Une analyse approfondie de la dictature, que l’on ne doit pas confondre avec la tyrannie.
Le mot dictature revient souvent dans les conversations, surtout en ce moment avec la crise des Gilets jaunes… Certains qualifient Emmanuel Macron de dictateur, d’autres estiment que la France ne pourra se relever qu’à travers une dictature, mais beaucoup de gens emploient ce terme sans réellement connaître sa signification et l’on a aussi tendance à confondre la dictature avec la tyrannie. L’écrivain Jean Tulard, de l’Académie des Sciences morales et politiques, signe comme suit la préface du dernier livre de Philippe Bornet : « Le dictateur est donc un sauveur, à l’inverse du tyran qui, arrivé au pouvoir dans le sang, gouverne selon son bon plaisir, sans autre légitimation que la force. Napoléon ouvre la voie aux dictateurs du XIXème et XXème siècles. Philippe Bornet analyse l’arrivée au pouvoir de ces dictateurs, l’essence de ce pouvoir, le contrat passé avec le peuple et la fin du dictateur : retourner à sa charrue en méprisant les honneurs, pérenniser ce pouvoir sous la forme d’une dynastie, ou se reposer sur ses lauriers dans la retraite ».
Philippe Bornet est écrivain et historien du futur.
« Demain la dictature » de Philippe Bornet est publié par les Presses de la délivrance.
Kernews : Vous racontez l’histoire de l’instauration de la dictature à Rome, puis vous revenez sur ces périodes où la France a connu une dictature avec Bonaparte, Cavaignac et Louis-Napoléon Bonaparte, Pétain et Laval, et le général de Gaulle, pour en arriver à la conclusion que la France connaîtra demain une dictature. D’abord, peu de gens savent ce qu’est réellement une dictature et ils la confondent souvent avec la tyrannie…
Philippe Bornet : La tyrannie est quelque chose de tout à fait différent : c’est l’utilisation de la force pure. Le dictateur, c’est le gentil de l’histoire, ce n’est pas le méchant. Le dictateur est l’héritier d’une vieille magistrature romaine. Il s’agissait de concentrer tous les pouvoirs pendant une période de six mois pour surmonter une situation particulièrement périlleuse pour la cité. À partir de là, dès la fin de la République romaine, on a eu une évolution de la dictature qui s’est transformée en dictature constituante avec possibilité de réformer l’État. En France, nous avons eu quatre Républiques : chaque fois, il y a eu un dictateur qui a sifflé la fin de la récréation et qui a réformé l’État : les deux Bonaparte, Pétain, et de Gaulle.
On entend certains observateurs affirmer que le pays est dans le chaos et qu’il faudrait un dictateur. Finalement, ils emploient un terme juste…
Ce terme n’est pas choquant, d’ailleurs tous les théoriciens sont d’accord pour dire que le dictateur est une solution aussi valable qu’une autre. Cicéron prétend même que les dictateurs vont au paradis ! Je n’irai pas jusque-là, mais tous les philosophes des Lumières, même Rousseau, sont favorables à la dictature. La dictature est une solution pour les temps de crise.
Vous auriez pu évoquer d’autres dictatures plus contemporaines, comme celle de Franco…
Je n’ai pas voulu aborder le cas de Franco, parce qu’il y a une opposition très claire entre tyrans et dictateurs, il ne faut pas non plus prendre comme des dictateurs des hommes à poigne ou des vainqueurs de guerre civile. Finalement, Franco est le vainqueur d’une guerre civile qui a pris le pouvoir par la force et il est redevenu le patron d’un État qu’il avait recréé. Il ne faut pas non plus confondre les dictateurs avec des gens comme Clemenceau. Il est normal, dans des périodes de guerre, même dans des démocraties, d’avoir une concentration des forces dans une seule main. À ce moment-là, tout le monde est dictateur. Même Roosevelt était un dictateur !
