont ouvert la porte. Je rappelle que sans mandat de l’ONU, en violant le droit international, les Américains ont bombardé Belgrade pendant 70 jours et, ensuite, sous de faux prétextes, ils ont fait la guerre à l’Irak. Les premiers qui ont réintroduit la guerre sans mandat international, ce sont les Américains. Une étude réalisée par des médecins légistes anglo-saxons indique que les guerres en Irak et en Afghanistan ont entraîné près de 2 millions de morts. C’est justement la force de l’information et de la propagande.
Nous avons tous en mémoire cette déclaration de Bruno Le Maire qui entendait mettre l’économie russe à genoux. Deux ans plus tard, tout le monde reconnaît que l’économie russe est en pleine forme…
L’économie russe, c’est d’abord une économie d’exportation de matières premières énergétiques et minérales. À partir du moment où il y a une guerre, le cours de toutes ces matières premières augmente. Le monde d’aujourd’hui ne peut pas se passer du gaz russe. De la même façon, les Américains ne peuvent pas se passer de l’uranium russe. L’année dernière, ils n’ont jamais acheté autant d’uranium à la Russie ! Ce sont les chiffres officiels de la banque mondiale. Toutes mes références sont anglo-saxonnes et sont sourcées. L’armée ukrainienne est au bord de l’écroulement. C’était évident et cela commence à sortir petit à petit. Un général ukrainien vient de reconnaître que la guerre électronique russe était bien supérieure à la guerre électronique de l’OTAN. J’ai écrit cela dans mon livre. On a occulté cela par une propagande totalement stupide, avec des consultants payés et incompétents, qui n’ont dit que des âneries sur les plateaux de télévision. Maintenant, on se trouve face à une Ukraine exsangue, qu’il va falloir continuer à porter, avec les Russes qui vont être tentés d’aller jusqu’à Odessa. Poutine a sur sa droite des ultranationalistes qui l’incitent à aller plus loin. Ce serait une erreur de sa part, même si, sur le plan stratégique, cela se tient.
Votre analyse est intéressante parce que lorsque l’on circule dans Moscou, il y a parfois des petites manifestations, et ce sont toujours des critiques parce que Poutine est jugé trop mou à l’égard de l’Occident…
Bien entendu, Poutine a toujours été un modéré, les agents du KGB n’ont jamais été des extrémistes, il y a de nombreux exemples. Quand il y a eu la révolte dans le Donbass, tout le monde poussait Poutine à aller jusqu’à Marioupol et il a répondu non. Quand il y a eu le référendum, avec 90% des électeurs qui voulaient un rattachement à la Russie, il a considéré que le référendum n’était pas légitime. Il a essayé, depuis 2014, de toujours préserver un lien avec l’Europe de l’Ouest. Angela Merkel et François Hollande ont avoué d’ailleurs qu’ils ont signé les accords de Minsk 2 uniquement pour permettre le réarmement de l’Ukraine. Poutine est certes l’agresseur, mais on est totalement coupable de l’avoir conduit à cette agression.
Il y a plus de 3 000 sanctions économiques qui affectent la Russie, pour les particuliers comme pour les entreprises, mais finalement l’économie se porte bien et la vie reste normale. Comment se fait-il que l’embargo ait fait crever l’Irak, alors qu’il ne fait pas crever la Russie ?
Aujourd’hui, nous sommes dans une économie mondialisée. À partir du moment où les Russes ont quelque chose à vendre et où cela peut intéresser l’Inde ou la Chine, ils peuvent acheter tout ce qu’ils veulent. N’oublions pas que l’une des trois routes de la soie est contrôlée par la Russie. La Chine peut acheminer directement vers Moscou tout ce qu’elle veut par la terre. La Russie vend son énergie et ses matières premières, et elle peut acheter tout le reste. En plus, c’est un pays bien géré. Il n’y a pas de déficit commercial ou financier, puisque je pense qu’ils se sont préparés depuis 2014 à cela, dès le début des sanctions. Tout ce que je dis est publié dans la presse anglo-saxonne et il est facile de faire le lien et de vérifier tout cela. Simplement, en France, parce que notre presse n’est pas libre, puisque l’État verse 800 millions d’euros de subventions, les journalistes font ce qu’on leur demande. Emmanuel Macron, pour des raisons que je ne comprends pas, est le meilleur affidé des intérêts anglo-saxons.
La classe politique fait-elle finalement tout cela par un effet de mode et d’entraînement ?
Le général de Gaulle avait dit à Alain Peyrefitte, après le règlement de l’affaire algérienne, qu’il fallait s’attaquer au fait que notre classe politique ne pense qu’américain. Ce sont les mots exacts. Déjà, dans les années 60, la classe politique ne pensait qu’américain au lieu de penser français. Les États-Unis sont un pays que j’aime, je ne parle pas du complexe militaro-industriel : ma première épouse était Américaine, mon fils a épousé une Américaine, il habite dans le Connecticut… C’est un pays où l’initiative est récompensée. Quand j’ai créé mon entreprise, après avoir quitté l’armée, j’ai dû hypothéquer ma maison pour avoir un premier découvert. Aux États-Unis, les banques prennent davantage de risques.
Après le temps de la guerre, il y a toujours le temps de la paix… Sera-t-il facile de se réconcilier malgré tant de haine verbale et culturelle ?
Nous avons des intérêts économiques complémentaires et vous savez que les Russes se méfient profondément des Chinois. À partir de l’Oural, jusqu’à Vladivostok, il y a 1 habitant au kilomètre carré en moyenne en Russie et 250 de l’autre côté de la frontière. Mais c’est nous qui les avons jetés dans les bras des Chinois. Les Russes préféreraient de beaucoup fonctionner avec les Européens. Il faudra des dirigeants européens qui se rendent compte que l’intérêt de l’Europe n’est pas de suivre les intérêts des États-Unis, même s’il faut rester amis. Je peux le dire puisque je suis le seul officier français à avoir reçu la médaille du Congrès des États-Unis. Les intérêts des néoconservateurs et du complexe militaro-industriel ne sont pas ceux des États-Unis.