Diplômé en Histoire, Julien Colliat contribue à plusieurs sites et revues spécialisés. Son « Anthologie de la répartie » a rencontré un grand succès et est disponible chez Points. Dans son dernier livre, il dispense quelques conseils pour moucher les fâcheux. En effet, du silence méprisant à l’insulte, il y a maintes manières de faire face aux cuistres, mufles et autres importuns qui gâchent notre quotidien. Une seule riposte sera cependant efficace en toute occasion : mater l’adversaire au moyen d’une bonne réplique. Une phrase concise, spirituelle et sans contestation possible, qui le fera taire.
« L’Art de moucher les fâcheux : les secrets de la répartie en 37 stratagèmes » de Julien Colliat est publié chez Points.
Kernews : Existe-t-il un art de la répartie ? Est-ce réservé à une élite intellectuelle ?
Julien Colliat : La répartie en elle-même, c’est un art, parce que cela exige de la technique et de la créativité. De la technique, parce que c’est un peu comme la poésie, il y a des mécanismes qu’il faut maîtriser et il faut aussi de l’originalité, parce que la répartie ne fonctionne qu’une seule fois. Lorsqu’elle est connue du grand public, on ne peut pas la réutiliser. Donc, il faut sans cesse créer de nouvelles réparties. La plupart des grandes réparties sont prêtées à des personnes célèbres, parce que la répartie a besoin de s’incarner. C’est beaucoup moins drôle si c’est un simple anonyme, donc il y a beaucoup de réparties qui n’ont jamais été prononcées par Churchill ou par de Gaulle… Dans des manuels du XVIIIe siècle, je retrouve des réparties qui ont été émises par de simples quidams et que l’on a imputées à Clémenceau ou à de Gaulle.
Il est amusant de voir sur les réseaux sociaux ces fameuses réparties attribuées à des vedettes de cinéma…
Oui, cela peut aussi être attribué à Barack Obama ou à un footballeur… La culture a réellement baissé, donc on ne cite même plus les grands écrivains du XXe siècle. Pour qu’un mot d’esprit ait du succès, il faut vraiment qu’il soit prêté à une personnalité contemporaine. Beaucoup de mots d’esprit sont forgés sur du vocabulaire : donc, plus le vocabulaire est riche, plus on va pouvoir l’utiliser pour faire de la répartie. Mais j’ai trouvé des sublimes réparties attribuées à des paysans illettrés du XVIIIe siècle. Il faut avoir un peu de malice et de rhétorique.
Il faut aussi que celui qui reçoit ce mot d’esprit ait une certaine culture…
Effectivement, on ne peut pas faire des mots d’esprit avec n’importe qui. On ne peut pas faire de l’esprit avec quelqu’un qui ne le comprendrait pas, c’est-à-dire un enfant ou quelqu’un d’agressif. Il faut souvent que l’interlocuteur maîtrise la finesse, l’ironie ou les duels à fleurets mouchetés. Je vois même des réparties un peu subtiles qui peuvent plaire à des gens qui n’ont pas spécialement fait d’études. Tant qu’il n’y a pas une référence littéraire ou intellectuelle, la répartie peut être accessible à tous.
Il faut aussi être en forme physiquement et intellectuellement…
Il y a des contre-exemples. Fontenelle, à l’âge de 99 ans, sur son lit de mort, répond à quelqu’un qui lui demande « Est-ce que cela va ? » : « Non, cela s’en va… »
La répartie concerne tous les domaines, cela peut être une joute verbale, comme la séduction…
Victor Hugo disait que les hommes jouissent par les yeux et les femmes par les oreilles. C’est la nature humaine. Cela sert vraiment dans la vie de tous les jours. Cela permet d’attirer l’attention lors d’un entretien d’embauche ou lorsque l’on démarche un client, mais surtout pour clouer le bec à quelqu’un qui vous a insulté. C’est une manière de le faire avec élégance.
Il est difficile d’avoir de la répartie avec un étranger francophone dont le français n’est pas la langue maternelle…
Je pensais cela aussi. Cependant, sur les réseaux sociaux, j’observe que beaucoup de réparties sont très populaires dans l’univers francophone, y compris en Afrique ou aux États-Unis. Il faut savoir que la répartie est une tradition typiquement française. C’est vraiment l’humour à la française. Les Italiens ont la commedia dell’arte qui est basée sur la satire sociale, alors que les Français sont davantage sur l’esprit et l’humour littéraire. Pour les étrangers, c’est la forme d’humour à la française.