Comment qualifier la dictature ? Premier point, vous soulignez que tout paraît légal, car tout est voté… On confère toujours une apparence de démocratie à la dictature…
Il y a toujours un retour à la légalité. Soyons francs, c’est une légalité a posteriori. Il manque toujours une signature ou un tampon, mais il y a une validation. Les apparences de la légalité sont là et il y a même un fond de vérité puisque, tôt ou tard, il va y avoir un plébiscite ou une consultation populaire. En fait, il n’y a pas de dictature sans une assise populaire et c’est ce qui manque au tyran. Pendant toute la Révolution française, jamais personne n’a traité Louis XVI de dictateur parmi les révolutionnaires. Ils utilisaient les mots qui convenaient et ils ont dit que le Roi était un tyran. Les révolutionnaires avaient une haute opinion de la dictature : pour eux c’était l’Antiquité romaine, c’était le modèle à imiter. Finalement, Napoléon ne fait qu’accomplir l’idéal révolutionnaire du despote éclairé. Je ne connais pas d’exemple de dictature qui se soit terminée en tyrannie. Curieusement, dans l’histoire, il y a des dictateurs qui quittent la dictature alors que rien ne les y oblige. Le cas le plus ancien, c’est le proconsul Sylla qui, comme César plus tard, va devenir dictateur à vie. Mais au bout de quelques mois, il dépose la dictature et il prend sa retraite.
La dictature apparaît dans certaines circonstances comme un climat d’insécurité et un rejet des élites. Mais il est difficile de savoir si les éléments actuels vont nous entraîner vers une dictature…
Les circonstances changent et il y a toujours un élément de surprise. Il y a quand même des tendances profondes qui se reproduisent et c’est pour cette raison que l’on a intérêt à étudier l’histoire : car si l’histoire ne permettait pas de prévoir le futur politique, elle n’aurait pas de raison d’être…
Malgré tout, même dans une dictature comme dans la Rome antique, on constate qu’il y a une grande place qui est donnée au mérite…
Il y avait un cursus honorum mais, pour être tout à fait franc, dans l’histoire romaine, il y avait peu d’hommes nouveaux. Il y en a eu quelques-uns, le plus célèbre étant Marius, qui est un homme qui vient du peuple. Il est né dans le même village que Cicéron et il est très aimé parce qu’il est issu de la plèbe romaine. Il y a une place pour le mérite à Rome mais, en même temps, le pouvoir est aux 300 familles. Elles détiennent le pouvoir d’une manière totalement légitime, puisque les 300 familles du début de Rome sont devenues une aristocratie. Mais au début, c’était le peuple, tous égaux, tous souverains, remettant leur souveraineté au Roi qui, plus tard, sera remplacé par les deux consuls. À partir de cette population, on voit apparaître des artisans, des esclaves, des affranchis… Une nouvelle population va donc s’assembler autour des citoyens. Cela demande plusieurs siècles. Il y a un autre exemple, celui de Venise, fondée par quelques familles, et c’est seulement au bout de quelques siècles que le noyau central devient une aristocratie. À la base, c’est une démocratie archaïque. Ce qu’il y a de propre à Rome, c’est qu’il n’y a pas Saint-Cyr et l’ENA : les deux sont réunis, donc les magistrats sont à la fois civils et militaires…
Qu’est-ce qui vous a amené à choisir ce titre « Demain la dictature » sans point d’interrogation ?
J’ai eu beaucoup de mal à l’imposer ! Quand j’ai proposé à des éditeurs de droite cet ouvrage, ils se sont étouffés en me disant : « Vous me faites peur… » Mais en proposant ce titre à des éditeurs de gauche, ils m’ont répondu : « C’est très intéressant… » J’ai refusé les points de suspension et le point d’interrogation ! Il faut du courage pour éditer ce livre et Guillaume de Thieulloy n’en manque pas. Maintenant que mon livre est en librairie et qu’il a un titre accrocheur, je ne le regrette pas, c’est un véritable coup de poing à l’estomac, le lecteur ne peut manquer d’être interloqué…
L’aspirant dictateur doit inspirer confiance à un personnel politique jaloux et soupçonneux, en le persuadant qu’il va faire le bon choix. Le dictateur doit être assez âgé pour ne pas avoir le temps d’installer son pouvoir et il doit aussi être démagogue. Vous soulignez également que le dictateur doit être issu du sérail pour rassurer les siens… Ainsi, il ne faut pas s’imaginer que le dictateur qui arrivera sera un inconnu et qu’il viendra par la force, car il devra à la fois rassurer le peuple et rassurer les élites…
Exactement. Il y a toujours une transaction au sommet avant l’apparition d’un dictateur. Cette transaction est assez simple et naturelle. L’élite au pouvoir est persuadée, face à la colère populaire, qu’elle va finir au bout d’une corde. Donc, elle va essayer de refiler la patate chaude… Le futur dictateur doit reprendre le passif, c’est-à-dire l’entreprise France en faillite, mais il doit quand même laisser quelques élites en place et ne pas toucher aux fortunes amassées. C’est ce qui s’est passé le 18 Brumaire, puisque l’on a dit aux citoyens qui avaient acheté des biens nationaux : « On vous donnera une décoration, vous serez au Sénat, mais vous n’aurez plus de pouvoirs… » C’est une manière de faire en sorte que les choses se passent sans trop de douleur. Ceci dit, il faut parfois un bouc émissaire…
Là, il va falloir un bouc émissaire dans les journaux de 20 heures…
Je crains qu’il n’y en ait un… Il se peut que quelques personnes risquent beaucoup, mais c’est la loi de l’histoire. Rivarol disait que l’histoire est un sphinx qui dévore ceux qui ne savent pas résoudre ses énigmes. À faire de la politique, on risque beaucoup de choses et parfois même sa vie. C’est ce que disait Franco au général Sanjurjo qui avait essayé de prendre le pouvoir par la force en Espagne. Sanjurjo a demandé à Franco d’assister à son procès pour l’aider à se défendre et Franco lui a répondu : « Je ne vous défendrai pas, puisque vous méritez la condamnation à mort parce que vous avez échoué… »
Vous mettez dans le même livre la gouvernance de Laval – Pétain et celle du général de Gaulle. Certains lecteurs seront choqués…
Le général de Gaulle, non seulement était un dictateur, mais il l’a même écrit dans ses mémoires : « La dictature momentanée que j’ai exercée au cours de la tempête et que je ne manquerais pas de prolonger ou de ressaisir si la patrie était en danger, je ne veux pas la maintenir puisque le salut public est un fait accompli ». C’est d’ailleurs l’explication du fameux article 16 de notre Constitution qui permet au président de la République d’être un dictateur de commissions. C’est arrivé deux fois au début de la Ve République. Par ailleurs, Pétain a hérité les pleins pouvoirs votés à Daladier jusqu’en 1942. Il disposait déjà légalement de la potestas et de l’auctoritas. En réalité, ce fut Laval, intrigant dans l’ombre, qui voulait un changement constitutionnel et se faire attribuer le titre de successeur désigné. Le coup du 10 juillet 1940 fut voulu par Laval, non pour porter Pétain à la dictature, mais pour être, dans son ombre, son homme lige et son successeur. Le coup parlementaire était légal sauf à contester la délégation du pouvoir constituant dont disposait l’Assemblée nationale en vertu de la loi constitutionnelle du 25 février 1875. Comme le remarque Robert Aron : cette irrégularité était moins grave que celle de la « délégation couramment pratiquée par le Parlement depuis 1936 : celles des décrets-lois accordés par les Chambres au gouvernement ». Laval était en compétition avec Weygand pour la vice-dictature.