Comment faire preuve de répartie ?
Le meilleur moyen, c’est déjà de connaître des réparties pour comprendre intuitivement comment cela fonctionne. Il faut savoir ce que signifie un jeu de mots, savoir comment retourner une attaque. Cela doit être quelque chose d’intuitif. Il faut déjà faire preuve de psychologie, parce qu’il y a des réparties que l’on ne peut pas dire, lorsqu’elles peuvent blesser ou arriver trop tard… Cela doit se faire du tac au tac. Il vaut mieux ne pas faire une répartie que de la faire trop tard. Ensuite, il faut accepter d’être mouché soi-même. C’est comme à la boxe : si l’on veut cogner, il faut savoir encaisser et s’incliner lorsque la répartie de son adversaire est excellente. Il faut aussi écouter l’autre, car les gens ne s’écoutent plus. Même lors d’une discussion, les gens ont tellement envie de dire ce qu’ils ont envie de dire, qu’ils n’écoutent même pas l’autre. La qualité la plus importante, c’est d’écouter l’autre pour savoir comment rebondir.
L’insulte ne prend-elle pas progressivement la place de la répartie ?
C’est lié à ce que les sociologues appellent le processus de décivilisation. Au XVIIe siècle, un sociologue s’est rendu compte que dans les cours européennes, les aristocrates ont eu tendance à refouler leurs émotions. Au Moyen Âge, les gens s’esclaffaient, pleuraient facilement en public, alors qu’à partir du XVIIe siècle, dans les grandes cours, il fallait refouler au maximum ses émotions. À la violence physique a succédé la violence verbale, mais à fleurets mouchetés. Les nobles ont cessé de se battre physiquement et ils se sont battus par les mots de façon de plus en plus subtile. C’est ce qui a donné la grande épopée de l’esprit du XVIIIe siècle. Depuis cinquante ans, on observe un processus inverse et l’on retrouve l’exacerbation des émotions. Dans les émissions de jeux télévisés, dès que les gens gagnent le moindre lot, ils explosent de joie. Ce phénomène de montrer ses émotions favorise l’insulte, puisque l’autocontrôle n’existe plus. On maîtrise de moins en moins l’ironie. C’est une sorte de retour à la barbarie, puisque le barbare ne maîtrise pas la répartie.
Ces émotions sont souvent exacerbées lors d’un jeu télévisé ou d’un match de football. À l’inverse, dans la vie privée, les gens ne partagent plus leurs émotions…
Ce sont des phénomènes qui vont de pair. Il y a une incommunicabilité dans le privé en raison de nombreux facteurs, notamment les écrans. Il y a cinquante ans, les gens se parlaient dans les transports en commun, alors que maintenant les gens ne se parlent plus. Ils ne lisent même plus de livres. Ils regardent un film ou ils écoutent de la musique. Donc, les échanges se raréfient. Dans les années 90, les laveries automatiques étaient le principal lieu de rencontre des couples qui se formaient. En plus, c’étaient souvent de jeunes célibataires qui allaient dans les laveries automatiques. Aujourd’hui, 70 % des couples se rencontrent via Internet.
La répartie, est-ce aussi de l’argot ou un langage plus populaire ?
Oui, avant Michel Audiard, c’est quelque chose qui a commencé avec Marcel Pagnol. C’est une sorte de gouaille du Sud, avec de très belles réparties formulées en langage populaire. C’est quelque chose que l’on a vu apparaître au milieu du XXe siècle.
La répartie, ce n’est pas la phrase culte, comme : « Sur un malentendu, je peux conclure… »
Cela peut ressortir comme une répartie pour ceux qui connaissent cette référence. Avant de s’incarner, la répartie doit se lire. Si vous prenez l’exemple de la phrase de Michel Blanc, si vous imprimez le dialogue, en le faisant lire à quelqu’un qui n’a jamais vu le film « Les Bronzés », il ne rigolera pas. Une répartie, c’est le contraire, c’est le texte brut.
Enfin, quel stratagème avez-vous envie de nous faire partager ?
Il faut continuer sur une allégorie. Si votre interlocuteur utilise une allégorie pour vous attaquer, vous lui répondez en filant la métaphore. Par exemple, au XVIIIe siècle, l’amant d’une comédienne lui a dit : « En entrant chez vous, je ne pensais pas occuper un si vaste appartement ». Elle lui a répondu : « C’est parce que je ne vous attendais pas avec un aussi petit bagage. »