Vous persistez à écrire qu’Hitler n’était pas un dictateur ?
Oui. Un dictateur n’est pas un monarque dont on a mauvaise opinion, suivant la définition de Thomas Hobbes pour désigner les tyrans. Le terme dictateur est généralement utilisé à mauvais escient, en place du mot tyran, pour flétrir un homme de pouvoir.
La dictature est-elle possible aujourd’hui, avec la multiplication des réseaux sociaux et des chaînes d’information, où l’on observe une sorte d’égalitarisme dans la parole publique ?
C’est vrai, cela a changé beaucoup de choses. Mais, d’une certaine manière, c’est un catalyseur de la colère populaire. Sans les réseaux sociaux, il n’y aurait pas eu le phénomène des Gilets jaunes. Des deux côtés de la balance, on a quelque chose à rajouter. Certes, l’apprenti dictateur devra se justifier en permanence auprès de l’opinion publique, mais c’est la règle du jeu puisqu’il devra solliciter l’approbation populaire. En même temps, il est incontestable que les réseaux sociaux donnent l’impression à tout le monde d’être intelligent.
La situation de la France peut-elle nous amener à connaître une dictature aujourd’hui ?
Je décris une espèce de jeu de l’oie en douze cases et, à la fin, la case gagnante, c’est dictature… Nous sommes à peu près au milieu du chemin et l’on retrouve les principaux ingrédients : désordres dans la rue, impéritie du gouvernement, mécontentement dans l’armée et dans la police, guerre ou menace de guerre… Je m’abrite sur ce point sur l’analyse de Gérard Collomb, notre ancien ministre de l’Intérieur, qui a dit très clairement que deux populations qui vivent côte à côte risquent de se retrouver face à face. Ensuite, il y a l’échec des élites, tout le monde est d’accord avec tout ce que je viens de dire… Ensuite, il faut le prestige d’un général… Je ne sais pas qui sera le dictateur, mais on a beaucoup parlé du général de Villiers qui a jugé utile de dire publiquement qu’il ne ferait pas de politique. Le fait qu’il ait été amené à démentir cela en public est quand même très symptomatique du malaise que nous ressentons. On parle des réseaux sociaux, mais chaque fois que j’ouvre Facebook ou Twitter, je lis des gens qui disent que le général Untel ou Untel ferait bien l’affaire… Le peuple rassemblé sur les ronds-points tourne la tête à droite à gauche dans l’attente d’un homme à poigne et du sauveur de la Nation. En ce qui concerne la suite de l’histoire, je ne peux pas prévoir les échéances, mais tout peut se passer très vite. Cela dépend de la négociation que nous évoquions tout à l’heure. D’après Curzio Malaparte, le risque de coup d’État est plus élevé que jamais dans les pays occidentaux. Il est vrai que le coup d’État et la dictature sont deux choses différentes : les papes et les cardinaux, les parangons de démocratie font des coups d’État.
Certains affirment sur les réseaux sociaux que nous avons un dictateur à la tête du pays. Or, ils se trompent, si l’on se base sur votre analyse…
Il y a eu des dictateurs qui venaient de l’Élysée. Cela fait partie des options. Il y a une imprécision dans le vocabulaire, car on parle beaucoup d’autoritarisme en évoquant le gouvernement actuel. L’autoritarisme n’est pas un excès d’autorité, c’est une carence de l’autorité, parce que le pouvoir s’exerce de deux manières : par la puissance et par l’autorité. L’autorité, c’est la faculté de se faire obéir sans contrainte. Dire à quelqu’un qu’il fait preuve d’autoritarisme, c’est signifier qu’il n’a plus d’autorité du tout et, comme il lui manque une pédale en dessous du pied, il recourt au seul levier d’action qui lui reste, la puissance, à travers la police, les CRS et, éventuellement, l’armée. En fait, il n’y a pas d’abus d’autorité. Au contraire, il y a un manque d’autorité.